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Sans doute avez-vous tous lu dans vos journaux des articles portant des expressions comme "Art brut", "Art singulier", "Art hors-les-normes"… Et peut-être vous êtes-vous demandé pourquoi ces tendances qui comprennent peintures, sculptures, écritures, collages, etc. n’étaient jamais incluses dans l’Art contemporain ?
C’est tout simplement que, produites par des créateurs dont la plus grande partie étaient ou sont des autodidactes, elles n’ont jamais bénéficié d’aucune officialité. La réputation grandissante de ces œuvres a été le fait de personnes curieuses agissant individuellement ; plus récemment de musées créés par quelques-unes d’entre elles, exclusivement consacrés à ces créations marginales ; et de revues artisanales appelées " fanzines " qui en sont devenues la mémoire.
En aucun cas, cette causerie n’a la prétention de résumer, expliquer toute l’histoire de l’Art singulier. Ni même d’apporter, sauf peut-être par quelques points de détails, un regard neuf sur cette vague qui a pris, dans la dernière partie du XXe siècle, une telle importance : Pendant le dernier siècle, des centaines de publications s’en sont chargées. Il s’agit simplement de l’aborder ; essayer d’en cerner les principales composantes ; trouver la complicité avec ceux qui connaissent “tout” sur le sujet ; éveiller la curiosité de ceux qui jusqu’à présent ne l’ont jamais côtoyé !
D’abord il y eut L'ART ASILAIRE
L’art des aliénés, “L’art des fous”, comme il était autrefois brutalement appelé, est entré au musée dans les années 40, sous l’impulsion de Jean Dubuffet qui a créé pour lui l’expression “art brut”. Mais il était, depuis plus de cinquante ans, systématiquement exploré ; et depuis plusieurs siècles au centre des intérêts et des perplexités de nombreux philosophes et médecins.
L’Art asilaire est produit par des êtres souffrant de ce qui a été baptisé “schizophrénie”, maladie qu’a explorée au début du XXe siècle, pour l’hôpital d’Heidelberg, le psychiatre allemand Prinzhorn. Dans ce cas clinique, Prinzhorn s’est intéressé à l’individu qui, entraîné vers un repli autistique est malgré tout capable de remonter la pente ; et, sans se débarrasser jamais de sa souffrance, d’exploiter pour se reconstruire une expression picturale intuitive.
Insouciante par conséquent des définitions et des exigences de la création classique ; porteuse de tant de richesses et de formes tellement inattendues, apparaît alors cette production artistique à caractère obsessionnel qui a prédominé dans le domaine plastique, sans doute parce que l’exigence d’un code y est moindre qu’en poésie.
“La maladie ne donne pas de talent”, écrit Prinzhorn. “Mais presque tout individu est capable de constituer des formes complexes. Ceux qui ont ainsi pu briser les barrières de l’autisme ont amorcé une marche vers un mieux-être : Figures pétries dans de la mie de pain, statues taillées dans des matériaux de fortune, dessins tracés sur du papier hygiénique, etc. sont les manifestations les plus courantes de cette lente remontée”.
Une telle démarche n’a, d’emblée, été ni évidente ni facile. Et la plupart des œuvres de l’hôpital d’Heidelberg que fut chargé d’étudier Prinzhorn et d’où est partie toute cette aventure, appartiennent à une époque où, face à l’indifférence, voire à l’hostilité des médecins, le malade devait ruser, travailler en cachette pour réaliser ce qu’il lui “fallait” exprimer. Dès qu’il avait découvert cette possibilité, son volontarisme et son acharnement à continuer laissent penser que cette création autistique lui apparaissait comme le seul recours à l’hospitalisation prolongée et à l’absence de toute aide thérapeutique. Ainsi sont nées “dans la clandestinité” les œuvres de Wölfli, Aloïse, Brendel, Walla, etc. qui en ont été les exemples les plus remarquables.
Certes, dès le XIXe siècle, de nombreux hôpitaux avaient constitué leurs “collections”. Mais elles étaient les équivalents des bocaux conservés dans les musées pathologiques ! On trouvait avec les corps étrangers avalés par les malades, des spécimens d’écritures ou de tatouages, des armes improvisées, etc.
