Jeanine Rivais : Natacha, vous êtes très jeune. Il me semble que, pour le moment, vous êtes en recherche d’un thème qui vous caractérise ? Car, hormis la licorne qui est très connotée dans le monde de l’imaginaire, les autres œuvres sont un peu diverses ou touchent à des petits moments du quotidien ?

Natacha : C’est l’impression que cela donne. Mais en même temps, elles sont parfois issues de « grands moments » de la vie, en fait. Par exemple, avec la dame hippopotame, les gens voient souvent un thème comique, humoristique, à cause de son bonnet un peu rigolo, sa bouée... Or, le titre est « Au secours » et, en fait, elle est tétanisée à l’idée de sauter dans l’eau. Et cette panique est peut-être reliée à des peurs beaucoup plus profondes que le fait d’aller faire une simple petite baignade ?

 

JR. : Vous avez parlé d’une « dame hippopotame » : faut-il prendre ce terme au sens d’une personne très grosse ; ou au sens de quelqu’un qui vivrait principalement dans l’eau ?

N. : Je pense que tous les animaux sont plus ou moins anthropomorphiques. A l’arrière-plan de leur caractère, il y a souvent les êtres humains.

 

JR. : Il faut donc la voir comme une dame qui a envie de se lancer, mais qui n’ose pas ?

N. : Oui. Quelqu’un qui a peur du vide. Peur de l’avenir. Peur de se lancer dans le grand bain de la vie, peut-être ?

 

JR. : Par contre, je trouve que le suivant est construit sur le mode de l’humour. Il s’intitule « Le moulin à légumes ». Et si tous les éléments du moulin sont présents, ils ne sont pas à leur place. Ainsi, n’y a-t-il pas de fond. Il ne peut donc ni tourner, ni broyer ? Dedans, vous avez placé des personnages, dans des positions un peu gymniques. Comme s’ils étaient plutôt dans un cirque.

N. : Pour moi, ce moulin qui est supposé tourner est le grand cirque de la vie. En haut, il y a un minuscule gugusse qui tourne la manivelle. De sorte que les personnages, contrairement à ce que vous supposiez, tournoient dans cette machine, jusqu’à ce qu’ils se transforment en légumes.

 

JR. : Ce serait donc une critique sociologique ?

N. : Oui, presque. C’est être broyé par le monde très dur, parfois très abrupt.

JR. : Cette femme hippopotame que nous venons d’évoquer était dans des couleurs très vives. Ce tableau est, au contraire, dans des couleurs sombres, ternes. Les personnages sont complètement burinés, pas du tout peaufinés comme l’était la précédente. Puisque les deux sont dans une situation de grande difficulté, pourquoi l’un est-il tellement fignolé, et l’autre conçu de façon tellement grossière (sans que le mot soit péjoratif) ?

N. : Je pense que chacun de ces personnages relate peut-être une partie de mon histoire ? Que cette dame qui a peur de sauter dans le grand bain de la vie est peut-être moi ? Et ces personnages menacés d’être transformés en légumes, correspondent à une période de ma vie, avant que je sois sculpteur. J’ai longtemps travaillé en entreprise. J’étais dans ce carcan, dans ce moulin, et c’était terrible. Une mort lente.

 

JR. : Cela signifierait que, par l’art, vous êtes sortie de cette mort lente ?

N. : Oui. Par la sculpture.

 

JR. : Mais alors, quand avez-vous commencé à sculpter ? Quand vous avez été incapable de rester plus longtemps dans le moulin à légumes ?

N. : Il faut que je raconte un peu ma vie : je viens d’une famille bourgeoise, où le modèle social est la réussite professionnelle. Comme en plus, toute ma famille est très scientifique, et que j’ai toujours été très littéraire, très artistique, j’ai toujours été le vilain petit canard. Pendant longtemps, je me suis efforcée d’entrer dans le moule, de me conformer au modèle avec le plus grand sérieux. J’ai été cadre dans de grandes entreprises pendant une quinzaine d’années. Et puis un jour, j’ai dit « stop !! » Je n’en pouvais plus de la voiture, des embouteillages, de la répétition d’actions qui, pour moi, avaient de moins en moins de sens. Et surtout, j’ai eu deux enfants, et il était de plus en plus difficile de les avoir mis au monde, et de ne pas les voir. Ce sont donc mes enfants qui m’ont fait prendre conscience de l’insensé de la situation.

Par la suite, lorsque mon fils a eu quatre ans, il vivait très mal la maternelle, parce qu’il était un enfant précoce et les choses ne se passaient pas bien. Il avait beaucoup de mal à s’adapter au système, et il était très malheureux. Je ne pouvais plus le laisser seul. Je me suis très vite totalement désinvestie de mon travail de salariée. Au début, j’envisageais juste de rester chez moi, et de m’occuper de mes enfants. Mais, peu à peu, le besoin de sculpture est devenu de plus en plus impérieux.

 

JR. : Mais comment est-il né ?

N. : Je pense qu’il remontait à ma petite enfance, où j’avais fréquenté une Maison de la Culture, où je faisais des petites sculptures en terre. Apparemment, je n’avais jamais oublié cette sensation. C’était un besoin qui me ramenait à quelque chose de primitif, de vrai. Je n’ai pas pensé à tout cela. Cela n’a pas été une démarche réfléchie. Mais je me suis mise à en faire un petit peu, puis beaucoup. De plus en plus, jusqu’à investir une pièce de la maison. Enfin, d’y travailler tout le temps.

