GAËLA FERNÀNDEZ

Représentante du CREATIVE GROWTH ART CENTER D'OAKLAND (Californie).

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fernàndez
fernàndez

Jeanine Rivais : Gaëla Fernàndez, vous êtes la représentante en Europe d'une association américaine. Parlez-nous de cette association.

            Gaëla Fernàndez : C'est un centre d'art pour adultes handicapés. L'association est née dans les années 70, lorsqu'il y a eu cette révolution de désinstitutionalisation : des patients internés pour une grande partie de leur vie, alors que ce n'était peut-être pas nécessaire, ont commencé à être libérés. C'est un couple, un artiste et une psychologue qui ont ouvert leur maison, et commencé à accueillir ces gens. Et maintenant, trente-cinq ans après, nous avons cent soixante "artistes" que l'on accueille pendant toute la semaine. Leurs occupations sont très différentes de ce qui se passe en France, parce que ce n'est pas du tout de l'Art thérapie. Ce n'est pas associé à un hôpital psychiatrique, ils ne sont pas suivis de façon médicale, c'est vraiment un centre d'art. Nous sommes à leur disposition pour leur donner des matériaux, faciliter leur créativité. Il y a donc plusieurs propositions dans le Centre : dessin, peinture, céramique, travaux sur bois, etc., afin de stimuler ces personnes et que chacune trouve sa voie artistique.  

judith scott
judith scott

JR. : Quel est votre rôle, dans ce Centre ?

            GF. : Le Centre a ouvert une galerie à Paris, j'ai travaillé avec d'autres Centres qui peuvent être similaires au nôtre, c'est-à-dire pousser cet art brut comme une catégorie, en même temps que pousser nos artistes.

            Je tiens cette galerie à Paris, et je travaille avec d'autres galeries et d'autres musées en Europe, pour faire connaître nos artistes.

 

            JR. : Le terme anglo-saxon pour désigner l'Art brut ou singulier est "Outsider Art". Aux Etats-Unis, c'est plutôt "Folk Art". Comment définissez-vous les œuvres de tous ces artistes que vous avez rapportées ?

            GF. : Cette question est très intéressante, parce que je trouve que la désignation américaine est beaucoup plus ouverte que celles usitées en France. Les Français sont assez puristes avec leur terme d'"Art brut". J'ai travaillé dans une grande galerie d'Outsider Art à New York, et j'ai toujours eu le sentiment que "Art brut" et "Outsider Art" étaient équivalents. Et je trouve que les Français sont assez fermés en ce qui concerne l'Art brut. Il y a une grosse différence entre l'Art brut et l'Art singulier ; alors qu'aux Etats-Unis, la définition est beaucoup plus libre : l'Art brut, l'Art singulier, le Folk Art sont tous considérés comme "outsider Art".

 

            JR. : Oui, mais nous vivons en France sur une sorte de malentendu, parce que le terme "Art brut" qui a été créé par Dubuffet, n'aurait jamais dû quitter le musée de Lausanne. Il devrait être conservé bien douillettement entre les cimaises de Lausanne, alors qu'il bat la campagne de façon éhontée ! Les gens les plus cultivés vous disent sans vergogne : "Je FAIS de l'Art brut" !

            GF. : Oui, cette expression devrait être une catégorie morte, en fait.

 

            JR. : Oui, le terme aurait dû mourir avec Dubuffet, du moins rester la caractéristique de Lausanne, voire du Musée de l'Aracine ; et il n'en est rien.

            Mais j'aimerais tout de même revenir sur votre définition. Parce que, jusqu'à présent, j'avais toujours lu que le terme inventé par Roger Cardinal, d'"Outsider art" était plutôt réservé à l'Angleterre ; alors qu'aux Etats-Unis était plutôt usité le terme "Folk Art". Or, ce terme que l'on peut traduire littéralement par "Art populaire" a un tout autre sens, c'est-à-dire qu'il désigne plutôt des créations très proches par exemple, de l'artisanat paysan, comme celui que l'on trouve au Petit Musée du Bizarre, ou au Musée d'Art et Traditions populaires à Paris.

            GF. : Oui.

merritt wallace
merritt wallace

JR. : Et donc, vous, vous ne l'employez pas ?

            GF. : Non. Le "Folk Art" aux Etats-Unis, s'emploie plutôt pour les créations du Sud, comme l'Alabama qui était le lieu de vie des anciens esclaves. Mais cette catégorie elle-même se rattache à une autre plus grande, qui est l'"Outsider Art".

