Jeanine Smolec-Rivais : Caroline Dahyot, si j'ai bien compris ce que narrait la chanson de votre compagnon voici quelques minutes, vous habitez dans une maison dont vous avez décoré la façade, et pour laquelle vous avez des soucis ?
Caroline Dahyot : En fait, la maire du village veut que je refasse la façade, parce qu'elle n'est "pas aux normes" !
J.S-R. : Parce que vous aviez mis des décorations sur cette façade ?
C.D: Parce que j'ai peint mon amoureux et moi devant la maison. Avec des cœurs sur le trottoir, pour que les gens puissent marcher dessus et que cela leur apporte de l'amour.
J.S-R. : Sur le trottoir, peut-être a-t-elle le droit de récriminer ; mais sur la maison, vous avez bien le droit de mettre ce que vous voulez ? Vous pouvez faire valoir le droit à la liberté de création qui oblige les gens à respecter cette œuvre et doit les empêcher de la supprimer.
CD : Je n'ai pas fait valoir beaucoup mes droits. En fait, j'ai contacté les gens en qui j'avais confiance, et toutes les énergies conjuguées ont fait bouger les choses.
J.S-R : La mairesse a cessé ses persécutions ?
C.D : Oui, elle s'est tue et j'ai toujours ma façade
J.S-R : Donc, contrairement aux gens qui ne peuvent pas être doués du don d'ubiquité, vous vous l'êtes ! Vous êtes dans et hors de votre maison, à la fois !
C.D : Oui, c'est une façon d'être un peu partout ! En fait, je me dis parfois que c'est un peu narcissique, et qu'il faut que je sois prudente avec cette façon de me projeter ainsi.
J.S-R : Mais c'est le but des créations artistiques, de partir chez les autres ; aller chez des gens qui ne les ont pas créées, mais qui ont envie de vivre avec !
Est-ce que cette maison que vous avez reconstituée pour le festival est supposée donner une idée de la vraie ?
C.D : Une ambiance. Je trouve que mes poupées, mes tapisseries ou mes dessins placés hors de la maison, perdent tout leur sens. Leur sens tient à la maison.
J.S-R : C'est donc la cohabitation de toutes les œuvres que vous créez, qui leur donne un sens ?
C.D : Voilà, oui. Je me résigne à les laisser partir, bien sûr, c'est la vie d'artiste, mais je pense que leur place est à la maison.
J.S-R : Vous avez fait deux parties, dans votre installation : l'une qui est intra muros, et l'autre à l'extérieur.
C.D : Oui.
J.S-R : Parlons de la partie extérieure : vous avez tout mis sur et devant un drap blanc. Mais sur ce drap, vous avez déjà brodé une femme qui va du haut en bas de l'installation. Elle tient un oiseau sur sa main. Au-dessous, vous avez placé un cœur avec une petite fille dedans. Et encore au-dessous, vous avez placé un petit personnage qui a la tête sortie, mais le corps encore dans un cocon. Quel sens donnez-vous à cette construction ?
C.D : En fait, je ne l'explique pas, je le fais. Peut-être qu'à ce moment-là, j'avais plus besoin de liberté et que cet oiseau symbolise ce besoin ?
J.S-R : Dans le coin, vous avez mis un drap maculé de taches. Sur lequel j'aperçois une tête et une série de dessins qu'on ne peut plus analyser parce qu'ils ne sont plus "lisibles" : ils sont dans les plis du drap : qu'ajoute ce drap maculé ?
C.D : Je n'ai pas forcément de commentaires à faire sur l'emplacement des choses ; mais ce que je peux dire, c'est que chaque fois que je fais quelque chose, c'est pour me protéger : le chat est celui qui va connaître les secrets… En fait, tout ce que je fais a pour but de sauvegarder mon esprit.
J.S-R : Pourquoi cette nécessité ? Vous vous sentez menacée ?
C.D : Je l'ai peut-être été…
J.S-R : Dans "une autre vie" ?
