Jeanine Smolec-Rivais : Luc Bernad, on peut dire qu'a priori, lorsqu'on regarde pour la première fois votre travail, on a l'impression d'être dans l'univers du gribouillage ?
Luc Bernad : A la base, oui. Avec une vie de travail de dessin. Et de peinture.
J.S-R. : Quelles matières utilisez-vous pour réaliser vos dessins ? Vous dessinez sur papier ?
LB : Non, c'est de la toile polyester qui n'a pas de grain, qui est donc extrêmement lisse. Parce que l'aérographe que j'utilise fait facilement du flou, et pour maîtriser le flou, c'est très difficile. Il n'y a d'ailleurs pas très longtemps que j'arrive à maîtriser cette technique, et il est impossible d'obtenir quelque chose de net sur une toile qui aurait des grains.
J.S-R. : Je ne voyais pas ce genre de travail à l'aérographe ; je voyais une forme découpée très nettement, et l'artiste passait l'aérographe sur la partie découpée. Mais comment faites-vous pour réaliser à l'aérographe, ces lignes emmêlées à l'infini ?
LB : Je vais très vite. Tout est une question de rapidité d'exécution.
J.S-R. : Mais que "cachez-vous", dans cette démarche ?
LB : Je ne cache rien du tout ! J'ai commencé il y a presque quarante ans aux Beaux-arts à Metz avec un dessin qui avait été très bien noté par le professeur ; avec juste une ligne. Et depuis toujours, j'ai gagné ma vie en faisant toutes sortes d'activités commerciales, illustrations, décorations… Et j'ai toujours continué à faire mes gammes comme un musicien, avec ces petites lignes que je faisais. Et maintenant, au bout de quarante ans, j'ai assez de maîtrise pour la lâcher complètement. Quand je commence, j'ai besoin de beaucoup de concentration, et de choisir des musiques qui vont me donner un rythme. Il m'est arrivé de rater des dessins, parce que j'avais choisi des musiques qui me plombaient. Et là, je perdais ma concentration. Une fois que je suis entré dans la musique, je prends ma ligne, je pars avec ma ligne, et je la suis comme au cours d'un voyage. Elle va me diriger vers la suite, et j'ai juste à m'adapter. Et, avec tout ce que j'ai comme expérience de dessin ou peinture, j'ai le réflexe de la promener sur la toile, de manière à composer un ensemble où il y ait de la profondeur, du volume, tout ce que j'ai acquis au cours de ces quatre décennies.
J.S-R. : Ce serait donc la musique qui vous empêcherait d'être dans l'aléatoire ? Ou bien êtes-vous dans l'aléatoire ?
LB : Non, je ne suis pas dans l'aléatoire. Je suis ce que je suis dans l'instant, avec toute mon expérience, mon humeur du jour. Je suis. C'est "to be or not to be". Je suis vraiment. Et, dans cet instant, je rejoins un peu l'infiniment petit, l'infiniment grand. C'est dans l'instant avec l'infini autour de moi. C'est la première fois que je montre ce travail, et je ne sais pas encore très bien l'expliquer. C'est tellement naturel chez moi, toute cette évolution de quarante ans !
J.S-R. : Mais alors, à un moment donné, -cette musique qui va vous guider étant forcément signifiante- est-ce que ce qui reste pour moi un peu confus, a pour vous un sens précis ? Avez-vous le sentiment d'avoir conçu une ville, une plage… Ou faites-vous simplement la ligne pour le plaisir des courbes ?
LB : Non. J'ai fait toute une évolution pendant quarante ans. Je suis passé dans les années 70/80 à cette ligne que mon professeur m'a encouragé à développer. Au début, cela ne représentait pas grand-chose. Je faisais cela sur des petites cartes par dizaines tous les jours, pendant des années. Et puis, petit à petit, des choses sont apparues, que j'ai commencé à pouvoir interpréter. A un moment, et c'était assez troublant, sortaient instinctivement des sortes de phallus. Avec le recul, je me suis rendu compte que c'était l'orgueil que j'exprimais là. Des pointes d'orgueil. J'essaie de faire sortir ma nature ; d'abord la mienne égocentrique comme l'est tout jeune artiste…
J.S-R. : Les plus vieux aussi, d'ailleurs !
