Jeanine Rivais : Karianne, vous avez dit hier que vous étiez "très nordique".
Karianne : C'est vrai. Je suis norvégienne. Je vis en France depuis douze ans.
JR. : Et qu'est-ce qui vous a amenée en France ?
K. : L'amour ! Mon homme !
JR. : Voilà une bonne motivation ! Diriez-vous que la façon dont vous présentez vos œuvres est influencée par vos origines nordiques ?
K. : Pas vraiment picturalement. Par contre, je veux dire que j'ai vécu dans un pays où l'éducation est tout à fait différente de celle de France. Où l'art est beaucoup plus présent à l'école. Nous avons des professeurs spécialisés, qui ont fait au moins trois ans d'étude dans le domaine de l'art. C'est plus cela que je sens, parce que j'ai reçu cette éducation depuis toute petite, avec l'art et la créativité.
Dans mes œuvres, il est vrai qu'il y a quelque chose que j'ai vécu dans mon éducation, c'était un grand projet que nous avions fait. Et c'étaient des collages. Peut-être cela m'a-t-il influencée, mais pas le fait que je sois norvégienne.
JR. : Diriez-vous que vous avez apporté quatre œuvres en un quadriptyque ? Ou bien diriez-vous que vous avez apporté quatre œuvres qui peuvent se lire séparément ?
K. : Je n'ai apporté qu'une seule œuvre. Bien sûr, elles peuvent se lire séparément. C'est la première fois que je les expose ensemble, comme cela était prévu dès le début. Bien sûr, je peux exposer séparément ces quatre parties. Mais le message dans son entier a besoin des quatre éléments.
JR. : Vous avez, sur le triptyque du bas, un personnage légèrement penché en avant, avec un bras en arrière, et puis les jambes –et c'est logique-, tout à fait en bas. Ensuite, il y aurait les idées que cette femme a en tête. Etes-vous d'accord avec cette analyse ?
K. : C'est vrai. Oui, c'est ce que l'on voit.
JR. : Chacune de ces parties est faite de dessins, d'incrustations, collages de textes, dessins, personnages. Ces personnages, surtout dans la partie haute que j'ai appelée "le brassage des idées", sont apparemment des personnages célèbres appartenant au passé…
K. : Oui. C'est toute une recherche sur le Prix Nobel de la Paix. Je suis partie du fait que le créateur de ce Prix s'appelait Alfred Nobel. Il s'était installé en France à la fin du XIXe siècle. Depuis longtemps, beaucoup de gens me posaient des questions sur lui, du fait que je sois norvégienne.
La première cérémonie pour attribuer le prix Nobel avait eu lieu à l'ancienne Académie royale de musique de Stockholm, le 10 décembre 1901. À partir de 1902, les prix furent remis par le roi de Suède le 10 décembre de chaque année, hormis le prix Nobel de la paix qui était remis par le roi de Norvège car, jusqu'en 1905, la Suède et la Norvège relevaient de la même Couronne. C'est à compter de la séparation de ces deux nations en 1905 que cette répartition des prix Nobel entre les deux pays a été arrêtée. C'est pourquoi le Prix Nobel de la Paix est décerné à Oslo.
J'ai étudié sa vie, comment il a vécu, son enfance, pourquoi il a créé ce Prix… Ce qu'il a vécu, pour avoir envie de le créer ?
Sur mon tableau, on a en bas, la fraternité, l'histoire d'Alfred Nobel, son enfance en Russie, avec ses parents, de grands industriels qui fabriquaient des armes pour la Guerre de Crimée : toute la fortune de la famille Nobel.
J'ai regardé ensuite ses relations avec les femmes qui ont eu une importance dans sa vie. J'ai trouvé celle qui s'appelait Bertha Von Suttner, une baronne autrichienne, qui avait fait passer une annonce pour devenir gouvernante dans la maison d'Alfred Nobel. Finalement, elle n'a pas pris le poste, mais elle est devenue amie intime avec lui. D'ailleurs, c'est peut-être grâce à elle qu'existe le Prix Nobel de la Paix, parce qu'elle était la première femme militante en Europe. Elle était très active. Elle faisait beaucoup de conférences. Elle incitait Alfred Nobel à l'imiter. Lui a créé ce Prix, dont il subsiste encore aujourd'hui, des traces importantes. Mais elle, disait qu'il fallait agir, parler à leur époque, et non pas œuvrer pour le futur.
