ANDRE ROGER-PIERRE, dit ROHO
(Prononcer RO)
Entretien avec Jeanine Rivais.
*****
Jeanine Rivais : "Roho", dit "Ro", voilà une singulière désignation !
Roho : En effet, mais je ne saurai pas vous dire quand cela a commencé. Mes copains m'ont toujours appelé "Ro". Mon nom complet est long, et depuis toujours il a été comprimé. Plus tard, j'ai ajouté "ho" par fantaisie. En même temps, j'avais lu dans "Ma vie" de Young, des détails sur une tribu africaine, dont les membres crachaient dans leurs mains et les tendaient vers le soleil. Ils appelaient ce rite "Roho". J'avais trouvé cette ressemblance sympathique, et je l'ai continuée.
JR. : Je trouve ce pseudonyme plein d'humour ! Je ne sais pas si votre travail est plein d'humour, mais en tout cas il est plein de couleur !
R. : Oui. Je suis nantais, et souvent nous vivons dans le gris. Du coup, j'aime bien la couleur !
JR. : Comment définissez-vous ce travail ?
R. : J'ai du mal à le définir. Je ne suis pas capable de le définir. C'est ma cuisine ! Je travaille sur papier, à la gouache. Je commence souvent par un grand aplat coloré. Puis, petit à petit, je commence à faire des petits signes, à droite à gauche.
JR. : J'aurais plutôt pensé que vous partiez du centre ?
R. : Non, pas nécessairement.
JR. : Parce qu'il me semble qu'à chaque centre, vous avez placé quelque chose d'important : par exemple, un ectoplasme gris au milieu des autres qui sont rouges et plus personnalisés. Ailleurs, vous avez une bande verticale qui partage le tableau en deux. Sur un autre tableau, vous avez une petite composition ton sur ton avec le tableau, et tout autour, des vibrisses. C'est ce qui m'a fait penser que vous partiez du centre !
R. : Je dirai plutôt que je pars de la marge pour arriver au centre ?
JR. : En fait, vous resserrez votre travail, alors que je vous voyais l'élargir ?
R. : Oui, c'est plutôt ainsi.
JR. : En regardant votre travail, dans un premier temps le visiteur a vraiment l'impression qu'il est abstrait. Et qu'il n'est que dans des mouvements. Puis, en s'approchant, il s'aperçoit que ce qu'il avait pris pour un forme vague, est un petit personnage. Souvent un petit personnage qui a des ailes, etc. En fait, votre monde est très "habité".
R. : Oui. C'est comme un canevas. Petit à petit, je m'invente une histoire, et cela fait des bonshommes qui mènent leur vie sur le support.
JR. : Tous ces petits bonshommes ne sont pas sur un pied d'égalité : certains n'ont que la tête, d'autres ont un corps minuscule ; certains sont verticaux, d'autres non ; certains crient, d'autres pas… comment décidez-vous de leur anatomie, et de leurs situations "spatiales" ? Et, finalement, que nous disent-ils ?
R. : Je ne sais pas ce qu'ils nous disent. Ils doivent bien exprimer mes sentiments, mais je ne sais pas lesquels ! L'un de mes tableaux s'intitule "Tout le monde a besoin d'une maison"…
JR. : J'allais vous dire : "Vous fournissez à la fois l'habitat et l'habitant" !
R. : Oui, c'est bien cela. Du coup, j'ai répété plusieurs fois la même forme. Pas pour amplifier le sentiment que c'est une demande, un besoin vital pour l'homme ! Ensuite, je fais toute une cuisine dans laquelle il est impossible de déterminer si ce sont des liens, ou des moyens de voyager ? J'ignore s'il s'agit d'une prison ou d'une échappatoire vers la liberté ? A chacun de voir !
JR. : Je remarque tout de même que toutes vos maisons sont sans portes ni fenêtres ; et que tous vos personnages sont devant ou à côté. Vos maisons sont-elles donc des leurres, ou ont-elles une réelle "utilité" par rapport à vos personnages ?
R. : C'est sans doute que tous ces petits personnages ne peuvent pas y entrer ?
JR. : D'autant que la plupart du temps, ils sont plus grands que la maison !
