jeanine rivais
jeanine rivais

Depuis le XVIe siècle, le poème de Du Bellay sert de référent à quiconque part pour un voyage dont l’impact peut changer sa vie, qu’il soit physique, culturel, cultuel, voire intérieur. Pourtant, seuls, les deux premiers vers,

« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme celui-là qui conquit la toison… »

impliquent admiration, nuancée d’une petite pointe de jalousie. Le reste n’est que regret, lamento de l’exil. Rien à voir avec le plaisir de voyager, partir à l’aventure, se fondre dans l’inconnu.

le voyage au long cours...(Branciard)
le voyage au long cours...(Branciard)

Mais, d’abord, qu’est-ce que voyager ? Chacun sait bien que, pour voyager l’esprit ouvert, il faut « être jeune » et disponible, et qu’être jeune est une inclination d’esprit bien plus qu’une question d’âge. Jeune, Du Bellay l’était. Mais assurément pas dans la bonne inclination d’esprit, puisqu’il eut besoin, pour affirmer l’importance de son propre périple, d’évoquer deux grands voyageurs de la mythologie grecque, Ulysse et Jason. Regrettant même, de ne pouvoir bénéficier de l’aide des dieux qui avaient accompagné le périple de ses deux exemples ; l’un, héros de l’Odyssée d’Homère, l’autre menant l’expédition des Argonautes à la conquête de la Toison d’or.

 

                Quel que soit le parcours du voyageur du XXIe siècle, il est différent de ceux du siècle de Du Bellay, beaucoup plus large, dans l’espace et le temps. Mais, indépendamment de l’époque, qu’attend de son voyage, celui qui s’en va vers « ailleurs » ? Que pense-t-il découvrir ? Que découvre-t-il ? Comment est-il prêt à accueillir ce qu’il découvre ?... Quelle ouverture ou quels empêchements, sa propre culture lui confère-t-elle ? On a depuis toujours glosé sur les gens emportant dans leurs bagages ce qu’ils ont de plus familier (nourriture, etc.), empêchés qu’ils sont, d’accepter ce qu’ils ne connaissent pas. De là, un fort sentiment d’échec s’ils ne retrouvent pas la même chose « ailleurs ».

Et pourtant, « raconter son voyage », c’est mettre en avant, parfois, les savoirs que l’on a emportés avec soi afin d’établir des comparaisons. Mais surtout, c’est énoncer ceux que l’on a acquis, ou que l’imaginaire a brodés à partir de la réalité. C’est tenter de faire partager à autrui toutes les émotions, les plaisirs, les chagrins ou les peurs que l’on a éprouvés ; retrouver les temps que l’on croyait forts et qu’on a oubliés, décrire ceux que l’on avait pris pour des petits riens, qui jaillissent de la mémoire, et seront dans le futur de précieuses réminiscences. D’où il faut conclure qu’il y a autant de réponses que d’individus.

Et, peut-on mettre sur un même plan, les grandes expéditions (Christophe Colomb, Amundsen, Lord Shackleton…) qui sont des voyages où chacun sait, en partant, qu’il met en jeu  sa vie ; et le voyage du particulier qui, où qu’il aille, reproduit des schémas tutélaires ? L’image de la tempête, l’excitation de la découverte, peuvent-elles procurer semblable agitation intime, semblable sens du danger, semblable appréhension des leurres et des illusions ? Subséquemment, comment comparer la forme et la place des récits de voyages impliquant des découvertes, foulant des espaces vierges, l’impact qu’ils peuvent produire sur leurs lecteurs ; avec une narration aussi imagée soit-elle d’un voyage ordinaire ?

Existe-t-il, en somme, un art de voyager ? Un art de conter son voyage ? Et, plus intense, un art de transmettre le point crucial où un périple atteint la puissance d’une odyssée intérieure ?

               

le voyage intérieur (J. Karom)
le voyage intérieur (J. Karom)

Odyssée intérieure : Sans se comparer à Bouddha, aux Sages qui ont enseigné à travers le monde, ou à des êtres d’exception comme Martin Luther King et son « I have a dream… », quel être ne s’en est un jour allé au-delà du rêve où personnages, décors et intrigues sont créés par son subconscient ? Qui ne s’est un jour coupé du monde pour se plonger dans une « histoire » ? Au cours de laquelle il contrôle à son gré sa propre personne, construit sa propre intrigue, son propre décor en faisant appel à son imagination ou ses souvenirs, et surtout à son conscient ? Où il est seul maître de l’aventure qu’il « vit » ? Où il décide de l’évolution de l’action et de son déroulement à la loyale ou par trahison ; par grandeur ou décadence, etc. En somme, une histoire où l’individu peut, selon son caractère, se rabaisser, se satisfaire ou se surpasser, dans un scénario qui, pendant qu’il « vit en autarcie », lui est une réalité. Ainsi, pour revenir à Du Bellay que préoccupe essentiellement le voyage intérieur poétique, celui-ci est surtout une quête de l’infini. Une fuite et un refus du monde réel. Le poète, en effet, est une sorte de voyageur qui cherche la profondeur intime des mots, les associations concordantes ou dissonantes des termes… Il est créateur d’un univers de lieux mentaux. Sa quête est de liberté, de révolte, de subversion contre des formulations banales.

