La différence entre les deux productions, sculptures et peintures, de Stéphane Carel ? La monumentalité face à la finesse. Le point commun ? L'humain.
Les sculptures, en effet, bustes ou personnages en pied, sont monolithiques, taillées dans des pierres d'une unique texture et d'une unique couleur. Toutes en courbes, comme si l'artiste était fâché avec les angles aigus, hormis pour les commissures des lèvres et le coin des yeux. Le nez est un V très épaté, divergeant pour devenir sourcils. Les cheveux ruissellent en un flux qui va élargissant la base du buste. Le visage d'un ovale continu est presque plat sur la tête/casque. Et, impressionnant -surtout sur les visages à trois faces similaires- les yeux sont dépourvus de pupilles, comme si chaque individu était totalement introverti !
Quant aux personnages en pied, leur tête est minuscule par rapport aux corps massifs. Ils représentent soit des couples, soit plus souvent des femmes. Mais toujours ils tiennent dans leurs bras, devant leur poitrine, ou les petites menottes dans leurs grandes mains, un enfant. Et le visiteur comprend alors pourquoi les hanches de ces femmes sont larges, leurs ventres rebondis et leurs seins lourds : sont-elles femmes au sens d'amantes ? Qui sait ! Mais assurément, elles sont mères, et la façon douce dont elles enveloppent leur enfant ou se penchent vers lui, confirme cette prédisposition.
Complètement différentes, sont les peintures où les personnages sont de face, raides, "découpés" d'un trait incisif, regardant le spectateur en off. A tel point que, lorsqu'ils sont deux, (clowns jongleurs ou musiciens, marionnettistes ou amoureux, même s'ils se touchent, jamais ils ne se regardent ! N'est-ce pas là un paradoxe ? En fait, ils ont tous l'air d'être à la parade ; ou d'attendre, attentifs, le moment où "le petit oiseau" va sortir ? Mais tous sont placés à l'avant-plan du tableau, ce qui traduit la grande importance qu'ils occupent dans l'esprit du peintre.
Et puis, si le temps n'entrait pas en ligne de compte avec les sculptures qui finalement sont de structure très classique, une évidence s'impose pour les personnages peints : ils sont atemporels : Leurs vêtements sont sans âge, sans connotation historique, géographique, sociale, une création hors du temps et hors des modes, en somme…Tout de même, les clowns… rétorquera-t-on ! Justement, le propre des clowns, c'est de porter un costume qui remonte à la nuit des temps !
Et il faut en venir à parler des fonds qui, eux aussi pourraient permettre de situer ces personnages : Or, mis à part un marionnettiste qui tire ses ficelles sur fond d'usine et de HLM, tous les autres arrière-plans sont non-signifiants. Certes, Stéphane Carel a bien ajouté ici une amorce de rideau, mais elle fait redondance avec les clowns postés devant ; là, quelques surfaces géométriques, mais elles n'ajoutent aucune précision derrière l'équilibriste : La plupart sont donc monochromes, comme si, décidément, il n'avait pas envie de dater ses mises en scène, de situer ses individus "dans l'espace", d'affirmer à quelle classe ils appartiennent, sauf qu’il s’agit implicitement de petites gens.
Mais ils doivent bien manifester des émotions ? En manifestent-ils ? Les clowns, peut-être, dont l'un a l'air de rire, un second de rêver… Mais les autres ? Mais ces amoureux sur le visage desquels devrait se lire la pure passion ! Mais ce baigneur à la serviette posée en travers des genoux ? Mais ce garçon attablé devant son litre de rouge ? Rien ! Des figure inertes, en attente peut-être, comme il est dit plus haut, mais de quoi ?
Une fois résolu le problème formel, le second paradoxe tient donc finalement au « dit » de Stéphane Carel. Car il est incontestablement un coloriste, sachant allier sans hiatus des teintes discordantes ; créer des ombres et des points lumineux uniquement par des dégradés de couleurs. Tous ces éléments conjugués lui confèrent le talent de témoigner par sa peinture de la réalité de l'existence de ces êtres "latents" : Pas la moindre philosophie ; pas de jugement dans sa démarche ; seulement un constat : Certains jouent de la musique comme pour asséner une évidence culturelle ; d'autres apportent une fleur à leur "fiancée", subséquemment ils sont supposés s'aimer : d'autres encore semblent envisager d'aller se baigner, rester un moment devant leur verre… Alors, que se passe-t-il ? Peut-être leur vie n'est-elle pas un long fleuve tranquille et sont-ils représentés à un moment où ils sont au repos ? Peut-être les clowns ne sont-ils pas particulièrement ludiques ou le public n'est-il pas encore arrivé ? Peut-être les amoureux ne sont-ils pas outrageusement passionnés et ne s'agit-il que d'un flirt momentané ? Peut-être ne sont-ils tous, par la volonté de Stéphane Carel, que les éléments d'un petit théâtre de la vie toute simple à l’intérieur d'un monde d’universelle grisaille ... Mais pourtant, assurément, ils vivent !
Jeanine Smolec-Rivais