Jeanine Rivais : Kaoline, en fait vous vous appelez « Caroline ». Avoir supprimé les deux consonnes dures du prénom correspond-il à une volonté d’adoucir le prénom ? Ou est-ce une allusion au kaolin ?
Kaoline : C’est tout simple : au début, le changement est venu des enfants auxquels je donnais des cours dans mon atelier, et qui écorchaient mon prénom. Puis, quand j’ai fait ma « formation de terre » à Saint-Amand en Puisaye, les autres stagiaires m’appelaient tous Kaoline… Un jour, je me suis rendu compte que j’aimais bien ce prénom qui me dispensait d’ajouter mon nom de dame à mon nom de jeune fille. Cette simplification m’a plu, et le nom est resté.
JR. : L’essentiel de vos œuvres est un travail de terre ?
K. : Oui. C’est la base ! La terre, l’argile…
JR. : Et on peut dire que c’est la femme dans tous ses états ?
K. : Oui, elle revient tout le temps, la femme, la mère. C’est pourquoi je dis que c’est « mon matrimoine ». Il y a bien longtemps maintenant, j’avais préparé un panneau que j’avais cloué sur la porte de mon atelier, et que j’avais nommé « Observatoire du matrimoine ». Dans mes « dodules », j’ai même une sculpture qui a le même titre. J’observe sans arrêt ce qui se passe autour de moi, et la femme m’intéresse particulièrement, sans doute parce que je suis une femme. Est-ce l’influence de l’île ? Mais souvent, revient l’idée de la mer (maritime) et de la mère (maternelle). Dans mes sculptures on retrouve donc des femmes, des robes, des couleurs aussi parce que je trouve que la couleur est typiquement féminine. Et puis, il y a de très nombreuses choses gaies dans l’entourage des femmes. En fait, je poursuis un travail qui a été commencé avant par d’autres femmes.
JR. : Dans l’ensemble, c’est quand même la femme très sophistiquée, idéalisée, très fine, très élégante, bien coiffée, toujours dans une recherche vestimentaire…
K. : En fait, c’est ainsi qu’elle m’arrive. Mais avant, j’ai souvent des visions, je vois des choses dans les nuages, dans la boue, dans le sol, dans la frisette de mon atelier, etc. Je prends alors mon petit carnet, et je crayonne, et ce sont toujours des choses étranges qui apparaissent. Même avant que je travaille la terre, c’était déjà ainsi. Des amis me disaient : « Ah ! C’est bien du Caroline » parce que, pour eux, c’était « spécial » ! Et je sens que ce sont ces choses qui reviennent sans arrêt qu’il « faut » que je fasse dans la terre. Au début, ce n’est donc pas forcément sophistiqué, mais cela le devient. Parce que j’enlève certaines parties, jusqu’à ce que j’arrive à cette fin. Qui vient aussi du fait que je peins mes sculptures. Je les peins aux engobes, etc.
JR. : Tout de même, des « anomalies » surviennent dans les anatomies de ces femmes : lorsque la tête est « normale », c’est le corps qui surallongé. Ou le cou. En fait, elles ne sont jamais dans une entièreté banale.
K. : Oui, c’est vrai. J’ai même souvent remarqué que j’avais du mal à leur faire des pieds. Cela vient peut-être de mon côté aquatique. Ceux qui ont des pieds sont mes personnages plus trapus que j’appelle mes « dodules » (le nom vient de ce que je les aime bien parce qu’ils sont dodus). Ils sont toujours solidement campés sur leurs pieds. Ils expriment autre chose que les femmes longilignes.
Dans ce côté longiligne, il y a l’idée que « je m’élève au-dessus des marais. Et que je sors ma tête de l’eau ».
JR. : On peut donc dire qu’en filigrane, le milieu marin est toujours omniprésent ?
K. : Ah oui ! Comme disaient mes parents, je suis tombée dans la potion magique quand j’étais petite ! Je pense avoir été conçue sur l’île à l’occasion des vacances. Et depuis toute petite, j’ai toujours voulu revenir vivre sur la côte.
