Jeanine Smolec-Rivais : Jean-Marc Aguilar, le spectateur ne vous rencontre jamais intra-muros, vous êtes toujours à l'extérieur, installé au pied de vos éoliennes. Qui tournent, d'ailleurs, de façon remarquable, donnant l'impression qu'il y ait un vent fou, alors que nous voyons à peine les arbres bouger. Comment réalisez-vous ce tour de force ?
Jean-Marc Aguilar : En fait, ce sont des éoliennes musicales. Chaque éolienne accède à une petite boîte à musique qui joue "La mer" de Charles Trenet. J'ai apporté six éoliennes, parties d'une installation qui en comporte trente. Et qui jouent toutes la même petite ritournelle. Comme elles sont actionnées par le vent, elles jouent à des vitesses et à des moments différents. Cela recrée une espèce d'environnement musical en inter réaction très aléatoire, et génère de nouvelles mélodies, de nouvelles sensations.
J.S-R : En même temps, le résultat est très doux. Est-ce qu'elles chantent plus fort quand le vent est plus fort ?
J-M.A : Quand le vent est plus fort, le chant l'est également un peu, mais surtout on n'entend que les aigus. Du coup, c'est beaucoup plus plat, plus mièvre comme ambiance ! Tandis qu'aujourd'hui, par exemple, c'est beaucoup plus chantant. On entend l'une ici, l'autre là… ou bien trois ou quatre… Après, toutes en même temps… C'est donc une petite mélodie au gré du vent.
J.S-R : Ce genre de travail –par ailleurs très harmonieux- n'a pas grand-chose à voir avec l'Art singulier. Comment êtes-vous arrivé au Grand Baz'Art à Bézu ?
J-M.A : Par relation, tout simplement. Je connais Anaka¹. En Savoie, nous avons plusieurs fois exposé ensemble. L'hiver dernier, elle m'a présenté à Jean-Luc Bourdila qui est passé à l'atelier, qui a bien aimé mon travail, et m'a proposé d'exposer mes éoliennes à Bézu. Il est vrai qu'elles n'ont pas grand-chose à voir avec l'Art singulier.
J.S-R : Mais elles créent un environnement très agréable.
J-M.A : Après, qu'est-ce que l'Art ? On peut s'interroger ! Si l'Art singulier est l'art des gens qui ne "savent pas faire de l'art", je ne suis pas non plus artiste, je ne suis pas sculpteur… Je suis juste un bidouilleur qui, à force d'assembler des éléments, parvient à faire quelque chose de poétique.
J.S-R : Justement, puisque vous parlez de votre atelier, je voulais vous demander si vous créez d'autres œuvres que des éoliennes ?
J-M.A : Oui. Je crée beaucoup de choses qui bougent, des choses en rapport avec le vent, notamment des girouettes. J'aime beaucoup les sculptures de jardins, des objets d'extérieur.
J.S-R : En quelles matières ?
J-M.A : Ce peut être n'importe quoi : du tissu, du béton, du fer, du plastique, des résines, des ordinateurs que je récupère dans la rue. En fait, j'aime bien récupérer les choses les plus diverses. Par exemple, tout le bois des éoliennes provient de récupération. Parfois, c'est même l'objet récupéré qui génère le produit final.
Je fais aussi du mobilier que j'appelle "des accidents", formé de divers éléments que je récupère à droite à gauche ; que je fais se rencontrer ; et qui, ensemble, finissent par faire quelque chose.
J.S-R : Mais ce n'est pas de la récupération sauvage : un clou par-ci, un bout de bois par-là, cela me semble beaucoup plus composé, moins aléatoire ?
J-M.A : Oui. J'ai eu la chance de travailler dans l'évènementiel, branche très gourmande de beaux matériaux. Aussi la chance de travailler pour de beaux magasins en Suisse, qui ont de nombreuses "vitrines" à travers le pays. Et qui présentent par définition de l'Art éphémère ; parce que, lorsque l'on fait une vitrine, elle dure au plus deux mois, et ensuite tout est jeté à la poubelle. Les sièges sur lesquels nous sommes assis sont faits de bois de vitrines que j'ai récupéré. J'ai donc, généralement, ces récupérations en grande quantité, et ce sont des matériaux de belle qualité.
Mais je peux aussi bien m'arrêter pour récupérer dans la rue un écran d'ordinateur, un tube cathodique, etc. Avec ces objets, je réalise des sortes de petits théâtres, d'écrans animés, des feux d'artifice à travers des fonds d'ordinateurs… Je démonte, je coupe le tube cathodique pour garder l'écran d'ordinateur comme s'il était intact, mais en fait je mets des fusées dedans. Et j'ai l'intention de créer un feu d'artifice qui durerait une dizaine de minutes, d'une centaine d'écrans qui exploseraient dans la nature.