LB : Non. Justement non ! Etant donné que la nature humaine est la même pour tout le monde, je dois arriver au bout du chemin, à quelque chose d'universel.
Et, en développant toujours cette ligne au fil des décennies, j'ai commencé à me connaître moi-même. Comme j'ai beaucoup voyagé, fait des rencontres, souvent eu des enfants dans mes ateliers, j'ai l'impression d'avoir enfin développé cette ligne qui touche chacun parce que c'est universel, la nature humaine est universelle.
Il y a bien sûr le Noir et le Blanc. Souvent, j'ai fait des peintures qui avaient un côté angoissant ; mais il m'a fallu l'accepter. Il faut savoir accepter sa noirceur. C'est le Yin et le Yang. Tout se répond. Je me suis intéressé à cette spiritualité. C'est un chemin de vie. Et si, maintenant, cela peut toucher des gens de toutes sortes comme je le constate, je suis ravi.
J.S-R. : Vous avez deux œuvres qui sont moins linéarisées que les autres, plus floues, où il me semble reconnaître des passages plus concrets, comme une tête. Suis-je complètement dans l'erreur ? Ou y a-t-il des passages qui sont "lisibles", au sens littéral ?
LB : Pour moi, c'est très lisible, évidemment. Et je constate que c'est assez lisible pour le public, parce que j'ai l'impression de toucher à quelque chose d'universel. Hier, une petite fille est venue avec son papa. Le papa lui a demandé ce qu'elle voyait ? Instinctivement, elle a dit : "un cœur" parce qu'il y a une forme générale de cœur. Tout à l'heure, un médecin est passé, qui m'a dit : "Vous avez dessiné exactement la forme du pancréas". Il m'a expliqué comment est fait le pancréas.
Toute la semaine, je vais collecter ce que chacun voit. C'est pour moi une découverte.
J.S-R. : Pour moi, c'était une île, à cause de tout ce blanc autour. Je n'avais pas pensé au cœur, mais à mesure que nous avançons dans la discussion, j'admets qu'il est vrai qu'il y est.
Une fois que vous avez fini ce côté graphique, que vous vous arrêtez en vous disant que vous n'y touchez plus, cherchez-vous des passages signifiants ? Vous dites que vous pensez faire des choses universelles ; mais est-ce que vous essayez de voir si vous avez réalisé quelque chose d'un peu concret ? Ou est-ce que vous vous dites : "Je suis seulement dans les lignes" ?
LB : A chaque fois j'avance ; mais parfois je piétine, parfois je dois accepter de faire des choses que je considère comme ratées, pour arriver de temps en temps à monter d'une marche. Depuis toujours, c'est ainsi.
J.S-R. : Pouvez-vous expliquer "quelque chose de raté" et "monter d'une marche" ?
LB : J'aime la montagne. Alors, je vois toute ma vie de dessinateur, "artiste libre, itinérant", comme un journaliste m'a un jour qualifié, comme une ascension. Je sais que, pendant des années, je dois patauger, rester au camp de base, et à un moment, je sens que je suis prêt pour "monter". Mais maintenant, cela se passe beaucoup plus vite. Chaque étape, c'est chaque semaine cette année depuis que j'ai entrepris ce dessin, je vois que je monte. Et puis, je fais trois peintures, trois dessins, et après tout est acceptable ; parce que j'ai besoin de ce qui est moins bon pour avancer vers le meilleur.
J.S-R. : Mais, dans votre esprit, qu'est-ce qui est "bon" et qu'est-ce qui est "moins bon" ? Est-ce une question de rythme ?
LB : C'est quelque chose que je sens. C'est une question d'esthétique, aussi. De rythme. Et puis, ce que cela représente, parce que j'ai une lecture personnelle que je ne peux pas vraiment transmettre ; qui est liée à ma vie intérieure. Je vois ce que j'ai fait, si j'ai ou non avancé.
J.S-R. : Vous avez parlé de Yin et de Yang ; on pourrait dire que le Yin est le blanc, et le noir le Yang. Mais alors, que sont les gris ? J'avais commencé à lire votre fiche explicative ; et j'ai l'impression qu'à ce moment-là, vous ralentissez votre main : c'est comme si vous aviez dilué le produit dans l'aérographe ?
