Fondateur et animateur du GRAND BAZ'ART A BEZU
Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais
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Jeanine Smolec-Rivais : Jean-Luc Bourdila, nous sommes arrivés à la fin du troisième festival, du Grand Baz'Art à Bézu : est-ce que, comme je l'écrivais dans mon petit texte du catalogue, votre manifestation a conquis ses lettres de noblesse ?
Jean-Luc Bourdila : Voilà une bonne question à double tranchant ! Si je dis oui, je vais paraître prétentieux ; si je dis non, trop modeste ! Je pense quand même, que nous avons avancé d'un grand pas cette année.
C'était, cette année, le centenaire de la Journée de Célébration de la Femme. Elle a commencé en 1903, mais elle a été officiellement célébrée en 1911. Nous avions décidé d'inviter avec une parité égale, hommes et femmes artistes. Cela a donné une vraie "autre" ambiance au festival. Non pas parce qu'elles étaient femmes, mais parce que nous aimions leur art, et/ou leurs qualités humaines, souvent les deux d'ailleurs. Ceci dit, nous n'avons pas invité Danielle Jacqui, notre invitée d'honneur, pour cette raison. Nous avions choisi et nous en avions parlé bien avant, peut-être même juste à la fin du précédent festival. L'idée de célébrer la femme n'est venue qu'après. Générant une ouverture nouvelle entre les artistes et le public.
Les lettres de noblesse ? En fait, tous les artistes nous ont félicité pour la qualité de l'accueil et le sérieux de l'organisation. Je vais donc finir par les croire. Il est vrai que les temps sont durs pour tout le monde ; c'est la récession ; l'art n'est pas une première nécessité pour nombre de gens dont la question est : "Comment payer mes factures à la fin du mois ?" Soyons réalistes. Donc, comme je le répète souvent, nous faisons en sorte que les artistes soient accueillis, considérés du mieux possible ; que l'ambiance soit joyeuse ; de façon que si les ventes ont été nulles ou rares, ils aient passé un weekend agréable. Si nous avons acquis nos lettre de noblesse, c'est surtout de ce côté-là.
Après, il est vrai que nous avons eu Yvon Taillandier, comme premier invité d'honneur : André Robillard ; et cette année Danielle Jacqui. Ce qui est tout de même exceptionnel, c'est que depuis de nombreuses années, elle ne se déplace plus. Et, comme je lui disais en plaisantant, "Venir de Roquevaire à Bézu-Saint-Eloi, est presque une expédition polaire". Je lui ai dit que nous étions très fiers de sa présence, et très honorés. Elle a pris le temps de discuter avec chacun des artistes, nous avons parlé de son ORGANuGAMME. Nous pouvons donc considérer que nous avons acquis une certaine considération pour qu'elle nous confie autant d'œuvres ; accepte de se déplacer, y compris avec des céramiques de son futur ORGANuGAMME.
J.S-R. : L'an dernier, je vous avais reproché le nombre trop limité de sculpteurs. Je constate avec plaisir que vous en avez tenu compte, et que cette année la quantité et la qualité des sculpteurs étaient vraiment remarquables. En plus, les créations étaient complètement différentes, mais quand on les voyait côte à côte, il n'y avait aucun hiatus. J'avais beaucoup aimé le premier festival ; pour la raison évoquée, le second un peu moins. Mais j'ai trouvé le troisième absolument remarquable ! Il était très coloré. Chaque visiteur qui entrait était sidéré de la puissance de l'impact face auquel il se trouvait. Je n'ai donc cette année aucune restriction à faire quant à la teneur de ce festival. Et ce n'est pas "vile flatterie" !
J-L.B. : D'abord merci pour tant de gentillesse ! Il est vrai que l'an dernier, les sculpteurs étaient quasiment absents. Comme je vous l'avais dit, je maîtrisais moins la sculpture que la peinture, et je ne le dis pas avec la prétention de "maîtriser" la peinture ! Je connaissais moins, j'appréhendais moins la sculpture. J'ai donc pris le temps de la découvrir et de l'appréhender mieux. Et ma volonté était d'organiser quelque chose de tout à fait différent, garder une certaine cohésion, tout en veillant à ce que chaque artiste soit vraiment différent de l'autre. Ne pas avoir de répétitions dans le style des artistes. Je crois vraiment que le pari a été gagné. Que tous avaient une identité, une particularité forte.
Peut-être peut-on me reprocher d'avoir été un peu timoré, de ne pas avoir choisi des sculpteurs plus avancés, mais moins compréhensibles du grand public ? L'an dernier, nous avions des œuvres plus violentes, plus dures, moins accessibles, Et il est vrai que le public a été plus qu'interloqué.