 

            JR. : Je voudrais aussi reprendre une phrase que vous avez dite tout à l'heure. Vous avez dit : "Nous ne faisons pas de l'Art thérapie, nous ne soignons pas médicalement…" Mais en France, l'Art thérapie ne consiste pas à soigner médicalement. Elle ne vise qu'à aider, régénérer, sauver, du moins adoucir, par l'art, la souffrance de gens qui, par ailleurs, sont soignés médicalement.

            GF. : Oui. Il est intéressant que vous repreniez cette phrase, parce que, comme je le dis à tout le monde, nous ne faisons pas de la thérapie, pourtant tous les artistes même normaux, font de la thérapie en faisant de l'art. C'est un sujet assez délicat, parce que, en créant de l'art, tout le monde fait un peu de thérapie. Sauf que, lorsque je dis cela, c'est plutôt formellement, dans le cadre d'hôpitaux. C'est une technique qu'ils utilisent pour soigner. Une technique différente des médicaments.

            Alors que nous, nous les accueillons non pas pour les soigner, mais pour leur donner un lieu où se "trouver" comme artistes. L'approche est donc très différente. Les gens qui viennent dans notre Centre peuvent recevoir une thérapie, mais l'approche est très différente.

 

            JR. : Mais cela signifie donc que les cent soixante personnes que vous accompagnez, ont a priori, envie de peindre, sculpter, etc. ? C'est donc une sélection ?

            GF. : Pas tout à fait. En fait, nous accueillons les artistes qui veulent être là. C'est intéressant, parce que, lorsque l'une de nos plus grandes artistes, Judith Scott, est arrivée au Centre, elle ne s'y plaisait pas trop, elle dessinait mais cela ne lui convenait pas, elle n'était pas contente… A tel point qu'après avoir discuté avec le directeur, elle allait être enlevée du programme, car les professeurs estimaient que ce lieu ne lui profitait pas assez, qu'il ne lui correspondait pas.

            Et soudain, quand elle a su que cette discussion avait eu lieu la concernant, elle s'est mise à voler des choses, les envelopper dans des bouts de tissus, et créer des structures incroyables. Elle avait trouvé sa voie.

            C'est en ce sens que nous essayons de travailler. Non que nous choisissons les artistes. Ce que nous voulons, c'est que les gens qui viennent au Centre, se trouvent, qu'ils soient contents, dans un lieu qui leur correspond. C'est dans cet esprit qu'ils sont accueillis. Plus tard, nous procédons à des évaluations, pour voir s'ils sont ou non heureux, si c'est un lieu où ils peuvent vraiment développer leur personnalité, leur style artistique.

 

       

dan miller
dan miller

JR. : En France, de plus en plus d'hôpitaux psychiatriques emploient des artistes qui viennent encadrer les cours donnés à ces personnes dans le cadre de l'Art thérapie, justement. Et il faut bien constater que souvent, les patients sont influencés par l'artiste qui les encadre. Est-ce la même chose chez vous ?

            GF. : Je dirai que cette question est assez difficile. Chez nous, théoriquement, nous disons que nous n'enseignons pas, nous les inspirons pour qu'ils se trouvent. Ceci dit, il est très difficile d'être définitif : Par exemple, Dwight Mackintosh (qui est à Lausanne), disait que s'il avait travaillé seul, il n'aurait jamais utilisé la couleur. Mais on les encourage à utiliser toujours de nouveaux matériaux voir ce qu'ils en font, pour qu'ils trouvent de nouvelles façons de créer. Donc, on ne leur enseigne rien, on ne leur donne pas d'instructions, mais il est vrai que parfois on les pousse pour voir ce qui peut arriver quand ils testent des matériaux différents. Et on peut dire que Dwight Mackintosh a fait de superbes peintures !

 

            JR. : Comment êtes-vous arrivée à Bézu-Saint-Eloi et à son grand Baz'Art ?

            GF. : Je connais Jean-Christophe Philippi*. Nous avons fait ensemble une exposition d'artistes outsiders français. Jean-Christophe connaissait Jean-Luc Bourdila**, pour avoir participé au festival de l'an dernier. Lorsque ce dernier est passé, il a beaucoup apprécié nos œuvres. Normalement, il n'accueille pas de galeries, il n'invite que des artistes ; mais il a dit qu'il avait toujours un stand réservé aux artistes handicapés. Et, comme nos artistes ne peuvent pas venir parce qu'ils sont en Californie, et que c'est très compliqué pour les déplacer, j'ai été invitée pour les représenter.