Et toujours, la folie restait considérée dans son étrangeté qui disqualifiait les œuvres des malades : Ainsi, au début de ce siècle, Marcel Réja, dont le livre fit autorité désignait dans “L’Art chez les fous”, “un ailleurs”, un monde où l’on peut trouver “presque toujours une formule d’art plus ou moins archaïque, attestant parfois d’un grand talent... mais dans lequel on ne peut guère relever que des lueurs plus ou moins isolées, auxquelles il manque toujours quelque chose pour prononcer le mot “génie” .
Néanmoins, ces regains d’intérêts et ces changements de mentalités interviennent au moment-même où en France, une nouvelle vague artistique propose dans les galeries toutes sortes d’objets singuliers : Cézanne découvre la sculpture nègre ; En 1907, Picasso présente "Les Demoiselles d’Avignon". Fauves, Expressionnistes, Surréalistes clament l’influence qu’ont sur eux les arts primitifs... etc. Dès lors, il devient inutile de continuer à endiguer derrière des murs d’hôpitaux, une partie de ces créations étranges. Le Dr. Morgenthaler publie en 1921 une importante étude sur Wölfli qui précède de peu le livre de Prinzhorn paru en 1924
"Expressions de la folie", (tel est le titre du livre de Prinzhorn), marque la fin de l’exclusion. On assiste désormais à l’avènement de l’artiste schizophrène. Les documents jusque-là traités comme “pathologiques” fuient les dossiers asilaires et sont considérés comme un art à part entière. Dès la parution du livre, des artistes comme Max Ernst, Paul Klee, Kubin, émerveillés de ce qu’il leur révèle, saluent comme leurs pairs ces créateurs anonymes “qui s’étaient mis à la tâche, en toute ignorance, derrière les murs de leurs asiles !”
Des poètes célèbrent ces talents nouvellement découverts, comme Henri Michaux qui compose des pages magnifiques consacrées aux “Ravagés” ! A propos d’Aloïse, par exemple (tombée follement amoureuse de l’Empereur Guillaume II, aperçu lors d’un défilé. Elle mène en rêve avec lui une aventure exaltée, qu’elle va développer pendant quarante ans d’enfermement, sous forme de pages entières d’écrits et de dessins aux crayons de couleurs). A propos d’Aloïse, donc, le poète écrit : “Celle pour qui seul l’amour d’un prince royal entr’aperçu derrière la grille d’un parc magnifique, aurait paru suffisant, reçoit, isolée, méprisée, en habits misérables, dans l’espace étroit d’une chambre d’internée, l’inouïe revanche d’une liberté incomparable”.
L’aventure est en marche. Une marche qui, de nos jours, est quasiment révolue : En effet, l’art-thérapie devient une routine. Intégrés au monde extérieur, les malades bien souvent créent non plus pour surmonter leur intolérable douleur, mais pour réaliser ce que l’on attend d’eux ! Par ailleurs, les neuroleptiques adoucissent les phases aiguës de la maladie. De plus en plus, les séjours en hôpitaux psychiatriques sont réduits au minimum. Le phénomène d’exclusion qui frappait les malades a grandement diminué : Voilà les schizophrènes inclus dans la cité ; invités à des apprentissages similaires à ceux des gens dits “normaux” !
Puis il y eut L'ART BRUT,
mot créé pour et accepté par Jean Dubuffet pour désigner l’Art asilaire qu’il collectionnait avec la plus vive curiosité depuis que l'avaient fait connaître Marcel Réja puis Hans Prinzhorn.
Ce faisant, il amorçait une ère où entraient en scène des autodidactes jusque-là oubliés derrière les murs de leurs asiles, retenus en milieu carcéral, ou vivant seuls au fond de leur jardin, moqués, méprisés, considérés comme des fous, à tout le moins des marginaux. Ces gens-là sculptaient sur tout ce qui leur tombait sous la main ; peignaient sur les plus invraisemblables supports ; collaient aussi bien mies de pain, que papiers et épluchures ; composaient poèmes ou pictogrammes… se souciaient comme d’une guigne des réactions qu’ils suscitaient… créaient simplement pour souffrir moins ; oublier leur solitude ; sans conscience ni volonté d’être considérés comme, ou de devenir des artistes. Sans désir, surtout, de vendre ces œuvres qui embellissaient leur vie et le cadre misérable dans lequel elle se déroulait.
