FRANÇOIS GERARD, sculpteur
Entretien avec Jeanine Rivais.
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Jeanine Rivais : L'essentiel de votre travail consiste en accumulations. Vous avez, cependant, deux parties dans votre création : Une partie qui sont des tableaux, et une partie composée de sculptures.
François Gérard : Ces petits objets ludiques sont pour moi des clins d'œil. Ils sont composés de galets. Voilà une trentaine d'années que je travaille à partir de galets. C'est un matériau que j'aime beaucoup. C'est un matériau universel, que tout le monde connaît. Tout le monde en a ramassé au moins un dans sa vie. Chacun a envie de le toucher, de le caresser. On a souvent fait avec le galet des choses un peu bébêtes, alors que c'est un joli matériau.
JR. : Vous habitez auprès d'un port ?
FG. : J'habite Bandol, donc je trouve les galets dans les calanques voisines.
JR. : Ils sont vraiment très réguliers…
FG. : Il y a à la fois dans mes œuvres des galets de mer et de rivières. Au fil des années, l'œil s'exerce à repérer les plus réguliers. Il faut aussi que le travail soit cohérent.
J'expose mes petits personnages surtout dans des expositions de métiers d'artisanat d'art.
Mais j'essaie peu à peu d'abandonner cette partie de ma création, pour aborder une partie plus graphique, parce que je suis un passionné de graphisme. Mon grand plaisir est en fait très basique : c'est de prendre un pinceau, et tracer un trait blanc ou noir sur un support. Je peux agir ainsi pendant des heures.
JR. : Mais vos compositions picturales sont seulement esthétiques ?
FG. : C'est uniquement un travail graphique. Ma passion pour les arts graphiques peut aller des tatouages aux constructions d'architecture. Par exemple, je suis récemment resté planté devant l'Opéra Bastille, uniquement pour en observer les formes, les courbes, la façon dont l'architecte a travaillé.
Dans cette série que j'ai commencée, je ne cherche pas à faire trop de superpositions, mais j'aime bien travailler avec plusieurs matériaux : de la pierre, des galets, de minuscules galets.
Ces galets m'ont fait vivre pendant des années, alors par reconnaissance, je les utilise encore.
En somme, je m'éloigne de ces compositions avec les galets pour en venir à un travail un peu plus personnel, qui sorte davantage de mes tripes, de mon vécu, de mes goûts personnels. J'aime bien les voyages, l'art ethnique. Mais je veux faire de l'Art contemporain. Surtout pas de l'Art brut. Non que je n'aime pas ce que fait mon voisin d'exposition. Mais je veux faire un travail plus "précieux". J'aime un graphisme précieux, sur un support brut, mais la finalité doit être un objet contemporain.
JR. : Justement, la différence essentielle entre cette création contemporaine que vous présentez et vos petits personnages, est qu'elle est uniquement esthétique, alors que vous aviez donné une vie à vos galets. Ils avaient une vie "sociale", ils composaient une sorte d'ethnie bien particulière.
FG. : Oui, c'étaient des petits clins d'œil sur la vie quotidienne, le sport, les gens, les métiers, la musique... En somme, ce que l'on peut croiser tous les jours autour de soi. Avec juste une petite pointe d'humour, un petit clin d'œil… Le mot "clin d'œil' me convient tout à fait.
JR. : Quand vous les regroupez, tassés sur un plateau unique, et que vous intitulez l'œuvre "Non aux ricochets", c'est le métro à l'heure de pointe ? Sinon, qu'est-ce qu'ils représentent ?
FG. : "Non aux ricochets" est pratiquement la seule œuvre qui n'ait pas bougé. Techniquement, mes personnages sont toujours tout nus, avec quelques petits accessoires vestimentaires, mais très peu. En fait, cet ensemble vient du Championnat du Monde de Ricochets auquel on m'avait invité il y a des années, à Saint-Rambert d'Albon, près de Lyon. C'était une aventure lancée par des étudiants, et j'avais été invité en tant qu'utilisateur de galets. Il y avait d'autres artistes, des artisans… Il y avait même des maçons qui montaient des murs de galets. Et ma composition était la petite pointe d'humour du moment. Depuis, je l'ai toujours conservée, parce que c'est une de mes œuvres phares. Je la conserve depuis près de vingt ans.
JR. : Quand vous faites "Mes galets à l'école", "Mes galets constructeurs", etc., vous êtes dans l'ironie, dans la dérision, l'amitié… ?
FG. : Non, je cherche à faire un produit populaire où chacun se retrouve, oublie le galet à travers le sujet. Quand je dis "populaire", c'est dans le bon sens du terme : faire quelque chose qui soit à la portée de tout le monde. Qui soit raisonnable au niveau prix. Souvent des gens s'extasient, au-delà même de ce que je pourrais espérer, au-delà de la décence parfois. Mais, pour moi, l'art c'est l'émotion. Ce n'est pas fonction du support, du temps de travail, ni du matériau de base, ce n'est que de l'émotion. Si un petit objet simple provoque de l'émotion, j'estime que, déjà, on entre dans le domaine de l'art. Dans la mesure où un objet est unique, fait avec son cœur, son âme, qu'il est un objet de création ; s'il suscite une émotion chez la personne qui est en face de lui, alors le chemin du peintre, du créateur, de l'artiste, est déjà tracé. Quand je fais ces objets, j'essaie que les gens se retrouvent, à un moment ou à un autre, avec des sujets simples, très basiques : par exemple, je fais des petits jardiniers : ils sont tout ronds, ils sont mignons, ils ont de petits légumes… Je fabrique tous les accessoires moi-même. Je tiens absolument à ce qu'ils soient personnels.