 

            JR. : Est-ce que vous avez, dans votre galerie, beaucoup plus d'artistes que ceux que vous apportés ? Ou est-ce que ce sont les seuls qui y sont représentés ?

            GF. : Non. Nous avons plus de cent cinquante artistes, mais nous ne les exposons pas tous. La qualité, le niveau de ces artistes ne sont pas du tout égaux. Ils sont cinq ou six à sortir vraiment de l'ordinaire, dont Dwight Mackintosh qui est maintenant décédé, et qui est au Musée d'Art brut de Lausanne, et dans toutes les grandes collections d'Art brut. Il y a Donald Mitchell, qui fait de petits personnages, et qui est aussi reconnu comme un grand Outsider américain. Après, il y a Dan Miller qui fait des accumulations d'écritures. Son travail a une facture plus contemporaine, et il est très prisé de nos collectionneurs contemporains. Il a été acheté par le MOMA, le Musée d'Art moderne de New York. Et puis, j'ai apporté les œuvres de deux autres artistes qui sont moins reconnus formellement, mais qui commencent leur carrière. Ce sont Merritt Wallace qui peint le parcours de ses rêves : il fait des rêves intenses, et le lendemain, en allant prendre le bus pour se rendre au Centre, il se concentre et dès qu'il touche le papier, tout ressort et il fait un parcours très élaboré. Et puis, j'ai apporté des oeuvres de John Martin qui est obsédé par les outils ; plusieurs autres, dont l'un qui a une vie très difficile parce qu'il est très obèse, et qui fait des peintures très délicates, avec des personnes anorexiques, des moments très joyeux comme il aimerait en avoir dans sa vie.

dwight mackintosh
dwight mackintosh

JR. : A vous entendre, j'ai tout de même l'impression que ce Centre est vraiment très sélectif ! Vous nous dites qu'il faut déjà que les artistes aient le goût ou l'envie de créer pour y entrer ; que si jamais ils ne progressent pas assez rapidement, vous les renvoyez ; et que vous avez sélectionné uniquement les "meilleurs" dans votre galerie !

            GF. : Non, non, non ! Vous avez mal compris. Ce n'est pas qu'on les vire s'ils ne produisent pas ! C'est tout en fonction de la personne, en fait ! Si elle s'intègre dans le Centre, c'est très bien. Mais il y a des artistes qui ne s'y plaisent pas, il ne sert donc à rien qu'ils soient là !

 

            JR. : Mais alors, pourquoi sont-ils venus se présenter ?

            GF. : Parce que la famille ou les "Social Workers", les travailleurs sociaux, ont pensé que ce serait une possibilité pour eux. Il y a beaucoup de possibilités pour qu'ils viennent au Centre. Mais après –ce n'est pas pour nous, c'est pour les artistes- il faut qu'ils soient bien dans cet environnement. S'ils ne s'y plaisent pas, il ne sert à rien qu'ils y soient. Ce n'est donc pas du tout que nous soyons sélectifs. Et puis transporter les œuvres revient très cher. Il faut donc commercialement faire une sélection. Il est impossible d'apporter les œuvres de cent soixante artistes qui n'ont pas le même niveau. Il faut payer le transport, le local et pour toutes ces raisons il faut faire une sélection.

 

donald mitchell
donald mitchell

JR. : Y a-t-il d'autres questions que vous auriez aimé que je vous pose sur la conception de votre travail, etc. ?

            GF. : Non, puisque nous avons un peu parlé des différents artistes présentés à Bézu !

 

*** Les photos des œuvres ont été gracieusement offertes par le Grand Baz'Art à Bézu.

 

* Jean-Christophe Philippi : Voir entretien avec Jeanine Rivais : http://jeaninerivais.fr Rubrique COMPTES-RENDUS DE FESTIVALS, GRAND BAZ'ART A BEZU 2009.

** Jean-Luc Bourdila : Fondateur du Festival GRAND BAZ'ART A BEZU, en 2009 : Voir entretien : http://jeaninerivais.fr Rubrique COMPTES-RENDUS DE FESTIVALS, GRAND BAZ'ART A BEZU / Et entretien avec Jeanine Rivais : http://jeaninervais.jimdo.com/ Rubrique FESTIVALS : BOURDILA JEAN-LUC.

 

Cet entretien a été réalisé au Grand Baz'Art à Bézu, le 23 mai 2010.