R. : Finalement, ils ne font que la voir, et ils ne sont jamais dedans ! Peut-être que celui qui porte un toit sur la tête, est en train d'essayer de la construire ? Peut-être ?
JR. : Diriez-vous alors que, lorsque le tableau est partagé en deux par une bande verticale, il s'agit d'une route possible ?
R. : Oui. On peut, effectivement, imaginer que ce soit une route, un chemin. Du coup, lorsque la partie centrale est arrondie, elle ressemble plus à un cocon, donc un abri possible ? Celle-ci est peut-être plus habitable ?
JR. : Ceci dit, si l'on veut introduire de la psychologie, on peut penser à ces petits éphémérides d'autrefois, où chaque feuillet proposait un dessin avec un arbre, et la question était : "Où est la tête" ? Il fallait alors tourner la page en tous sens pour la trouver ! J'ai un peu l'impression que vous procédez de même dans vos œuvres.
R. : Ce que vous me dites ne m'étonne pas, parce que j'ai un souvenir d'enfance qui m'a toujours plu : Il s'agissait d'un livre en trois parties, avec des animaux découpés en trois parties avec lesquelles on pouvait changer la tête, changer un bout du corps, les pattes… J'ai toujours trouvé cela fabuleux. Cela ne m'intéressait pas de recréer les animaux. Ce qui m'intéressait, c'était de créer des êtres imaginaires. J'ai précédé de la même façon avec des cubes en bois. Et ce qui m'intéressait, c'était de pouvoir recomposer des êtres, d'être chaque fois surpris par le résultat, de ne pas connaître le résultat direct.
JR. : Pour en revenir à vos petits personnages de part et d'autre de la bande verticale du tableau qui est devant nous, ils sont également verticaux, et ils sont dans le sens de la montée. Ils ouvrent donc le passage. Mais ils vont se heurter à une forme blanche. On peut alors se demander comment ils vont pouvoir continuer pour arriver à ce que vous avez appelé un "cocon" (Qui dit cocon, dit naissance). Et arriver au personnage terminal, tout en haut du tableau, qui est cul par-dessus tête, et qui, lui, semble fermer la route.
R. : Problème ! Si l'on pouvait considérer que le bleu soit un élément liquide, on pourrait envisager qu'ils puissent passer dessous ? On peut imaginer qu'ils puissent réapparaître ailleurs !
JR. : En fait, je ne dirai pas que vos tableaux sont "des boîtes, parce que vous ne les concevez pas comme tels. Mais ce sont certainement des œuvres à fantasmes. Ils ne proposent rien de définitif. Tout est en devenir, dans vos œuvres. Donc, encore plus que chez d'autres artistes, la subjectivité entre en jeu, l'imaginaire du spectateur qui est complètement obligé d'inventer "son" histoire pour "s'en sortir" !
R. : Oui, voilà ! L'idée me plaît bien, de ne rien imposer ! Je n'aime pas que l'on m'impose des idées, donc j'aime bien ne rien imposer. Chacun peut chercher du sens dans ces petits personnages. Libre à chacun !
JR. : Toujours à propos de ce tableau que nous venons d'évoquer, je dirai que c'est le seul qui va me faire mentir dans ce que je vais dire maintenant : c'est que vous semblez complètement allergique à l'angle droit !
R. : C'est vrai ?
JR. : En tout cas, je n'en vois pas. Il y a bien quelques angles aigus dans vos compositions, mais aucun angle droit !
R. : En effet. Il y a certainement une raison ? Je n'aime pas du tout l'angle droit ! Pendant un moment, je faisais des cubes, mais j'en suis revenu ! Il m'arrive de faire de tout petits personnages avec des têtes carrées, et je fais chaque fois la relation avec ce que nous vivons, cette façon de nous emboîter !! Du coup, si nous avions tous des têtes carrées, il serait plus facile de nous emboîter ! Ce qui, pour moi, est tout à fait anti-humain ! Pour moi, l'angle droit n'existe pas dans la nature. En tous les cas, je ne l'y vois pas.
JR. : Venons-en à vos petits tableaux, où vos personnages sont plus finis, et me semble-t-il plus ethnologiques, car ils tiennent ce qui me semble être des masques.