Dans l'autre partie du tableau, il y a donc aussi des recherches historiques que j'ai tirées de livres, mais surtout des archives nationales. Pour voir la véritable corrélation entre Alfred Nobel et Bertha Von Suttner.
Il y a eu, ensuite, dans sa vie, une autre femme, une fleuriste viennoise qui s'appelait Sophie Hesse. Elle était apparemment très romantique, fidèle à Alfred bien que lui, refusait de se marier. Il la couvrait de cadeaux, et ils ont eu une relation très forte. Mais elle l'a quitté pour un mathématicien.
En haut, on voit à travers ce personnage la Liberté et l'Energie. Dans le nuage, on voit les solutions que lui proposent les lauréats des Prix Nobel de la Paix.
Pour vous expliquer ensuite comment je crée ces tableaux, je rappelle qu'ils sont basés sur des recherches. Picturalement, l'image que l'on voit est faite de hasards, mais liés à mes recherches. Par exemple, j'avais commencé avec le parti de Sophie Hesse. On voit donc un parti vert, avec des cheveux. J'avais commencé à peindre la rivière qui passe dans mon village. J'ai vu les algues, etc. J'étais allée avec les Peintres de la Vallée, des peintres classiques qui étaient là pour le paysage. J'avais sorti une grande toile, ce que je ne fais jamais !
Plus tard, j'ai su que j'allais créer ce polyptyque, et j'avais déjà les thèmes. J'ai regardé ensuite la boiserie autour de la grande roue du moulin de Fourges, et je me suis rendu compte qu'on y voyait une sorte de profil. C'est ce qui m'a suggéré le visage. Pour réaliser le côté où j'ai placé Bertha Von Suttner, j'ai commencé à regarder l'architecture des constructions de guerre sur les plages de Normandie. J'ai vu des canons, avec ce beau style d'Art nouveau. Je les ai peints, avec le fileté en bas.
Finalement, j'ai compris que le thème de mon tableau était Bertha Von Suttner et son histoire, le livre qu'elle a écrit, qui s'intitule "Bas les armes". J'ai donc transformé les fusées en bras pour qu'elle puisse se battre pour la paix. Ceci est la partie "Egalité". Et en bas, la partie de cette perspective, ce sont les tableaux sur la "Fraternité". C'est une image qui me suit depuis mes études à l'école, qui ne me lâche pas. Ce sont les perspectives dans un espace, la communication… que j'ai trouvées en regardant la poste principale d'Oslo. Encore une fois, en fait, des éléments architecturaux.
JR. : On pourrait dire que dans ce quadriptyque, vous n'avez pas laissé un centimètre carré de libre, sauf une petite trouée bleue qui nous amènerait psychologiquement sur une notion d'espoir ?
K. : Oui. Il ne faut jamais perdre l'espoir.
JR. : Diriez-vous que le choix de ce thème est plutôt sociologique ? Ou pensez-vous que ce soit tout à fait subjectif, comme si vous étiez vous-même une militante de la Paix ?
K. : Je dirais les deux. Clairement les deux.
JR. : Tous ces écrits que vous avez placés sur votre tableau, sont vraiment tous des écrits militants ? Il est pratiquement impossible de les lire un par un, d'autant que certains sont coupés, recouverts par d'autres, ou par de la peinture, etc. Quand vous avez fait vos collages, qu'avez-vous laissé volontairement lisible ?
K. : J'ai mis ou essayé de mettre en clair ceux qui, pour moi, étaient les textes les plus importants.
JR. : Ce n'est donc pas la composition "physique" de votre tableau qui a supprimé certains écrits, mais vous qui avez supprimé volontairement, ceux qui vous paraissaient un peu moins importants ? En somme, vous avez composé vos collages en fonction de l'importance que vous donniez aux textes ?
K. : Oui. C'est une recherche de documentaliste : essayer de faire sortir l'essence de ce que l'on attend dans le texte.
JR. : J'ai été un peu choquée par ces trois assiettes que vous avez ajoutées à côté de votre quadriptyque. Il me semble que votre panneau aurait été plus significatif si vous n'aviez eu que lui sur votre cimaise. Que viennent faire ici, ces assiettes ?
