MARCEL BENAÏS, peintre
Entretien avec Jeanine Rivais.
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Jeanine Rivais : "Benaïs", ce nom fleure bon le Midi ?
Marcel Bénaïs : Oui, mais si pour les Parisiens c'est Banaïs, pour les gens du Sud-Ouest, de Montcuq, du Quercy, il se prononce "Bénaille".
JR. : Je l'aurais plutôt situé au Pays basque, d'autant qu'une photo de vous vous montre avec un béret… basque !
MB. : Je crois que le béret se porte dans tout le sud de la France ! "Bénaïs" est un vieux nom du Quercy, puisque je me suis retrouvé des ancêtres à Montcuq, jusqu'à la Révolution. J'ai longtemps été un expatrié, mais je suis retourné là-bas pour y installer mon atelier et travailler au soleil.
JR. : Il y a longtemps que vous peignez ?
MB. : C'est une histoire très compliquée. J'ai commencé le dessin vers douze ans et la peinture vers quatorze ans. J'ai commencé la peinture quand j'ai vu les dernières toiles de Picasso exposées à Avignon, au début des années 70. Quand je les ai vues, je me suis dit qu'il fallait absolument que je peigne. Que je transforme le dessin avec de la couleur. J'ai eu mon premier atelier dans les combles de la maison de mes parents. J'ai peint jusqu'à une vingtaine d'années. Puis je me suis marié, et comme j'avais une famille à faire vivre, je me suis arrêté et j'ai travaillé dans une banque ! Jusqu'à ce que je rencontre ma seconde compagne qui m'a incité à reprendre la peinture, en 98. Il faut vraiment beaucoup travailler pour réacquérir tout ce que l'on a perdu pendant les vingt ans de vie qui se sont écoulés.
JR. : Et, même si 'était difficile, avez-vous le sentiment d'avoir repris dans le même esprit ? Ou avez-vous abordé quelque chose de complètement différent ?
MB. : J'avais l'impression d'avoir perdu vingt ans ! J'aurais dû évoluer de manière beaucoup plus régulière. En reprenant, j'ai dû réapprendre par la peinture, par les techniques et par le geste, tout ce que j'avais oublié. Et toute l'histoire de la peinture que j'avais manquée. J'ai commencé par faire des paysages impressionnistes, des portraits classiques, puisque j'avais à la base une formation classique. Je pense d'ailleurs que cette formation est indispensable pour savoir faire des ombres portées, etc. : savoir faire ce que je fais. J'ai donc dû me réapproprier le dessin, le trait, les couleurs et les matières. En somme, j'ai révisé toute la peinture moderne jusqu'à maintenant. Pour parvenir à retrouver ce qui est réellement "moi", et à l'exprimer avec la technique que je me suis trouvée.
JR. : Et maintenant, quelle définition donneriez-vous de votre travail ?
MB. : Question-piège ! Je ne sais pas. Sauf que c'est quelque chose de très intérieur, très viscéral. Je reçois beaucoup d'influences, parce que j'ai beaucoup regardé les autres artistes, Picasso, Basquiat, Jean Dubuffet, de nombreux autres. Tout cela est ingurgité, cela macère, se mixe en moi, cela crée des sentiments, des envies, cela révèle des choses enfouies en moi… Au bout d'un moment, tout cela doit ressortir. Parfois, plus ou moins facilement. C'est parfois très difficile, très douloureux. Par exemple, pour "La danse espagnole", une première toile a été peinte il y a plus de dix ans, sur fond noir. J'ai repris le thème dix ans plus tard, avec forcément une évolution. Au début, j'ai fait quelque chose d'assez simple. Mais au bout d'un moment, j'étais bloqué. Et là, j'ai souffert pour pouvoir la continuer. C'est cela, la peinture, ce n'est pas un exercice facile ! Il y a tant de choses dont il faut se débarrasser !
JR. : Justement, quand je regarde de loin vos œuvres –peut-être est-ce lié au fait qu'elles sont grandes ?- j'ai l'impression d'un total chaos ! Puis, à mesure que je m'approche, -mais il ne faut pas s'approcher trop, parce qu'alors, n'apparaissent plus que les détails- lorsque que je suis parvenue à "ma" bonne distance subjective, tout s'organise. Chaque personnage s'insère près des autres, prend vraiment sa forme physique… Petit à petit, cette impression de chaos disparaît, et je parviens non pas à quelque chose "d'organisé" parce que l'œuvre reste très violente dans sa composition, mais à un état où chaque élément est solidaire de l'autre, et de l'ensemble.