Il y a toujours un côté visuel que j'aime bien, un côté poétique, et un petit quelque chose qui met en garde : par exemple, ces éoliennes font de la musique, mais elles pourraient aussi produire de l'énergie. J'aime beaucoup, en Espagne, ces éoliennes au sommet des montagnes, qui deviennent des sortes de Don Quichotte ; qui ressemblent à des fleurs… Qui ne dérangent rien, sauf peut-être les oiseaux. Mais je pense qu'entre une centrale nucléaire et des éoliennes, le choix est vite fait. Quand je regarde mes écrans d'ordinateurs, je me dis qu'aujourd'hui, on consomme à fond ; on achète parce qu'on est poussé à acheter ; et ensuite, lorsque le progrès propose quelque chose de mieux, on jette pour pouvoir racheter. Presque cent pour cent des écrans d'ordinateurs que je récupère dans la rue fonctionnent. Parce que nous sommes arrivés à l'écran plat, on jette les tubes cathodiques. Ce que l'on ne voit pas, c'est que tous ces objets ont été pensés, ont mobilisé des gens. Aujourd'hui, on jette, donc on pollue, les écrans sont "récoltés", envoyés en Afrique ou en Inde pour y être démontés…
Mon feu d'artifice à travers les écrans, sera un peu un clin d'œil pour rappeler que tout est basé sur le numérique, sur l'impalpable… Qu'arrivera-t-il demain si, à cause de la sécheresse, la France ne peut plus refroidir ses centrales ? Donc ne plus alimenter les serveurs ?
J.S-R : Vous êtes quelqu'un d'extrêmement militant ?
J-M.A : Oui. J'ai un discours à travers mon art qui se veut un peu détaché, mais qui pointe du doigt les problèmes actuels.
J.S-R : Pour en revenir à vos éoliennes, vous les faites toutes monochromes ? Celles qui sont ici, et sont toutes blanches, ressemblent effectivement à des fleurs quand elles fonctionnent toutes en même temps.
J-M.A : En fait, ces éoliennes devaient être toutes installées chez un ami dans une ville. Et nous avions trouvé amusant l'idée de les voir coincées entre des toits, ou sur quelques mètres carrés de pelouse ; alors qu'il y en a trente et qu'elles ont été conçues pour être posées dans un endroit où il n'y a rien d'autre que le Jura ou les Alpes, en toile de fond…
J.S-R : Vous êtes donc passé d'un décor idyllique à un décor bassement quotidien ?
J-M.A : Oui. Et, en fait, j'aurais presque préféré qu'elles soient installées en ville, à Paris par exemple, dans un jardin public.
J.S-R : Au festival de Banne, vient souvent Joël Bast, un artiste non pas d'éoliennes, mais de personnages grandeur nature, plus vrais que vrais. Quand il pose l'un de ses personnages à côté d'un groupe en train de discuter sur la place, vous êtes "sûr" qu'il est en train de discuter avec eux. Et ses personnages sont dispersés dans tout le village. Vous pensez que cela n'aurait pas été possible de placer vos éoliennes ici ou là, dans Bézu, par petits groupes ? Cela vous aurait permis d'en mettre plus ; et elles auraient "parlé" davantage au public ?
J-M.A : Oui, mais il aurait fallu faire un repérage avant. Or, j'habite à six cent cinquante kilomètres ; et il aurait fallu tenir un discours avec les organisateurs. Et puis, la météo n'était pas très favorable… En fait, la veille je n'étais pas sûr de venir. Mais oui, tout est possible, tout est envisageable. Mais il n'y a pas en ville, beaucoup de choses en rapport avec l'Art singulier à Bézu. Et puis, ce n'est pas une ville, c'est un village où les gens sont plus en voiture qu'à pied. Je ne sais pas s'ils auraient compris le sens de ces éoliennes dispersées ça et là ? Et même les gens qui circulent à pied ne remarquent même pas forcément qu'il y a une petite musique…
J.S-R : Donc, l'aventure reste ouverte ?
J-M.A : Oui. Complètement.
ENTRETIEN REALISE AU GRAND BAZ'ART A BEZU LE 12 JUIN 2011.
¹ ANAKA : VOIR ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE COMPTES-RENDUS DE FESTIVALS : GRAND BAZ'ART A BEZU 2009