ROLAND BIDEAU, peintre et sculpteur
Entretien avec Jeanine Rivais
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Jeanine Rivais : Roland Bideau, nous nous sommes déjà vus l'an dernier, où vous exposiez des peintures très grandes, très colorées, sur des thèmes bien précis ; mais qui, par moments, avaient tout de même tendance à passer dans la troisième dimension. Mais de façon très "modeste". Et, d'un seul coup, un an après, vous présentez une série de sculptures complètement différentes, sur des sujets apparemment différents de ceux des peintures. Comment êtes-vous passé de l'un à l'autre, en une année ?
Roland Bideau : J'ai eu vraiment envie de faire surgir mes personnages de mes peintures. Et ils ont surgi d'un coup, très simplement, en modelant la terre. Au départ, j'ai envisagé de les laisser en terre, ou les enduire de céramique. Mais tout naturellement, je suis revenu à la peinture à l'huile . C'est la maîtrise que j'ai de la peinture, qui m'a conduit à cette décision. D'autant que j'avais vraiment l'impression que les sculptures sortaient de mes tableaux, et qu'elles prenaient vie en 3D.
Et puis, surtout, l'intérêt de se lancer dans la sculpture, c'est que l'on se confronte à l'autre côté de la peinture, qu'est la sculpture. Tout à coup, il faut peindre en 3D. La dimension du personnage prend tout son sens. On comprend comment et pourquoi on le faisait, quelle est la logique du trait, parce qu'on le touche avec ses doigts, on le prend en main, on "l'a" pleinement. Il n'y a plus la frustration de la 2D qui empêche d'entrer à l'intérieur de l'œuvre, de la voir dans sa globalité.
Quand j'ai commencé la sculpture, j'ai travaillé sur une sorte de mythologie personnelle, sur les hommes-grenouilles, les hommes-chats… J'avais envie d'imaginer qu'avant les hommes, il y avait ainsi des animaux qui étaient mi-hommes, mi-bêtes, et qui petit à petit, se sont transformés soit en animaux, soit en hommes. J'aimais bien ce côté mythologique. Leur faire ainsi prendre vie, c'était aller au bout de mon envie que j'avais eue dans la peinture.
JR. : Vous avez dit que vous les avez fait émerger de votre peinture. Mais, en fait, ils émergent désormais tous d'une coquille. Quelle que soit la forme de la coquille, (je vois, par exemple, un bernard-l'ermite en train d'en changer et qui est plongé dans le "Livre des coquillages" pour savoir laquelle il va choisir ; un autre est un escargot…)
RB. : Oui. Il y avait aussi un homme-tortue qui supportait son ombre avec beaucoup de peine. Alors, j'ai voulu faire le contrepoint, et faire un personnage qui supporte son monde, qui jouit de la vie en mangeant une glace ; qui est un peu gros, qui a bien profité de la vie… qui se sent serein et bien dans sa peau.
JR. : De la même façon, on pourrait reprendre chacune des sculptures en se demandant si chaque personnage est vraiment abouti, ou s'il est toujours en gestation, dans la mesure où il est toujours partiellement dans cette coquille ?
RB. : On peut dire qu'il est toujours en gestation. De toutes façons, je trouve intéressant de me dire que rien n'est jamais fini. La question se pose surtout pour la femme-poule, avec le fameux problème de savoir qui était le premier de l'œuf ou de la poule : j'ai répondu tout simplement, la "femme-poule".
Ensuite, et comme je viens du théâtre, j'aime bien me raconter toute une histoire, à partir de cette idée : c'est une femme-poule qui a demandé un enfant au Créateur, et comme il ne pouvait pas lui en donner, il lui a donné un œuf. Et de cet œuf est sortie une poule. Ensuite, la poule a fait des œufs, et l'œuf est né et la poule aussi.
Je me raconte les histoires au moment où je travaille la terre, beaucoup moins au moment de la peinture.
JR. : Quand j'ai vu cette poule, étant donné qu'elle est assez laide, qu'elle a des lèvres très épaisses et retroussées, j'ai tout de suite pensé à "Freaks", le film de Ted Browning, dans les années 30, où, sans que l'on sache comment, les gens du cirque ont transformé cette femme malfaisante en poule…
RB. : C'est vrai ! J'aimais beaucoup ce film, et pourtant je n'y ai pas du tout pensé. Ce qui prouve que l'on est influencé par de multiples idées !
Il est vrai que j'aime bien le côté monstrueux des personnages. Que j'aime bien trouver de la beauté dans la laideur. Je n'ai pas envie de faire de beaux visages bien fins, bien lisses. J'aime faire des gros nez, des grosses bouches, de petites oreilles… que mes personnages soient pulpeux, vivants, aussi bien dans leur beauté que dans leur laideur.
JR. : Vous avez dit tout à l'heure que vous aimiez bien le côté mythologique de ces personnages ambivalents, mais tout de même, ils ne sont pas comme dans la Mythologie le monstre, le loup-garou, ou toutes sortes d'autres anomalies ?
RB. : Non. Ce qui m'a amusé, c'est vraiment d'imaginer ma propre mythologie, une histoire complètement personnelle, qui ne soit pas influencée par d'autres origines : ma propre mythologie avec mes propres envies, mes propres délires, mes propres fantasmes. Imaginer une histoire autour d'une œuvre, et que petit à petit cette histoire prenne vie au fur et à mesure des jours.