C.D : Dans une "autre" vie !
J.S-R : Vous avez réparti sur cette partie extérieure des dessins en couleurs et des dessins en noir et blanc. Ceux en couleurs me semblent beaucoup plus narratifs que les noirs. Est-ce la raison pour laquelle ils n'ont pas de légende ; tandis que les dessins en noir et blanc en ont tous une ?
C.D : C'est assez simple : ceux qui ont des légendes sont ceux qui ont été faits pour des petits films d'animation. Les autres ont été faits de façon désintéressée. Pas pour des vidéos.
J.S-R : A l'intérieur et dépassant à l'extérieur comme si elles voulaient franchir une limite, vous avez installé des poupées, donc des personnages en trois dimensions. Comment reliez-vous vos poupées à vos dessins ?
C.D : Les poupées et les tapisseries constituent le travail qui m'est le plus intime. Tellement intime que par moment, elles me font perdre la notion du réel. J'en fais beaucoup, et c'est un travail répétitif ; ce qui fait que par moments je pars "ailleurs". Et c'est quand je pars trop "ailleurs" que j'ai besoin de faire des dessins. Pour retomber les pieds sur terre.
Et puis, je le regrette, mais parfois les gens aiment tellement peu mes tapisseries et mes dessins que j'ai besoin qu'ils aiment quelque chose : d'où les dessins avec lesquels ils ont plus d'accroche. Et puis, mes poupées me coupent du monde extérieur, alors que mes dessins m'en rapprochent.
J.S-R : Je comprends mal pourquoi les gens feraient cette différence : j'aime beaucoup l'un et l'autre : chacun de vos dessins est une petite maison en deux dimensions. Parfois en trois, parce que vous collez des objets dessus ; mais il me semble que chacune est une sorte d'intérieur avec parfois un couple et des fleurs, d'autres fois avec des oiseaux… Chacun me semble être une maison. En somme, vous avez mis des maisons dans la maison que vous avez reconstituée ?
C.D : Ce sont des sortes d'utérus, plus que des maisons. C'est beaucoup plus fermé qu'une maison.
J.S-R : Qu'est-ce qui vous fait dire que ce sont des utérus ? Je vois un couple côte à côte, qui ne me semble pas dans une situation stressante, voire tellement intime que l'on puisse faire un transfert ?
C.D : Dans un utérus, on ne fait pas forcément l'amour. C'est parce que c'est très fermé ! En fait, c'est pour moi un lieu qui protège. Et l'utérus est un lieu où on est protégé ! Il y a aussi des choses du corps : de vrais cheveux, du coton avec lequel je me suis démaquillée et qui peut donc paraître un peu sale. C'est organique, plus qu'une maison, en fait. C'est mon utérus à moi, bien sûr !
J.S-R : Donc, pour vous, chaque fois que vous terminez une broderie, ce serait un utérus ?
C.D : Non, chaque fois, il s'agit de protéger ma famille, mon amoureux et "nous". Les poupées et les tapisseries n'ont qu'un rôle de protection.
J.S-R : Une sorte de talisman ?
C.D : Voilà. Si quelque chose va mal pour ma fille à l'école, je vais faire une poupée… Si quelque chose va mal dans mon couple, je vais broder encore plus… pour réaliser un objet qui puisse, en effet, servir de talisman.
J.S-R : Cependant, vos couples ont l'air de parfaitement s'entendre : j'en vois un assis sur des chaises, lui barbu à souhait, elle à côté avec son petit turban et son oiseau sur la tête, pourquoi ceux-là, par exemple, auraient-ils besoin d'être protégés ?
C.D : En fait, ils sont dans une situation idéale. Ce qui est bien, lorsque l'on crée, c'est qu'on idéalise. A la maison, chaque élément a sa place. Et si l'un, une poupée par exemple, bouge, nous la remettons vite en place. Même mon compagnon a un peu peur. Chacun de nous remet tout en place pour que les choses soient parfaites, au moins les poupées.