JR. : Il est très rare, dans vos œuvres, que la femme soit seule. Elle est presque toujours dédoublée. Soit qu’elle soit bicéphale ; soit qu’elle soit accompagnée. Soit qu’elles soient à deux, carrément siamoises. Pourquoi cette récurrence de la femme « non seule » ?
K. : A cause de toutes les choses qui s’entremêlent dans ma tête. Parfois, même, c’est une lune qui arrive accompagnée ; d’autres fois, ce sont des femmes/poissons, avec le poisson qui sort du vivant de ces femmes. Pour moi, les choses sont sans arrêt en métamorphose. Alors, forcément, je redonne ce que je ressens. Je ne me sens pas un être exclusivement féminin. Des choses me traversent. Parfois, une mouette, un poisson, la lune… Ces choses entrent et sortent en moi et en sortent ! En conséquence, dans ma sculpture, des objets entrent et sortent, des visages se collent et se décollent… Quand je suis dans l’eau en train de nager, je me sens à la fois la vague, la mouette qui descend, le poisson, je me sens moi, je suis toujours en métamorphose. Les choses ne sont jamais bien cernées pour moi. Un être pour moi, n’est jamais défini de façon complète.
JR. : Par contre, elles n’ont jamais le bon nombre d’yeux ! Et en plus, ils sont un peu n’importe où. Faut-il y voir une connotation morale ? L’œil comme celui de Caïn, etc. ? Ou bien est-ce tout à fait autre chose ?
K. : Cela m’est venu récemment. J’ai même raconté l’histoire à mon mari qui ne la connaissait pas ! Alors qu’elle a jalonné mon enfance ! Les gens me disent souvent que ce sont des cyclopes. Mais non ! Je les appelle des « ouleuses ». Sans h. Parce que, comme dit la chanson :
Y’a du roulis, y’a du tangage,
Y’a des coups de chien, d’la tempête,
Et comme on n’est pas des mauviettes…
Elles sont donc des « ouleuses » parce qu’il y a de la houle. Mais l’autre œil est à l’intérieur. Parce que, moi, le monde, je le trouve parfois si accablant, qu’un seul œil me suffit pour le regarder ! Parfois, les yeux sont partagés entre les différentes composantes de mon personnage. C’est un peu une histoire de famille ! Nous sommes quatre filles. C’est donc une allusion à ces quatre filles qui avancent avec la même main portant la même chose… unique, en somme.
JR. : Je voudrais tout de même revenir à notre point de départ, à ce visage extrêmement maquillé… Est-ce à dire que la femme est toujours comparable à celles des catalogues, sortes de femmes/objets ? Pourquoi n’est-elle jamais toute simple, dans une apparence du quotidien ? Pourquoi éprouve-t-elle toujours le besoin de se montrer comme en représentation ?
K. : Oui, c’est peut-être un aspect social de ma création ? Mais je ne le vis pas de cette façon. Je le vis comme quelque chose qui va vers le précieux, dans le sens des choses intérieures qui sont souvent très belles, mais que l’on ne peut pas exprimer franchement dans ce monde où tout est en raccourci. Donc, tout à coup, c’est une forme de beauté intérieure qui accompagne la sculpture et qui peut être donnée au monde. Etre offerte, d’une manière naturelle. Dans d’autres sculptures, la même idée subsiste, mais c’est plus effondré, plus flouesque. Celles qui sont devant nous sont plus renfermées. Mais c’est toujours l’idée de la beauté intérieure si difficile à révéler au monde. Le monde artistique est par contre un endroit où elle peut être donnée, et où elle peut être perçue comme quelque chose de sincèrement beau, mais dans le sens du cœur.
JR. : Il est rarissime que le corps soit visible. Le spectateur peut voir un cou démesuré, les épaules. Mais si la femme est dans son entièreté, elle est toujours dans une sorte de robe qui est plutôt une cape, qui dissimule son corps.