On sent que la culture artistique vient peu à peu, mais comme vous l'avez fait remarquer, ni Bézu-Saint-Eloi, ni la Normandie d'une façon générale, ne sont un creuset pour l'Art singulier. Nous sommes bercés entre Monet et Van Gogh, des Impressionnistes dont Pissarro : nous sommes donc très loin du monde singulier. Il faut souvent du temps ! Louis Chabaud que j'ai rencontré au mois de Novembre, m'a dit : "Jean-Luc, tu as mis trois ans à réaliser ce que j'ai mis douze ans à faire". Venant de Louis, j'ai trouvé cela très flatteur. Mais il faut reconnaître que nous avons aujourd'hui des moyens qu'il n'avait pas à l'époque. Internet n'existait pas. Louis n'a peut-être pas eu la chance d'avoir en Savoie ce que nous avons ici ; mais il est vrai que beaucoup de gens pensent que nous sommes là depuis beaucoup plus de trois ans. Les moyens de communication se sont incroyablement développés. Et puis, nous avons eu la chance de trouver les bonnes aides dès le départ. Il faut appréhender les choses les unes après les autres. Nous voulons nous installer dans la durée. Nous avons l'intention que ce festival perdure. Nous faisons quelquefois des choix audacieux ; mais nous ne pouvons pas n'être qu'audacieux !
J.S-R. : Je note tout de même la présence d'artistes dont la qualité n'est pas en cause ; mais qui n'appartiennent pas à l'art brut : Karianne, qui maintenant, fait "partie des meubles" ; Frédéric Pissarro et Vincent Arcache, et puis Bernard Dewisme. Ils avaient l'air très heureux au milieu des autres ; et cependant on ne peut pas dire que leurs œuvres appartiennent à l'Art singulier : Alors, pourquoi les avoir invités ?
J-L.B. : Ces artistes-là sont plus proches de la Figuration libre ! Yvon Taillandier, notre premier invité d'honneur, appartenait lui-même à la Figuration libre.
Je vais essayer d'être bref. Mon discours va peut-être paraître incisif ; mais quand on parle de l'Art singulier et de l'Art brut, les gens qui les défendent clament haut et fort qu'il faut les sortir du ghetto dans lequel ils ont été classés ou casés. Mais, dès que quelqu'un prend la peine de les en sortir, et de les mélanger au sens positif du terme, de partager un même espace avec des déclinaisons ou un art environnant comme l'illustration ou la Figuration libre, il est traité d'hérétique. J'ai donc pris le parti d'être hérétique !
J.S-R. : Je voulais aussi vous remercier de ce grand espace que vous nous avez donné, pour nous permettre d'exposer les peintures de Robert Vassalo² dont Danielle Jacqui est tombée amoureuse au premier regard. J'ai été très contente de sa réaction.
J-L.B. : Ma réponse est claire : quand vous me l'avez proposé, je vous ai sentie tellement enthousiaste que je ne me suis posé aucune question. Je ne regrette absolument pas. Outre l'appréciation de Danielle Jacqui, je suis satisfait de cet hommage à Robert Vassalo, pour son mode de vie, son parcours, au aussi pour la fraîcheur, la spontanéité, presque la naïveté des fantasmes de ses toiles.
J.S-R. : Et puis, je voudrais remercier tous les bénévoles qui, pendant la durée du festival –et sans doute avant et après- se dévouent pour assurer notre bien-être. Pour fréquenter d'autres festivals, je vous assure que les repas sont remarquables pour leur qualité, d'abord, pour la convivialité qui y règne ensuite.
Parlez-nous de "la Terre à Toto" puisque cette année, elle est nouvelle. Et puis de vos Bézubanq ?
J-L.B. : Pour la troisième année, nous avons réalisé ce que j'ai appelé "La Terre à Toto". Simplement parce que les gens qui raillent l'Art singulier appellent les dessins "La tête à Toto". L'idée de départ était de réaliser une terre en quatre parties, sur des papiers mesurant 60x60 cm, par quatre artistes différents. Il s'agit pour eux de réaliser deux, trois… personnages qui gravitent autour d'une terre centrale réalisée par un cinquième artiste. Cette œuvre est ensuite vendue, et l'argent obtenu nous sert à financer l'éducation artistique sans prétention, d'un groupe de jeunes handicapés ou de jeunes en difficulté. Qui changent tous les ans.
Cette année, nous avons innové deux fois : d'abord parce que ce sont quatre femmes, Agnès Baron, Kati, Anne-Sophie Atek et Caroline Dahyot ; la seconde innovation est que ce sont deux femmes de cette année, et deux femmes de l'année dernière. Il y a même une troisième innovation, c'est que Laure Ketfa qui devait réaliser la Terre et qui s'est beaucoup interrogée sur la forme, la cohérence à donner à cette terre… un matin, me téléphone et me dit : Vu la dominante bleue dans les quatre parties ; et puisque vous êtes partis sur l'année de la femme, je pourrais faire Vénus. Elle a donc fait une Vénus au lieu d'une Terre ; et c'est la Terre à Toto sans terre ! Juste avec une planète bleue, comme la Terre, d'ailleurs.