MB. : Je dirai plutôt "solidaire" que "chaos", parce que j'ai gardé de Picasso, la rigueur, l'organisation de la composition. Cela a l'air très chaotique, mais en fait, tout est maîtrisé. Et c'est là, la difficulté. Je travaille dans le geste, j'essaie de me lâcher, tout en gardant la maîtrise de la composition, de l'emplacement de chaque trait, etc. Selon les toiles, le résultat peut paraître très libre, ou très maîtrisé. Je ne parlerai pas de chaos, je parlerai plutôt de maîtrise dans la liberté. C'est un dilemme. C'est comme Dr Jekyll et Mr Hyde ! C'est un combat ! Je pars sur une toile, je fais généralement un fond abstrait, sur lequel apparaissent des éléments. Ensuite, il s'agit de laisser partir la peinture, laisser le tableau s'organiser, tout en gardant la main : c'est là, la difficulté.
JR. : J'avais placé à part, l'une de vos toiles, où l'influence de Picasso est très nette ! Alors que, sur les autres, j'ai pensé davantage à Basquiat, à des gens plus contemporains… Quoi qu'il en soit, n'est-ce pas un paradoxe, de vous réclamer ainsi de toutes ces influences, alors qu'il m'apparaîtrait comme plus logique de travailler en opposition à tous ces créateurs qui ont fait l'histoire de la peinture, au siècle dernier ? D'être créatif "au-delà" de toutes ces influences ?
MB. : Je crois qu'on ne peut pas se séparer des gens que l'on a "côtoyés" sans les connaître. Mais je suis un contemporain de Picasso. Il était encore vivant quand j'ai commencé à peindre et à dessiner. C'est ce qu'il disait, et ce que disent tous les peintres : on se construit avec ce qui s'est fait avant nous. Ou en même temps que nous. On est dans ce grand cheminement de l'art. On a, à l'intérieur de soi, tout cet acquit qui est dans l'histoire de la civilisation. On vit avec le passé. On transforme aussi le passé pour en faire quelque chose de nouveau. C'est ce que j'essaie de faire. Et je pense que je suis arrivé à une création qui me ressemble plus qu'il y a même cinq ans !
JR. : La façon dont vous créez vos personnages n'est pas toujours la même. Si je considère le tableau que vous avez intitulé "Andy Warhol et Basquiat", je dirai qu'il y a un essai de réalisme sur les visages, les cheveux, etc. Et les personnages sont face à nous, vêtus comme j'imagine qu'ils ont pu être vêtus. Même chose pour "La danse espagnole" : la robe de la danseuse est en volume, on voit nettement les plis… Par contre, sur d'autres toiles, les personnages sont très rudimentaires, avec des cous hyper allongés, des corps presque morcelés. Dans "Les trois grâces", les têtes sont presque squelettiques, avec leurs grands nez et leurs dents saillantes, par rapport aux corps qui ont une certaine consistance… Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné, vous décidez de procéder d'une manière ou de l'autre ?
MB. : Sur "Warhol et Basquiat", c'est simplement une représentation des deux personnages que j'ai faite d'après une photo. J'ai voulu les représenter avec une certaine ressemblance, mais en y mettant ma touche personnelle. Pour les autres, c'est très instinctif, et je me laisse guider par ce qui est à l'intérieur de moi. C'est ce qui vient qui apparaît sur la toile. J'ai peut-être cette chance de ne pas avoir un coup de pinceau stéréotypé ? Ce qui me permet d'adapter mon style à l'humeur du moment. C'est ce qui explique les différences. Mais malgré tout, je pense que dans la composition, dans la rigueur de la toile et dans la technique de base, on retrouve le geste, le même travail avec des tubes de peinture fins. Aucune toile n'est reprise. Dans aucune, il n'y a de repentir. Maintenant, je travaille à l'acrylique. Avant chaque toile il y a une longue période de maturation, au terme de laquelle les idées viennent directement de l'intérieur de moi, sur la toile. Sans dessins préparatoires, sans préparation. Soit c'est bon et je continue ; soit c'est mauvais et j'arrête.
JR. : Et sur une toile, à quel moment sentez-vous que vous ne pouvez pas aller plus loin, parce que vous avez "raté" ce que vous vouliez exprimer ? Qu'est-ce qui fait qu'une toile ne vous convient pas ?
MB. : Cela se passe souvent la nuit. J'ai des idées qui me réveillent. Je prends un calepin et je griffonne quelques notes. Ainsi, je peux me rendormir, sinon je n'y parviens pas. C'est dramatique, mais il y a des toiles qui m'empêchent de dormir. Plus tard, quand j'ai la solution, je me remets dessus, et j'avance. Et il y a des toiles comme "Les trois grâces" qui représentent deux séances de trois heures parce qu'elle est partie sans problème. Je crois que cela se sent quand on voit la toile : il y a un jeté, un mouvement, un ensemble cohérent qui se fait. C'est très jouissif de sentir que cela avance sans problème ! Malheureusement, d'autres fois, c'est beaucoup plus difficile et tortueux !