J.S-R : Vous êtes donc très fétichistes ?
C.D : Je crois qu'il l'est devenu avec moi. Une fois, nous nous sommes disputés ; et un groupe de poupées que nous avions placées sur une commode, et qui étaient très stables, sont tombées. Elles nous représentaient, et leur chute nous a fait très peur. Quand on crée quelque chose, cela devient "nous".
J.S-R : Par contre, sur une petite chaise pliante, je vois un couple qui ne me semble pas très harmonieux. Apparemment, ils sont séparés ; elle baisse la tête, et lui arbore un air féroce : c'est une scène après une querelle –réelle- d'amoureux ?
C.D : Non. Je viens de le faire inconsciemment ! Vous me faites peur ! Je vais aller les remettre en place dès la fin de l'interview, car je n'avais pas vu que je baissais la tête !
J.S-R : Chaque composition, chaque couple, sont des autoportraits ?
C.D : Oui. Mais je sens que mon travail va changer, parce que je sens que, pour que ma vie devienne plus agréable, il faut que je me détache de ces créations. Je ne sais à pas à quoi ressemblera mon travail demain, mais je n'ai plus envie de dessiner le couple et les enfants. C'est très nouveau : cela date d'une semaine ou deux.
J.S-R : Et –si ce n'est pas indiscret- qu'est-ce qui vous a amenée à prendre conscience de cette interrelation, et de vouloir changer ?
C.D : J'ai réalisé qu'à force d'être obsédée de cette manière, je ne pense plus à rien d'autre ; que mon travail c'est ma vie, qu'il remplit tout.
J.S-R : Donc, en fait, votre création vous aurait coupée de votre vie réelle ? Vous vivriez à travers cette création ?
C.D : Oui. Carrément. C'est monde parallèle. D'ailleurs, si je n'ai pas mes enfants, je ne fais que cela ! Que créer ! Je me coupe vraiment du monde, et je crée sans interruption. Cela pèse trop sur nous. Maintenant que je vais mieux, j'ai besoin de faire autre chose.
J.S-R : A l'intérieur de votre "maison", vous avez peint vos murs avec des personnages qui me semblent moins harmonieux que ceux que nous venons d'évoquer. Vous avez placé un petit ours à six bras, un petit personnage au-dessous… Vous avez ajouté des traits placés de façon un peu anarchique… Peut-être pas tout à fait anarchique, mais constituant des X. Quel est le sens d'une telle décoration dans votre maison ?
C.D : En fait, je n'en sais rien. C'et un travail sur l'enfance : Peut-être avez-vous remarqué qu'il y a souvent un travail sur l'enfance ? Pour moi, l'enfance est une période où l'on doit apprendre des choses, mais difficilement. En tant qu'adulte, je trouve que c'est plus facile à gérer que l'enfance. J'ai représenté l'enfance avec l'ours. L'enfant n'a pas de pouvoir, il a besoin de tous ces bras…
J.S-R : Dans un autre festival, à Banne en Ardèche, le thème était : "Nul ne guérit de son enfance". Diriez-vous que c'est votre cas ? Que vous n'êtes pas guérie de votre enfance ?
C.D : Je pense que je suis restée dans l'enfance. Que je n'en suis pas sortie !
J.S-R : Et comment gérez-vous cette situation puisque vous avez une vie d'adulte, une vie de couple, vous avez des enfants… Etes-vous plus enfant que vos enfants ?
C.D : Oui, je suis plus enfant que mes enfants. Je n'ai pas le permis… Mais je fais avec, je ne suis pas très fière de ne pas être une femme, une femme/femme pour mes enfants. Mais je ne sais pas comment il faut faire ? J'essaie de devenir une femme avec mon travail. Mais franchement, j'ai du mal !
Entretien réalisé au GRAND BAZ'ART A BEZU, le 11 juin 2011.