K. : Je sais que l'œuvre serait mieux mise en valeur sans ajouter autre chose autour. Mais je les ai ajoutées, parce que, pour moi, il est important également, dans un festival comme celui de Bézu, de montrer au public, que je fais aussi des œuvres plus adaptées aux gens de la rue, à la vie quotidienne. Je veux qu'on apporte aussi l'histoire dans la vie quotidienne. Parce que, avec une œuvre comme mon quadriptyque, personne ne peut l'emporter chez soi. C'est donc pour offrir aux visiteurs, un petit morceau de mon histoire afin qu'ils puissent l'intégrer à leur vie quotidienne, déguster dedans un bon repas, tout en regardant ces petits fragments d'art.
JR. : Y a-t-il autre chose dont vous auriez aimé parler ? Des questions que je n'ai pas posées ?
K. : Sur l'œuvre en elle-même, je peux vous dire que c'est un début de recherche ; le début d'un concept qui porte le nom de mon projet artistique. C'est la première édition de ce que j'appelle "Péri-Nobel". D'autres éditions, et d'autres recherches suivront. C'est pour moi une source infinie, et j'ai hâte de voir la suite de cette recherche. Ce sera en fait un travail de toute une vie.
Je voudrais aussi ajouter que lire l'œuvre en soi, comme c'est le cas ici, sur un mur, est presque impossible. Il y a tellement de détails, qu'il faudrait s'arrêter devant pendant très longtemps. C'est pourquoi je voudrais encore développer ce projet. Et je suis aujourd'hui à la recherche d'un moyen de développer un collage scénique, avec plus d'images qui bougent dans l'espace ; avec aussi toute la mystique. J'ai déjà environ une heure de composition développée avec un musicien et une comédienne qui lit les mots de mes tableaux. J'aurais aimé le mettre ici, pour que le public puisse l'écouter.
JR. : Dans une telle œuvre, qui est absolument militante, la subjectivité prend-elle le dessus ? Est-ce que vous y introduisez vos goûts personnels ? Ou est-ce que vous avez seulement voulu faire œuvre d'historienne ?
K. : Ce sont aussi mes goûts personnels. Mais il y a aussi la région, la vie qui nous influencent. Par exemple, je ne pense pas que j'aurais peint des cheveux verts si je n'habitais pas là où j'habite, si je n'étais pas allée un jour avec les Peintres de la Vallée, qui peignent à l'huile des paysages. Ce sont toujours des petits morceaux de moi, c'est sûr. Sinon, ce ne serait pas possible !
Cet entretien a été réalisé au Grand Baz’Art à Bézu, le 16 mai 2010.
** Alfred Bernhard Nobel, (1833- 1896) est un chimiste, industriel et fabricant d'armes suédois. Inventeur de la dynamite. Dans son testament, il légua son immense fortune pour la création du prix Nobel. L'élément chimique nobélium a été nommé ainsi en son honneur.
En 1846 est découverte la nitrocellulose, puis en 1847, par Ascanio Sobrero, la nitroglycérine. En 1850, Alfred Nobel passe un an à Paris pour étudier sous la direction de Théophile-Jules Pelouze, collègue d'Ascanio Sobrero. Rentré avec son père en Suède, Alfred se dédie à partir de 1862 entièrement à l'étude des explosifs et en particulier à l'utilisation et la commercialisation sécurisée de la nitroglycérine.
Alfred Nobel réside à Paris à partir de 1875 et, en 1881, il acquiert l'ancien château de Sevran en Seine-et-Oise (actuellement en Seine-Saint-Denis). Dans son laboratoire français, il invente un nouvel explosif de puissance très supérieure à la dynamite. Composée de nitroglycérine (93%) et de collodion (7%), la « dynamite extra Nobel » (brevet de 1875) n'est autre que la dynamite gomme ou dynamite plastique (à ne pas confondre avec le plastic qui est un mélange d'hexogène et/ou de penthrite avec une huile et un plastifiant).
C'est la publication erronée par un journal français d'une nécrologie prématurée, condamnant son invention de la dynamite en 1888 qui le décide à laisser une meilleure image de lui au monde après sa mort. La nécrologie affirmait ainsi : « Le marchand de la mort est mort. Le Dr. Alfred Nobel, qui fit fortune en trouvant le moyen de tuer plus de personnes plus rapidement que jamais auparavant, est mort hier »
En 1890, Alfred Nobel quitte la France pour s'installer dans sa villa située au bord de la Méditerranée, à San Remo en Italie. Le 27 novembre 1895, au club suédo-norvégien de Paris, Nobel met un point final à son testament en léguant l'intégralité de sa fortune pour la création du prix Nobel.
Il meurt d'un accident vasculaire cérébral le 10 décembre 1896 à San Remo et est enterré au Norra begravningsplatsen à Stockholm.