Et soudain, leurs productions furent reconnues, encensées, exposées, muséifiées même ! Et tandis que ces créateurs anonymes qui s’étaient mis à l’ouvrage en toute ignorance du monde extérieur, demeuraient en leurs huis clos, leurs œuvres devenaient un art à part entière et prenaient la clef des champs.
Puis vinrent l'ART SINGULIER ET HORS-LES-NORMES
En même temps, Jean Dubuffet, interdisant aux autres, dans les années 30, l’emploi du terme "Art brut" réservé aux œuvres de sa collection , déclenchait une véritable déferlante de néologismes (L’Art immédiat ; les Friches de l’Art, La Création franche, l’Art cru, l’art intuitif, l’Art spontané, l’Art médiumnique, l’Art du bord des routes, l’Art insitic (inné), l’Art différencié, l’Art en marche, l’Art en marge...) Néologismes sortis de l’imaginaire de gens concernés par ces créations étranges ; et qui, finalement, s’inscrivaient toutes dans une même démarche solitaire, un même esprit riche, foisonnant, protéiforme ; s’intégrant au fil du temps à une mouvance qui, après l'exposition "Les SINGULIERS DE L'ART " de 1978 au Musée d'Art Moderne de Paris, et le choix de la dénomination l’ART HORS-LES-NORMES par Alain Bourbonnais pour son musée de la Fabuloserie de Dicy (Yonne), allait constituer l’ART SINGULIER.
Mais, rétorque-t-on souvent, tout art ne doit-il pas être singulier ? Bien sûr que si ! Mais dans le cas de l’Art Singulier, il y fallait des majuscules, car sa connotation si particulière, tellement spécifique désignait outre l’originalité et le talent autodidactes, des créations situées dans une absolue marginalité.
Trois quarts de siècle se sont écoulés. Le terme "Art brut" qui aurait dû demeurer entre les murs du musée de Lausanne, n’en finit pas de courir le monde. Dans le même temps, que s’est-il passé dans le microcosme de l’Art Singulier ? En sont devenus partie prenante, nombre de gens formés par les Beaux-arts, soucieux de se libérer des carcans contemporains, et sincèrement désireux de trouver dans cette marginalité, une fraternité, une convivialité qu’ils ne trouvaient nulle part ailleurs. Et puis les autres, qui sentaient le vent tourner…Quoi qu’il en soit, finie la seule création autodidacte ! Une nouvelle vague était née, qui traversa plusieurs décennies. Mais ces nouveaux venus non plus " indemnes de culture artistique ", comme les définissait Jean Dubuffet, mais possédant souvent de solides connaissances, étaient trop remuants pour rester dans le monde réservé où étaient cantonnés leurs prédécesseurs. La mouvance Singulière grandit de façon tentaculaire, conservant encore, heureusement, beaucoup de fraîcheur et de sincérité. Et puis, très vite, elle commença à essaimer…
Aujourd’hui, l’Art Singulier, porteur de tant de richesses, de fantasmes et de formes tellement originales, continue, malgré les changements, à susciter surprise et émotion. Mais il s’exprime désormais dans un champ aussi large et diversifié que l’Art dit contemporain. Souvent côte à côte avec lui, d’ailleurs. Subséquemment, il reste à se demander, compte-tenu du fait que, trop souvent les artistes se réclament de ce label sans même connaître son histoire, combien de temps il résistera au chant des sirènes, et préservera sa si passionnante hors-normalité ? Tous ces créateurs en se dégageant des formes plus classiques, en s’emparant de matériaux inédits, en concoctant leurs œuvres étranges, réinsufflent de la vie dans l’art, le désacralisent, le popularisent certes, mais que sont devenues les définitions antérieures ? Que vont devenir toutes ces tendances marginales ?
En attendant la réponse, suivons le dynamisme, la résistance de cette forme picturale protéiforme et tellement colorée qui persiste à constituer contre vents et marées un art de vie intérieure personnelle, intuitive, atemporelle. Et voyons ce qu'il adviendra de ce creuset, au long de notre XXIe siècle encore naissant".
Jeanine RIVAIS