R. : Oui. Je les ai intitulés 'L'entretien d'embauche". J'imaginais un petit personnage face à un recruteur ! On lui demande tant de compétences qu'il ne sait plus quel masque présenter ! Et, parmi les petits personnages qui sont derrière et réalisés au crayon à bille, il y a plus de tension.
JR. : On peut donc dire que vous passez de compositions qui pourraient sembler farfelues alors qu'elles sont très bien élaborées, où l'on n'a ni départ ni arrivée, à ces personnages qui seraient plus sociologiques ?
R. : Je ne sais pas s'ils sont "sociologiques" ? Ce que je sais, c'est que dans cette série, j'ai voulu coller à tout ce qui me fait réagir dans l'actualité. Avec les grands formats, je pars plus dans une espèce de délire, c'est-à-dire avec plus de "lâcher prise". Tandis qu'avec les petits, même si c'est très modestement, j'essaie de dénoncer ce qui me dérange dans le monde où nous vivons. Je prends plus position, comme pourrait le faire un dessinateur de presse. Pour moi, ce n'est pas la même démarche, parce que quand je les ai créés, je savais où je voulais aller, tandis qu'avec les grands je ne le sais pas.
JR. : Est-ce facile de passer de cet imaginaire complètement déstructuré, à ces personnages qui, eux, ont une signification bien contemporaine ?
R. : Ce sont deux façons de travailler différentes. Mais j'aime beaucoup l'aller-retour. Je pense que j'ai besoin des deux. J'ai parfois franchement besoin de m'évader ; et d'un autre côté, j'aime bien penser, réagir à l'actualité. Je crois que les deux sont complémentaires.
JR. : La couleur ! Il est impressionnant de voir vos choix de couleurs. Elles sont très belles, très douces. Mais en même temps, vos tableaux explosent littéralement. Quand vous êtes dans votre atelier, au milieu de tous ces tableaux tellement colorés…
R. : Cela ne se passe pas ainsi. Je vais commencer un tableau. Je vais passer une semaine à travailler dessus. Et puis, je le range, je l'oublie, et je passe à un autre. Je ne vis pas entouré de mes œuvres. Il ne faut surtout pas imaginer chez moi un endroit coloré, avec mes œuvres autour de moi ! Pas du tout !
JR. : Vous cachez donc cet univers de couleurs, et vous vivez comme un moine dans un atelier aux murs très neutres !?
R. : Je n'irai pas jusque-là. Mais il est certain que je ne les affiche pas chez moi ! L'idée qu'ils sont présents me suffit. J'ignore si c'est de la pudeur ? Mais, sans doute comme beaucoup d'artistes, il y a quelque chose dans la relation à mes œuvres, qui me rend mal à l'aide. J'ai été musicien à un moment donné, et c'est toujours une torture de me réécouter ! Un acteur, un comédien aime sans doute davantage regarder les films des autres que les siens…
JR. : Ah là là, que vous êtes optimiste !
R. : Tout cela est assez tortu ! On crée pour que l'on nous donne de l'amour, pour aller vers les autres. Moi, je suis heureux de partager ma création avec les visiteurs. Mais d'un autre côté, être sans arrêt confronté à ce que je fais, vivre entouré de mes œuvres serait pour moi de la folie ! Je pense même que c'est dangereux et que cela implique un moi surdimensionné.
JR. : Question que je pose à tous les artistes : Y a-t-il quelque chose que vous auriez aimé dire, des questions que vous auriez aimé entendre et que je ne vous ai pas posées ?
R. : Non, sauf que je voudrais dire que j'ai déjà eu l'occasion de lire vos différents entretiens. Sans vouloir vous passer de la pommade, je trouve que c'est un énorme travail, et en tant que lecteur je trouve cela très intéressant ! Cela permet d'avoir un contact avec les gens ; de côtoyer leur monde. Ils en parlent, vous en parlez, et je trouve que c'est bien de le faire ! La rencontre est immédiate, et cela m'apporte infiniment dans tous les sens du terme.
JR. : Eh bien, merci pour ces choses gentilles. Et bon festival.
Cet entretien a été réalisé à Banne, dans les Ecuries, le 16 mai 2010.