JR. : Quand vous ajoutez, par exemple, de petites carottes, vous les réalisez en plastique ?
FG. : Il y a maintenant différents matériaux, des pâtes fimo, (Fimo est une marque hollandaise, mais comme Frigidaire, elle est devenue un nom commun) que l'on peut modeler à souhait, avec de nombreuses couleurs, qui se mélangent très bien, et que l'on peut cuire au four.
JR. : Si je vous ai bien compris, quand vous réalisez ces objets, vous n'avez pas le sentiment d'être dans l'art contemporain ?
FG. : Pas du tout. J'ai le sentiment de réaliser ce que l'on appelle de l'artisanat d'art. Le genre d'objet commercial que l'on va réaliser non pas en exemplaire unique, ni deux fois… mais plusieurs fois, parce qu'il faut nourrir sa famille. Trouver en fait l'objet commercial "de bon goût"… Nous avons essayé de nous regrouper avec d'autres que, d'ailleurs, je retrouve ici, ou dans des salons d'Art contemporain ou d'Art singulier. Des gens qui, parfois, ont une petite production à côté de ce travail, parce qu'il y a le fait de pouvoir créer, s'exprimer. Il faut, en somme, trouver le bon équilibre entre le plaisir de créer, et le fait de pouvoir gagner sa croûte, tout simplement pour pouvoir continuer.
Mais voilà à peu près deux ans que je suis en train de basculer dans mon autre création…
JR. : Alors, que signifie pour vous, quitter cette production dont vous m'avez dit qu'elle était semi artisanale, même si elle vous donne beaucoup de plaisir ; et arriver à ce que vous appelez "Art contemporain" ?
FG. : Je dis "Art contemporain", parce que j'entre dans un circuit d'Art contemporain. En somme, je veux que mon travail soit d'aujourd'hui, en utilisant des matériaux d'hier : vieux bois de récupération, palettes, planches… qui ont déjà vécu, qui ont une histoire, avec des coups, des griffures, des clous… des métaux rouillés, des galets qui sont aussi des objets de récupérations ancestrales –je n'arrête pas d'y penser quand je les travaille- Et ces accumulations d'objets qui ont une histoire, qui ont une âme, devront être les éléments d'une pièce contemporaine, qui fasse voyager. J'y ajoute beaucoup de graphismes,- puisque c'est ma passion- qui ont, eux, des caractères ethniques, de manière que chacun puisse s'y retrouver. Que cela ressemble, en fait, à un objet que l'on rapporterait d'un voyage lointain. Mais qui est un tableau. Parce que j'essaie toujours de me tenir à la limite du contradictoire. Un graphisme précieux sur des objets incertains…
JR. : Tous ces clous à têtes plates…
FG. : J'adore les clous… Parce que c'est graphique… Uniquement le plaisir du graphisme…
JR. : En fait, vous allez quitter une production où vous introduisiez beaucoup de sympathie, pour aller vers quelque chose dont le seul but soit d'entrer dans l'Art contemporain ?
FG. : Non, c'est simplement que j'ai envie des formes, des points, des lignes, des traits… Essayer de transmettre "mon intérieur". Peut-être est-ce plus profondément une envie de voyage ?
Par exemple, je trouve fabuleux les gens qui travaillent le fil de fer, parce qu'ils ne font que des traits. Je suis passionné par le trait sous toutes ses formes, le trait en 3D, aussi bien que les traits à plat, avec des formes qui se rajoutent les unes sur les autres !...
JR. : Y a-t-il des questions que je n'ai pas posées, des sujets que vous auriez aimé aborder, dans cette double création ?
FG. : Il y a presque trente ans que je fais mes petits bonshommes, mais pour le reste je découvre. L'an dernier, j'ai fait le test d'exposer seul ou avec d'autres, dans des galeries. Je me fais mes expériences, pour voir comment les gens réagissent à mon travail. Pénétrer ce milieu pour voir comment ça marche. Au niveau des rencontres, c'est passionnant. Le discours est différent, le regard est différent. Autant, dans l'artisanat d'art, ce sont des gens qui travaillent pour gagner leur vie, autant j'ai le sentiment d'entrer maintenant dans un monde un peu irrationnel, et je trouve cela fascinant. On ne compte plus le temps de travail. Ce sont des univers qui se mettent en route, qui sortent des tripes, que l'être humain peut créer avec les mêmes matériaux, pour en venir à des résultats totalement différents.
Nous sommes ici tous pareils, nous nous côtoyons, mais nous arrivons à créer des univers tellement différents les uns des autres que c'est fascinant ! J'essaie donc de comprendre comment fonctionne ce monde irrationnel qui m'échappe un peu, purement technique ou au niveau du marché de l'art en lui-même, si loin de ce que j'appelle "l'impostart", l'art de l'imposture d'où je décroche complètement…
Cet entretien a été réalisé à Banne, dans la Grotte du Roure, le 15 mai 2010.