 

JR. : On peut donc dire que vous êtes dans une démarche de prospection. Parce que se trouvent à la fois dans vos œuvres, quelques humains, mais aussi des animaux humanoïdes. Comme si vous hésitiez à « raconter » vos histoires avec des hommes (tortue-reliquaire, sirène…)

N. : En fait, le titre de ce que vous appelez « sirène » est « Comme une baleine », et cette oeuvre a plutôt à voir avec la grossesse. Mes sculptures naissent souvent de l’observation du monde, des êtres humains. Comme si j’avais pris un peu de recul, et que je les regardais d’un autre œil.

 

JR. : Mais dans ce cas, pourquoi avoir choisi des animaux, comme Esope ou La Fontaine ? Est-ce parce que c’est plus facile pour vous d’exprimer un défaut ou un sentiment, en créant des animaux plutôt que des humains ?

N. : Je ne sais pas, je n’ai pas réfléchi à cette possibilité.

 

JR. : Il me semble que si je considère la licorne, très colorée, très décorée, et ce flamant rose, on peut considérer qu’ils sont à la limite du kitsch ! 

N. : Oui. On me le dit souvent. Mais pour moi, c’est plutôt onirique. La licorne appartient au domaine du rêve, à l’univers des contes, à l’enfance, en somme. Le flamant est quelque chose d’un peu différent. Il y a aussi son appartenance au monde de l’imaginaire, avec ses longs cils en plumes, etc. Mais étrangement, il m’a été inspiré par un de mes meilleurs amis qui me fascinait par son côté mi-homme mi-femme. Qui avait, en somme une identité propre, mais qui continuait à se chercher sans arrêt. Et le flamant me fait penser à cette problématique.

 

JR. : En quel matériau l’avez-vous réalisé ? Car il ne semble pas être en terre ? Il semble qu’il ne soit pas dans le même matériau que la tortue ou la licorne ?

N. : En effet, je travaille le papier et le plâtre. Mais en règle générale, je travaille la terre ?

 

JR. : Et pourquoi cacher complètement la terre sous une couche de peinture ou d’émaux ?

N. : Ce sont des patines faites à partir de pigments naturels que je mélange avec de la gomme laque comme liant. Parce que mon univers est coloré. Parce que j’ai besoin de cette couleur. C’est la vie ! Parfois, j’hésite à peindre ainsi mes œuvres ; mais elles prennent toute leur dignification une fois colorées.

 

JR. : Il me semble que l’esprit des œuvres que vous avez apportées est assez disparate. N’avez-vous jamais eu envie de réaliser une série, de travailler par thèmes. Parce que j’ai l’impression qu’en ce moment, vous « picorez » ?

N. : Oui. Ce sont des instants de vie. Des émotions. Parfois, des choses du quotidien, d’autres fois beaucoup plus universelles. On m’a demandé déjà de réaliser des séries, mais je n’en ai absolument pas envie. Je ne me sens pas capable de faire plusieurs œuvres pareilles !

 

JR. : Attention, je ne vous suggérais pas de faire commercialement une série. Ma suggestion était de réaliser des œuvres qui appartiendraient à un même esprit. Par exemple, la licorne, animal un peu magique, qui appartient à l’imaginaire universel, ne se situe pas dans le même créneau qu’une tortue ou un hérisson. Par contre, elle peut faire penser à d’autres animaux fabuleux, à des imaginaires proches.

Quand je dis « série », le mot n’est peut-être pas bien choisi. J’aurais peut-être dû dire « des univers » ?

N. : Oui.  Je pense que je vais aller vers cette idée, que je m’en rapproche. Mais même dans ce cas, je crois que le résultat semblera toujours un peu disparate au public parce que, même quand je reste dans un unique sujet, un même thème, ma façon de le traiter peut être extrêmement différente d’une sculpture à l’autre.

 

JR. : Y a-t-il d’autres sujets que vous auriez aimé aborder ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n’ai pas posées ? Des abords pour lesquels vous auriez aimé aller plus loin ?

N. : Je voudrais simplement dire que je suis une artiste qui commence juste à sortir de sa coquille…

 

JR. : Complètement autodidacte, donc ?

N. : Voilà. Je travaille actuellement dans un atelier d’art, avec d’autres artistes, ce qui me pousse en avant, m’empêche de me sentir seule dans mon atelier. Malgré tout, je me sens souvent en décalage avec ce que peignent les autres.

 

JR. : Comment en êtes-vous venue à la filière marginale ?

N. : C’est un peu le hasard. Je cherchais à montrer mon travail à Paris. J’ai fait quelques salons. Et puis, un jour, je suis tombée sur l’Univers des Singuliers. Dans lequel je me suis reconnue, à la fois par la démarche autodidacte que par le caractère spontané de certaines œuvres qui me parlaient immédiatement. Parce que je n’aime pas me trouver face à des œuvres pour lesquelles il faut une page d’explication avant de pouvoir y « accéder » ! Une œuvre peut plaire ou déplaire, nous laisser une impression positive ou négative, repoussante ou attirante, mais pas nous donner le sentiment qu’elle ne nous parle pas du tout. J’ai donc contacté Miermaigne, j’ai participé à ce festival en 2009. Et je me suis trouvée parmi d’autres exposants très sympathiques, fort éloignés des expositions auxquelles j’avais jusque-là été confrontée. Certes, j’ai trouvé dans les peintures un certain académisme qui m’a un peu déroutée, mais tout s’est passé dans une générosité, une bonne humeur qui m’a plu… L’aventure en somme !

 

ENTRETIEN REALISE LE 31 MARS 2010 A LA GALERIE SENAC DE MEILHAN, A LA FLOTTE-EN-RE.