K. : Oui. C’est mon besoin de protection. Je ne laisse jamais partir ces femmes sans les avoir vêtues. En fait, elles sont vêtues de beaucoup de traces. Dernièrement, j’ai entendu Simone Veil parler de sa volonté de conserver son étoile juive tatouée sur son bras. Et pour moi, cela a fait sens. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. Il est évident qu’elle aurait pu la faire enlever. J’ai pensé à tous ces gens qui veulent que l’on efface toutes les cicatrices, que l’on aille vers le bonheur, que l’on soit lavé de tout. Mais non, on ne peut pas se laver. Et il y a beaucoup de cicatrices sur mes robes. Beaucoup de détails qui sont de l’ordre cicatriciel, même s’ils sont embellis. Il faut les laisser, parce qu’il y a toujours des protagonistes prêts à dire qu’il ne s’est rien passé. Cette empreinte –que j’embellis toujours, certes- est comme un rempart contre les prédateurs. En même temps, c’est un embellissement, parce que c’est du passé, c’est quelque chose qui a été vécu. Et cela fait partie de cette vie.
JR. : Donc, cette cape posée sur quelqu’un, deviendrait une sorte de protection sociale ?
K. : Oui. C’est une protection. Et, en même temps, une histoire. Une histoire, et une peau. Après mes cuissons, je positionne souvent de petits extraits de « Vol de nuit » de Saint-Exupéry. Je les colle et je les vernis pour qu’ils aient l’air d’être de la céramique. J’aime beaucoup cet auteur. J’ai souvent dit, comme lui, que « je suis de mon enfance comme je suis d’un pays ». Mais c’est aussi pour dire que le récit, le roman, l’histoire, c’est aussi notre peau. C’est une allusion à ce qui nous protège. Qui est parfois très lourd à porter… Parfois, dans mes robes, il y a trop de choses. Mais c’est aussi toute l’histoire qui vient dessus comme une protection. C’est donc ambivalent.
JR. : Ce côté sophistiqué des robes extrêmement travaillées, décorées, piquetées, etc. laisse supposer que vous passez des heures le nez collé sur l’œuvre ? Est-ce à dire que vous n’arrivez plus à vous en arracher ?
K. : Non. C’est très spontané, très enlevé. C’est comme de la musique.
Par contre, il est vrai que j’ai dû complètement absorber les talents de mes arrière-grands-mères qui étaient toutes petites mains dans la haute couture ; ou qui faisaient la cuisine en découpant toutes sortes de petits éléments. J’ai intégré tout cela, tous ces gestes fins et subtils des femmes, qui reviennent dans mes mains de manière naturelle. Après, forcément, la démarche est très enlevée. C’est la céramique et la couleur qui donnent cet aspect lisse. Mais le mouvement de création de la sculpture est très enlevé. Ce n’est pas quelque chose que je peaufine pendant des heures…
JR. : Apparemment, les socles sont tous des objets de récupération, burinés par le temps, peut-être par la mer. Mais, à part les huîtres sur certains visages, à la place de certains yeux, ce sont très rarement des objets de récupération. C’est donc uniquement un travail de création à partir de la terre ?
K. : Oui. C’est mon matériau de prédilection. J’ai des quantités d’objets divers que j’ai récupérés parce que j’aime les glaner en me promenant. Mais ils ne viennent pas souvent dans mon travail. Ils ne viennent que pour rappeler qu’il y a d’autres éléments, d’autres matières… Mais la matière de base est la terre, parce que j’ai un grand besoin de toucher l’argile. Quand je travaille la terre, au moment de la création, il y a une véritable fusion entre elle et moi. Il m’arrive de coller des éléments (bois…) à la terre au moment où je crée. Puis finalement, je me dis qu’ils ne sont pas nécessaires, et je les retire.
JR. : Y a-t-il d’autres sujets que vous auriez aimé évoquer ? Des questions que je n’ai pas posées ?
K. : Je crois que nous avons évoqué beaucoup de choses…
JR. : Tout de même, ce que je n’ai pas demandé, c’est comment vous en êtes venue à la sculpture ?