LB : Je n'aime pas le gris. Je suis obligé de le faire pour que mon tableau soit lisible aux autres ; mais pour moi, je n'en aurais pas besoin. Par contre, j'ai réalisé deux toiles dans l'année où je n'ai même pas eu besoin de mettre des gris, parce que la ligne disait tout. Mais je n'arrive pas à le refaire. J'espère que cela se reproduira. J'ai réessayé de le refaire ; mais à partir du moment où je réfléchis, c'est impossible. Il faut que cela vienne du fond du cœur.
J.S-R. : En fait, c'est donc un peu comme une écriture automatique ? Vous ne réfléchissez pas sur ce que vous voulez faire ? Vous n'avez pas pour but d'être réaliste ou quel que soit l'adjectif employé ?
LB : Non, il n'y a rien d'automatique !
J.S-R. : Mais vous m'avez dit que vous ne deviez pas réfléchir !
LB : Oui. Mais réfléchir avec le cerveau gauche, le cerveau rationnel. Par contre, toute ma vie, j'ai développé, par mes recherches, le cerveau droit, l'irrationnel. J'ai appris récemment que le cerveau étant plastique, on peut développer certaines parties du cerveau selon ce que l'on vit. Moi, j'ai toute ma vie développé mon cerveau pour construire une histoire. J'ai inventé un langage, en fait. Et je me retrouve dans ce langage. Cette année, j'arrive à l'exprimer, et j'espère pouvoir, avec lui, communiquer avec les autres. Mais il n'y a rien là, d'automatique. C'est toute une construction élaborée sur des décennies.
J.S-R. : En fait, je dois être trop rationnelle, pour entrer dans votre démarche !
LB : Imaginez que vous souhaitez danser. Vous allez apprendre à bien danser, en prenant des cours. Mais après, quand vous allez vous retrouver sur la piste, là où vous allez le mieux évoluer, c'est quand vous allez "vous lâcher", ne plus penser à ce que vous avez appris. C'est aussi comme un sportif qui accumule des répétitions. Et le jour où il se lance, il ne doit pas penser à ce qu'il a acquis. Il doit se lancer en toute confiance.
J.S-R. : Comment définissez-vous cette oeuvre qui nous entoure ?
LB : C'est un peu difficile ! En un mot, c'est l'être humain tel que je le perçois, et tel que je l'ai vécu. C'est ma vie intérieure que j'ai développée vers quelque chose d'universel, lors d'une vie de voyages, d'itinérances, de passions de tout ce qui résiste à la norme. Etre ici au festival hors-les-normes me correspond tout à fait, parce que j'appelle la "norme" le train de vie, un train train d'enfer. A l'époque où je faisais de l'illustration, j'ai fait des dessins sur ce sujet que les lecteurs appréciaient beaucoup. A la base, chacun naît créateur. Nous ne sommes pas faits pour être des moutons. C'est le travail de l'artiste de faire comprendre à tout le monde que la vie est bien plus grande que ce que l'on voudrait nous faire croire.
J.S-R. : Une fois une œuvre terminée, considérez-vous qu'il y a des moments forts, des moments qui le sont moins, des moments correspondant à une profonde osmose avec votre musique, ou bien avez-vous, à un moment donné, oublié la musique en cours de route ?
LB : Je vois la différence, parce que je travaille dans cette démarche depuis le début de l'année, à raison de trois ou quatre dessins par semaine, et je le sens. Encore que ce ne soit pas sûr ! Lorsque je suis "dedans" et que j'arrête, il me faut du temps, il faut que je sorte, que j'aille voir ailleurs, pour avoir un regard sur l'œuvre terminée. Il me faut même peut-être plusieurs jours, plusieurs semaines pour pouvoir le regarder objectivement. Je suis "trop dedans" !
J.S-R. : Comment avez-vous réalisé le fond presque noir d'une de vos œuvres qui présente de belles courbes très harmonieuses, qui entourent votre passage que j'ai appelé "gribouillé" : si vous n'employez pas ce mot, comment dites-vous ?
LB : Si, si ! Je sais qu'il a souvent un sens péjoratif dans la société, mais je l'emploie. Sur mon site, j'ai marqué "Du gribouillage à l'aérographe, ma technique actuelle, en passant par la ligne". Je parle de gribouillage parce que j'ai été influencé par la spontanéité, la franchise des enfants qui passent dans mon atelier, par mes propres enfants.
J.S-R. : Donc, comment réalisez-vous ce fond noir ?