JR. : Nous ne sommes donc pas très loin de "mon chaos" !
MB. : Le chaos est plus intérieur que sur la toile. Quand les idées apparaissent sur la toile, elles sont déjà épurées du chaos, nettoyées, organisées… C'est peut-être la raison pour laquelle beaucoup d'artistes basculent dans la folie ?
JR. : A part un tableau que l'on pourrait baptiser "Paysage"…
MB. : C'est le pont Valentré à Cahors…
JR. : les seuls points de repère que j'aie pu trouver, sont des arbres.
MB. : C'est la nature, il y a aussi des fleurs qui sont peintes directement… Parfois une lampe, s'il s'agit d'un intérieur…
JR. : Donc, hormis ces quelques points de repère, je ne trouve sur vos œuvres, aucune connotation de temps, (sauf pour les danseurs espagnols pour lesquels j'ai culturellement les costumes dans la tête ; ou les Warhol/Basquiat que vous avez appelés par leurs noms), aucune connotation d'histoire, de géographie dans lesquelles les personnages auraient pu évoluer. Pourquoi avez-vous volontairement rendu vos personnages atemporels ?
MB. : C'est une bonne question, que je ne me suis jamais posée ! Quand une toile est terminée, elle ne m'appartient plus, puisque je l'expose. Il se crée chaque fois une sorte de distance entre la toile et moi. Elle a fini de vivre pour moi, et elle vit avec les autres. Peut-être est-ce cette absence de connotation de temps ou de lieu qui fait que les gens ont des visions très différentes de la même œuvre ? Cela leur permet peut-être de se projeter plus facilement dans la toile ? Mais je ne le fais pas volontairement !
JR. : On pourrait dire qu'aucune de vos couleurs n'est pure. Toutes sont des mélanges, en particulier les gris/noirs.
MB. : Les gris/noirs sont énormément travaillés. En fait, le noir n'est pas noir. Tous ces mélanges sont longuement travaillés avant de devenir des amas de matière sur la toile, parce que je suis très perfectionniste, et que je veux reproduire la teinte exacte que j'ai en tête.
Mais, pour revenir à l'intemporalité des personnages, je crois aussi que nous vivons dans un monde où la modernité a tellement dépassé l'humain, que nous sommes dans un total manque de repères. Ayant été salarié dans une banque, et délégué syndical, j'ai une expérience du vécu des gens, de leurs souffrances, et nous vivons dans un monde qui a dépassé toute l'histoire. La société moderne actuelle, consumériste, a oublié ses repères historiques. Et mes personnages s'inscrivent dans ce constat. C'est-à-dire qu'ils ont perdu tous ces repères, ils sont perdus dans le monde actuel qui est très dérangeant. Ils en sont le reflet. C'est pourquoi les gens peuvent s'y projeter très facilement, qu'ils soient joyeux ou misérables. Parce que les uns trouvent mes toiles très joyeuses, tandis que d'autres les trouvent morbides, dérangeantes.
JR. : Dans presque toutes les toiles, sauf dans "Les trois grâces" où je ne le vois pas, il y a un cadre rigide qui est celui, incontournable, du support, et un autre cadre complètement délinéarisé, comme si vous repreniez un cadre aléatoire à l'intérieur du cadre incontournable. Pourquoi ce second cadre ?
MB. : Je pense souvent à Jackson Pollock qui faisait ce que l'on appelait "la peinture all over", c'est-à-dire sur toute la toile, de telle sorte que même lorsque l'on regardait les bords, on avait l'impression que la peinture continuait au-delà. C'est un de mes problèmes. Car sur certaines toiles, je remplis totalement la surface ; tandis que sur les autres, il y a ce trait, ce tracé qui délimite un deuxième cadre ; et permet peut-être de laisser un espace libéré autour de la composition. Faire une espèce de no man's land entre le cadre qui se situe par rapport à la salle ; et la composition intérieure qui respire. Une sorte de monde qui répond à ce "all over". D'ailleurs, souvent, je ne peins pas le bord de la toile, ce qui lui permet de ne pas être fermée.
JR. : Tous les personnages regardent de face le spectateur en off. Que lui disent-ils ?
MB. : Ils lui disent ce qu'ils veulent : ce sont les gens qui, dans les regards, voient ce qu'ils veulent, et reçoivent le message qu'ils veulent. Moi, je ne sais pas trop ce qu'ils veulent dire. Par exemple, au début, les deux personnages que sont l'homme et la femme, ne souriaient pas. Je leur ai juste donné un petit coup au coin de la bouche, parce qu'ils s'appellent "Les amoureux". Ils doivent donc être heureux ! Mais pour d'autres, je ne sais pas ce qu'ils pensent.
Cet entretien a été réalisé au Grand Baz'Art à Bézu, le 23 mai 2010.