K. : La terre. Nous habitions autour de Parthenay, où la terre est très rouge. Et je demandais sans arrêt à mon père de m’en rapporter. L’autre souvenir de terre très fort que j’ai gardé de mon enfance, est lié à l’île. Il y a des boues, ici, des vases qui sont des terres et que j’utilise pour certaines couleurs, en particulier les roses. J’avais fait de nombreuses œuvres avec ces terres traitées très brutes, et mélangées à des coquillages. Des œuvres que je n’ai jamais cuites. Je suis passée par une école d’art, puis un jour, j’ai arrêté le travail de décoration qui me faisait vivre, et je suis allée à Florence. A mon retour, j’ai décidé de changer, de commencer le travail de la terre. J’ai donc commencé à barboter dans les boues. J’en ai bavé pour apprendre les contraintes de la terre. Ce parcours très particulier autour des pots et autres objets m’a finalement beaucoup aidée.
JR. : Pour terminer, parlez-nous de votre rôle dans l’organisation de l’exposition « Quai des Singulières » qui se déroule à La Flotte en ce début de printemps 2010.
K. : Cette exposition m’a demandé beaucoup de travail. J’ai collaboré avec la Présidente de l’Association qui gère la galerie. J’avais pensé que je pouvais me nicher au sein d’une association que je connaissais bien, pour organiser une manifestation sur l’Art singulier, de préférence au féminin. Parce que je constate que, de tous temps, il y a eu beaucoup plus de place pour les hommes que pour les femmes ! A part Marthe Pellegrino, dans son festival de Banne en Ardèche, le nombre d’hommes excède toujours celui des femmes. J’ai eu plaisir à partager ce territoire, faire connaître d’autres artistes. Et leur permettre de partager un lieu de qualité.
JR. : Mais cette exposition a dû beaucoup surprendre les gens, plus habitués à des marines qu’à ce genre de créations ?
K. : Oui, cela va en surprendre certains. Et les réactions sont très agréables. Par exemple, des classes arrivant avec une réputation de « turbulentes » ont manifesté une qualité d’écoute vraiment impressionnante. Et même, ils ne voulaient plus repartir. Ils voulaient rester ici pour finir leurs œuvres.
JR. : Dans quelques jours, va se tenir une table ronde sur la question de savoir s’il existe un art au féminin ? Que pensez-vous qu’il sortira de cette rencontre ?
K. : Je ne sais pas, justement. C’est le grand suspense. J’ai quelques idées, mais tout va dépendre des réactions du public.
JR. : Je suis curieuse, parce qu’il y a une trentaine d’années, je me suis un jour exclamée sur une œuvre que je trouvais très féminine. Et l’artiste a failli m’arracher les yeux, parce qu’elle n’était pas du tout d’accord, qu’elle « faisait une œuvre », pas « une œuvre féminine » !
K. : Je pense souvent à un texte de Rilke, extrait de « Lettre à un jeune poète », dit par Barbara, où il écrit que les femmes imiteront longtemps les manières masculines et les mauvaises manières masculines. Jusqu’au jour où, ayant trouvé leurs entités particulières, elles reviendront vers le féminin. J’ai aussi organisé cette exposition pour les jeunes artistes filles. Parce que, si l’on prend les modèles qu’on leur propose dans l’Education nationale, ils sont essentiellement masculins. Alors, le jour où elles vont commencer à créer, que vont-elles faire de leur féminin ? Elles vont se dire que, pour réussir, il faut qu’elles aillent vers le modèle masculin, et en conséquence, étouffer leur partie féminine. Pour moi, il est évident que, même talentueuses, elles sont encore dans cette modélisation, ce formaté par l’homme et la société des hommes. Donc, pour être convenablement quelqu’un, elles ne voudront pas être elles-mêmes, de peur de s’entendre dire que ce sont « des ouvrages de dame » !
ENTRETIEN REALISE LE 31 MARS 2010 A LA GALERIE SENAC DE MEILHAN, A LA FLOTTE-EN-RE