LB : Comme les autres, simplement j'en mets plus. J'essaie de ne garder que la ligne. Sinon, c'est plus facile parce que j'ai rajouté du blanc. Quand je ne mets que du noir, c'est du lavis ; mais quand je couvre après avoir ajouté du blanc, c'est de la peinture. Je vais continuer ainsi. En ce moment, je travaille plus le dessin, parce que j'ai besoin de m'entraîner, mais je suis libre !
J.S-R. : Je me rends compte que ce genre de création me dépasse complètement, et je vous prie de m'en excuser. Alors, je vous demande s'il y a des thèmes que vous auriez aimé aborder et dont nous n'avons pas parlé, des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
LB : Non. Vous m'avez permis de m'expliquer sur le fait que je manque d'entraînement pour m'expliquer puisque je suis resté enfermé depuis presque une année dans mon atelier, et que c'est une des toutes premières fois que je sors. J'attends beaucoup de cette semaine de biennale à écouter ce que chacun perçoit, parce que je fais cela pour les autres. Je suis passé d'un jeune égocentrique à quelqu'un qui a une expérience, un charisme que je peux constater à travers toutes mes expériences, toutes mes rencontres dans ma vie ; que j'espère faire passer par mon dessin, et cela se présente bien. Manifestement, un certain nombre de gens pensent que cela les touche, eux, donc ce n'est plus moi. Alors, le but est atteint.
J.S-R. : En fait, quand j'étais seule devant vos œuvres, ce matin, je me suis dit que c'était un très beau travail, que j'aime beaucoup le rythme de ces plages… Mais je sens que je ne suis pas "dedans", qu'il me manque une dimension pour y pénétrer en profondeur. Je suis capable de vous donner une appréciation esthétique, mais pas de l'analyser.
LB : C'est normal, c'est parce que ce n'est pas encore très bien présenté. C'est la première fois que je le présente dans un espace restreint. J'espère par la suite pouvoir trouver d'autres espaces ailleurs. Si j'ai un plus grand espace, j'aimerais disposer des chaises devant les œuvres, et proposer à chacun de choisir le dessin qui lui parle le plus, de s'asseoir, passer quelques minutes en écoutant la musique sur laquelle je l'ai conçu, afin qu'il puisse entrer dedans. Si je peux ainsi aider les gens, c'est "entrée libre" !!!
J.S-R. : Mais si plusieurs spectateurs en même temps choisissent des dessins différents, vous allez leur faire entendre une cacophonie ! Est-ce qu'une cacophonie pourrait vous convenir ?
LB : Certainement pas ! Je travaille avec un casque, parce qu'il faut absolument être "dans" la musique. Quand vous dansez et que vous êtes dans votre danse, vous ne pensez plus, vous êtes à fond ce que vous êtes ! Vous ne cherchez plus à plaire, vous êtes heureux dans ce que vous êtes. C'est ce que je j'essaie de faire. Et cela, c'est universel : tout le monde rêve de passer son temps à créer des choses, s'amuser, danser, rencontrer des gens, aimer et être aimé… En tant qu'artiste, c'est ce que j'essaie de développer, c'est en fait ma responsabilité. Montrer que la vie est plus grande que ce que l'on voudrait nous faire croire dans le monde où nous vivons.
Je considère que je suis un résistant à la norme.
J.S-R. : Cette année, la définition du jury de sélection était : "Quel est pour vous, l'artiste qui résiste le plus à la norme" ? Vous pensez donc que vous seriez la quintessence de cette résistance ?
LB : N'exagérons pas ! Les autres aussi, nous sommes tous ensemble. Et puis, chacun résiste à sa manière. De tout temps, il y a eu des poètes, des résistants pendant la guerre… qui n'acceptent pas la norme, qui considèrent que l'on n'a qu'une vie et que l'on a autre chose à faire que se soumettre, avoir peur… Qu'il faut oser, aller de l'avant. J'ai beaucoup voyagé, j'ai vécu des périodes sans argent… Mais tout cela n'a rien de dramatique, parce que si l'on fait confiance à la vie, elle nous offre tout. Seule, la peur nous empêche d'avancer. Dès que l'on a confiance, on avance…
ENTRETIEN REALISE A LA BIENNALE HORS-LES-NORMES DE LYON, LE 1ER OCTOBRE 2011.