Quant aux bézubanq, c'est au départ une idée farfelue. L'argent parle à tout le monde. Tout le monde connaît un billet de banque. Je voulais une idée simple pour réunir les artistes dans une seule famille. Ceci dit, sans prétention, et sans démagogie, je ne crois pas du tout aux grandes familles où l'on s'aime tous ! En fait, je suis incapable de définir très exactement comment les choses se sont passées ? Dans cette réflexion, est née l'idée de faire faire un faux billet de banque. L'idée est venue d'une discussion avec Catherine ¹ : la légende veut que le trésor des Templiers ait été, en transit, hébergé dans le château-fort de Gisors. Catherine a lu sur un site Internet peut-être tout à fait farfelu, que les Templiers devaient en grande partie leur fortune à de la fausse monnaie. Et que le faux-monnayeur habitait à Bézu le Long, tout près de la citadelle. D'où nous avons conclu que, nous aussi, pouvions devenir riches en faisant de faux billets ! Et puis, de fil en aiguille, nous avons décidé de créer la République des Bézuviens : donc les Bativiens sont les habitants de Bézu-Saint-Eloi et les Bézuviens –mot tiré de Bézu-, sont les gens qui œuvrent à la réussite du Grand Baz'Art. Tous ces gens qui passent des jours à installer la salle, préparer les repas, tout mettre en œuvre pour le festival… tous ces gens-là forment le Clan des Bézuviens. Et comme dans toute République, il faut battre monnaie, la nôtre est le "bativar". Et nous avons créé la "Bézubanq" qui est appelée à devenir la plus grande banque du monde. Car nous allons demander à tous les artistes –par seulement des Singuliers, mais tous ceux qui le voudront- de participer en créant un billet. Tous les billets seront de format identique (11 x 18 cm) pour qu'il y ait une unité dans la présentation, et que ce soit facile à encadrer. Et puis, nous avons choisi ces dimensions pour que l'artiste ait assez de place pour s'exprimer ; et parce qu'elles sont très proches du pouce (inch) de sorte que les Anglo-saxons n'aient pas de problème pour l'encadrement. Les contraintes sont simples : il faut laisser un petit carré blanc à droite pour que le billet soit numéroté. Indiquer une valeur en bativars et inscrire le nom de la Bézubanq. Il y a déjà un attaché culturel de la Ville de Paris qui a proposé d'exposer l'an prochain le contenu de la banque.
Tout sera sur le site à partir de la semaine prochaine, parce que nous n'avons pas voulu le mettre plus tôt, pour le présenter en avant-première ici. Certains artistes nous ont envoyé leurs billets, d'autres les ont apportés ou réalisés pendant le festival.
J.S-R. : Question que je vous pose comme à tous les artistes : y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas évoqués ? Des questions que vous auriez souhaité entendre et que je n'ai pas posées ?
J-L.B. : Nous pourrions parler du nombre de personnes politiques qui étaient sur la scène lors du vernissage ! Dire, par exemple, qu'il n'a jamais été aussi important ! J'en suis très content. Il y en avait que nous n'avions pas invités à monter sur la scène et qui sont venus. Cela veut dire que, pour eux, le Grand Baz'Art est un lieu où ils peuvent se montrer. C'est donc une certaine reconnaissance. De cela, je suis satisfait. Et, ce qui m'a surtout touché, c'est que nous avions un supporter, partisan du Grand Baz-Art qui n'avais jamais pu se libérer pour venir. Il savait que c'était une manifestation sérieuse, de bonne tenue. En descendant de la scène, il avait vraiment découvert ce qu'est le Grand Baz'Art. J'ai eu une conversation avec lui, et le lendemain, il a demandé à ses collaborateurs de venir nous visiter.
J.S-R. : Donc, je persiste et signe : le Grand Baz'Art a bien gagné ses lettres de noblesse ?
J-L.B. : Si on se place d'un point de vue politique, et financier, oui. Si on se place du point de vue des artistes, il semble que oui. La qualité des œuvres, oui. Bien sûr, il y aura toujours quelqu'un pour critiquer, mais je pense qu'au moins nous avons acquis la crédibilité pour durer. De cela, je suis sûr, aujourd'hui.
J.S-R. : Donc, rendez-vous l'année prochaine !
J-L.B. : Bien évidemment. Mais il y aura quelques modifications pour les deux festivals à venir : l'un pour lequel nous aimerions nous recentrer sur l'Art brut, l'Art singulier, et puis l'autre qui pourrait toujours être de l'Art singulier, mais un développement de celui que nous avons eu cette année. Avec peut-être plus de Figuration libre, plus d'illustration, plus d'artistes peut-être en périphérie de cette mouvance. Nous n'avons pas l'intention que le ronron s'installe.
¹ Catherine Henri : Cofondatrice du festival "Grand Baz'art à Bézu.
² Robert Vassalo : Voir texte de Jeanine Rivais "Robert Vassalo ou la femme dans tous ses états" : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique HOMMAGES.
Entretien réalisé au GRAND BAZ'ART A BEZU, le 11 juin 2011.