 

                Mais s’il en va ainsi des poètes, chez les artistes, plasticiens de tous horizons, qu’en est-il ? Eux qui, par excellence, captent à travers leurs œuvres, l’appel puissant des profondeurs de leur être ? Qui, bien souvent, revenus de leurs illusions sur le monde réel, partent sans relâche à la recherche d’eux-mêmes ? Qui, -il s’agit bien sûr, des « authentiques créateurs », pas des faiseurs- au lieu de refouler leurs fantasmes, les fixent sur la toile, les gravent dans la terre, le bois, la pierre…? Qui vont parfois si loin dans ce voyage, que ne plus créer leur est impensable, voire mortel ; et que créer les entraîne dans un véritable traumatisme sans échappatoire… ?

                Car la création artistique ne peut se réduire à une simple imitation du réel ou la transcription d’une émotion. Elle se doit d’aller au-delà de la reproduction de formes éculées, parce que trop souvent ressassées. D’imaginer, pour traduire les fantasmes les plus intimes, des formes inédites et personnelles. En même temps, peintre ou sculpteur se doivent de continuer au-delà du simple « dit » personnel, pour élargir leur œuvre, l’universaliser. S’exiler, en quelque sorte comme le fit Du Bellay, même à leur corps défendant. Revenir d’assez loin pour transmettre tout le poids de ce périple. Et c’est lorsque le « paysage mental » ainsi exploré est extériorisé, qu’il prend son caractère magique, et devient celui du visiteur.

le petit voyage autour de chez soi (Pignat)
le petit voyage autour de chez soi (Pignat)

Dans ces conditions, les artistes « voyagent-ils » par leurs créations. Déjà, et indépendamment d’eux, l’art a toujours voyagé. Au-delà des flux migratoires emportant à l’aube de l’humanité les premières manifestations d’imaginaires puissants ; au-delà des mariages princiers échangeant les plus belles marques de leur civilisations respectives… les vainqueurs ont toujours rapporté chez eux les trésors artistiques des vaincus (pensons aux dieux d’or des Incas dérobés par les Espagnols ; à Napoléon et aux Anglais pillant les mânes des pharaons ; sans oublier les nazis volant par trains entiers les œuvres les plus célèbres d’Europe…) Heureusement, l’art voyage également au gré des expositions, dans des itinéraires qui dépassent parfois l’imagination ; telles les fresques de Stabine exhumées naguère des cendres du Vésuve, et revenues à Ravenne, en notre fin de décennie, via Hong-Kong, Saint-Pétersbourg, Washington et l’Autriche…Et l’on pourrait à l’infini multiplier les exemples…

 

                Si les œuvres voyagent, comment les artistes voyagent-ils ? N’est-ce pas, justement, au cours des expositions, une fois leurs œuvres achevées, par leur désir de prendre à témoin le visiteur de la richesse de leur imaginaire ? Du grand don de soi que représentent leurs créations ?

Et puis, se retrouvant côte à côte en un même lieu, leur rencontre ne s’articule-t-elle pas autour d’un désir commun de parler de leur sentiment d’évasion dans la création ; de la perte de soi et du témoignage de cette perte ; de la façon de se retrouver au bout du rêve éveillé, concrétisé et confié au regard des autres créateurs ?

Et n’est-ce pas, pour eux, chaque fois, une obligation de se remettre en cause, que ces « regards » croisés tellement différents ; ces patchworks d'expressions constructives, proposés au gré de ces rencontres si particulières ; ces talents qui s’illustrent à travers les questionnements profonds de leurs vies fantasmées ; ces interrogations sur la sincérité, l’authenticité de leur œuvre, à partir de leur moi profond étalé aux yeux de tous ; ces face-à-face fantasmagoriques, comme autant de façons de lutter contre la peur et la mort ?

 

                Depuis près d’une décennie, les artistes qui se succèdent au Festival de Banne, à l’invitation de sa fondatrice Marthe Pellegrino, ne sont-ils, pour la plupart, les illustrations complexes et vivantes de tous ces questionnements ? Gageons que, comme les manifestations précédentes, 2010 apportera dans ce village son lot annuel de bouffées délirantes, de plénitudes apaisantes, de cassures tourmentées, de voyages intérieurs multiformes ! « Heureux [ceux] qui, comme Ulysse » vogueront vers tous ces créateurs, familiers ou inconnus ; « Heureux » ceux qui, comme Jason, venus parfois de fort loin, emporteront, chez eux, au bout de leur voyage, quelque magnifique… toison d’or !

                                                                                                                               Jeanine Rivais.

Ce texte a été publié dans le magnifique catalogue qui accompagnait ce XVe festival de Banne 2010.