A mesure que l'on fait des sculptures, on se rend compte que chacune nous fait penser à quelque chose, qu'elle entre dans le cadre d'une autre faite avant. Ce qui est intéressant, en fait, ce n'est pas forcément de créer une œuvre, mais de créer une histoire autour de cette œuvre.
JR. : Il faudrait que nous parlions des couleurs. La plupart sont des couleurs de feu, des mélanges de rouges, de jaunes… Je dirai qu'à part cet ange noir, que d'ailleurs, on ne "lit" pas très bien parce qu'il a l'air complètement lové sur lui-même, et la poule dont l'œuf est dans les violines, toutes les autres sont des couleurs chaudes : est-ce pour faire un rappel de vos peintures qui étaient dans ces tonalités, ou est-ce parce que vraiment, vous aimez ces couleurs ?
RB. : Ce sont mes couleurs. Les couleurs qui me viennent naturellement quand je les mets sur ma palette. Je n'ai pas d'explication. Quand je "vois" une sculpture, je la vois rouge, bleue ou verte, mais pas dans d'autres couleurs. Ce sont vraiment ces couleurs-là qui me plaisent, qui me parlent, qui m'influencent. Des couleurs de vie intense. Pour moi, le bleu a un côté un peu triste, nostalgique, alors que le rouge est plein de vie, plein de passion. Mes sculptures me rappellent tantôt cette tristesse, tantôt cette énergie.
JR. : Avez-vous continué à mener parallèlement la peinture et la sculpture ?
RB. : Exactement. J'ai besoin de faire les deux, en mettant un peu de 3D sur mes peintures. J'ai un système de boutis**, ce qui donne cette illusion de 3D, et rappelle certains mouvements, certaines parties que je veux mettre en avant. Je dirai que le parallèle est là, né de l'envie que j'ai eue à un moment, de donner plus de dimension à mes toiles, puisque j'en avais donné à mes sculptures. Il m'était évident qu'il fallait que j'avance dans ce sens.
JR. : Mais dans ce cas, vous avez introduit la couture dans vos toiles.
RB. : Exactement. Ce qui est très difficile. C'est une discipline complètement différente, mais plus appliquée, finalement, que la peinture qui est beaucoup plus instinctive. Avec les boutis, il faut faire un dessin préalable, le piquer, le construire complètement. En même temps, cela donne beaucoup plus de structure à l'ensemble. C'est intéressant dans la mesure où je me relâche complètement quand je les peins, car à ce stade, il n'y a plus de dessin, j'en arrive à l'instinctif, les deux parties sont confrontées comme dans la sculpture où l'on est amené à une technique particulière : creuser la terre parce qu'elle va cuire, aller vite parce qu'elle va sécher. Mais finalement, cela génère une grande liberté dans la création autour des grattements de la terre, dans les courbes, qui rappelle le coup de pinceau que l'on peut mettre dans la toile.
JR. : Avez-vous des "périodes peinture" et des "périodes sculptures", ou menez-vous les deux de front ?
RB. : En général, j'ai l'une ou l'autre, mais j'essaie toujours de mélanger les deux. Quand j'arrive à saturation de la peinture, le fait de mettre quelque chose en trois dimensions, me permet de me structurer différemment, et de revenir autrement à la peinture. La terre est un matériau tellement vivant, tellement tactile, que j'ai plus de contact qu'avec le pinceau qui peut être, finalement, assez fatigant, et avec lequel on n'a pas la même maîtrise. On peut toucher la terre, la pétrir, la prendre à pleines mains. C'est le fait de tenir la sculpture qui est relaxant. Beaucoup plus que la peinture.
JR. : Y a-t-il autre chose dont vous auriez aimé parler ? D'autres questions que vous auriez aimé entendre ?
RB. : J'ai une autre série, un peu différente, qui est la série des cailloux. La mythologie par les cailloux. Ma petite histoire, c'est que les cailloux racontent celle du monde. D'où une série de "cailloux" en terre qui ont un rapport avec les sculptures et qui, pour moi, sont les conteurs de ma mythologie.
JR. : Donc, ce ne sont pas des pierres !
RB. : Non, c'est de la terre à laquelle je donne une illusion de pierre. Ce qui m'intéressait, c'est que l'on pense qu'il s'agissait de cailloux. D'ailleurs, je les ai appelés mes "caillasses". En somme, tout ce qui s'est passé avant que l'humain arrive sur terre. Imaginer tout ce que l'on pouvait imaginer à partir de cette idée.
** Le boutis : Technique de rembourrage : scotcher le papier sur une surface plane suffisamment grande, scotcher l'étoffe sur le motif en centrant les 2, reporter le motif sur l'étoffe au critérium ou au feutre. Bâtir les 2 étoffes ensembles en respectant le droit fil. Commencer le piquage à l'aide de cercle à broder. Toujours commencer par coudre du centre vers l'extérieur et faire des petits points.
Le bourrage : remplir chaque motif avec le coton à l'aide de l'aiguille à tapisserie ou de l'aiguille à trapunto.
VOIR AUSSI : ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.fr RUBRIQUE COMPTES-RENDUS DE FESTIVALS. GRAND BAZ'ART A BEZU 2009.
Cet entretien a été réalisé au Grand Baz’Art à Bézu, le 16 mai 2010.