Jeanine Smolec-Rivais : Agnès Delamarche, si je regarde votre travail, sans m'attarder sur les détails, je vois quatre couleurs au plus qui se retrouvent dans toutes vos oeuvres ?
Agnès Delamarche : Le jaune avant tout, dont j'ai toujours besoin. Du bleu… Des rouges qui dérivent vers l'orange ou vers le noir. Et beaucoup de gris de Payne¹.
J.S-R. : Et ensuite, les couleurs qui découlent de ces éléments de base. Ce qui donne comme première impression, que les oeuvres sont presque toutes de la même couleur. Après seulement, on voit les nuances.
A.D. : Je ne me rends pas compte de ces différences. Pour moi, il y a une unité dans la technique et l'univers des personnages.
J.S-R. : Oui, nous allons y venir. Pour le moment, nous sommes dans l'impression produite par l'ensemble de vos œuvres, d'une multiplicité dans un petit cadre très restreint.
A.D. : Ce que vous dites m'intéresse, parce que c'est la première fois que je l'entends. C'est d'ailleurs la première fois que je participe à un festival d'Art singulier. J'expose peu, donc peu de gens m'ont fait part de leurs impressions. Cela va m'aider à réfléchir, par rapport à ce que vous dites.
J.S-R. : Venons-en à vos personnages : On peut dire que c'est un monde essentiellement humanoïde, avec quelques incursions dans la monde animal. Et chaque fois, votre monde animal empiète sur le monde humanoïde.
A.D. : Tout à fait. Avec quelquefois des repères un peu végétaux. Il m'arrive de dessiner des personnages qui sortent de terre et la famille peut être aussi bien les végétaux que des êtres mi-animaux, avec des attributs humains. En fait, je ne les vois pas du tout humains. Je leur mets des attributs, des bras, des jambes, et à la base c'est vraiment animalier ! Ils peuvent avoir des seins, des pattes, un bec. Je le répète, la base est animale, je ne vois pas d'humains dans mes œuvres.
J.S-R. : Mais si je regarde leurs yeux, pour moi ils sont véritablement humains.
A.D. : Tous ces détails que je peux rajouter, bas pour faire la coquette, cornes, oreilles, etc. selon ce que je rajoute, ces détails me font plus penser à l'animal, ou alors à un être qui peut être humain, mais au sens où on l'entend habituellement. Il s'agit un peu d'une sorte d'animisme.
J.S-R. : Si je prends le petit tableau où vous avez placé une fleur dans un vase, et à côté ce qui est vraisemblablement un animal avec un corps très humanisé ; et de l'autre côté ce qui me semble être une plante humanisée, vous avez donc trois éléments, comme si vous étiez dans une progression de la création du monde, à un moment où les individus ne sont pas encore bien diversifiés, pas très déterminés : ils se cherchent, ils sont côte à côte.
A.D. : Ils sont d'une même essence. Ils sont de même nature. En se développant, la plante peut très bien devenir animale comme celle qui est à un bout sur le tableau que vous évoquez ; et à l'autre bout devenir comme le personnage qui est au milieu. Parfois, certains êtres peuvent être séparés de leur environnement, ou au contraire y être plongés comme ceux que nous évoquons.
J.S-R. : La plupart du temps votre personnage ou vos personnages sont face à face avec le spectateur qui se trouve en off : on peut donc supposer qu'ils sont en train de le regarder. Mais quelquefois, vous vous lancez dans une petite histoire, comme celui où vous avez un homme cornu sur un cheval. Je cherchais les ailes, je ne les trouve pas. Nous ne sommes donc pas face à Pégase, mais face à un cheval ordinaire…
A.D. : C'est un manège. Le cheval a cinq pattes. Il a l'air de se diriger vers ce qui peut être une plante, mais qui peut très bien se transformer en animal après. C'est comme si ce personnage humain sans l'être vraiment, un peu lutin, nous faisait coucou, et passait devant nous à la manière des chevaux de bois.
En fait, ce pourraient être des poupées, des peluches auxquelles j'inculque une sorte de vie autonome. Pour celui-ci, on ne voit pas ses jambes, par exemple : la forme fait qu'il rejoint les trois pattes du cheval. Ce sont des motifs centrés : c'est la raison pour laquelle le cheval est de bois, et le personnage humain.
J.S-R. : Donc, vous restez dans l'indéterminé ?
A.D. : Voilà. L'intérêt est la composition. A partir du moment où il y a cette unité de couleurs que vous avez évoquée, il faut que je travaille les rapports entre les personnages.
J.S-R. : Justement, je voulais en venir à vos fonds dont aucun n'est signifiant : Ils sont complètement abstraits, et ne servent que de faire-valoir aux personnages.
A.D. : Oui, en effet, parce que je charge beaucoup dans les personnages : beaucoup de rythmes, de collages… Il y a des vibrations chaotiques ; il me faut donc des fonds avec des sombres, de façon à mettre en relief les éléments de l'avant. Une sorte d'ambiance mystérieuse, un peu brumeuse, un peu étrange ; et, comme il y a ce côté hybride, le fait de travailler les fonds de cette façon, en dégradé, ajoute à l'étrangeté.
J.S-R. : Uniquement vibratoire ?
A.D. : Oui. D'où, après, le besoin d'ajouter des traits colorés pour contraster avec le fond ; parfois avec l'intérieur des personnages pour faire ressortir les traits colorés. A partir de là, naît une autre dimension, un autre contraste surgit. Tout cela joue beaucoup sur les complémentaires, sur les couleurs qui s'opposent ou se complètent.
J.S-R. : Le résultat est que vous apparaissez comme une entomologiste parce que, en procédant ainsi, vos personnages sont complètement découpés sur le fond, à la manière d'un insecte aux ailes étalées dans une collection. Par moments, vous en venez même à séparer carrément la tête du corps.
A.D. : C'est la volonté de faire, comme en sculpture, des volumes. On me dit parfois que je suis proche du Cubisme, ce qui m'étonne toujours. Pendant longtemps, je travaillais de façon complètement morcelée. Maintenant, le fait est que je travaille par collages, et cette espèce de brume, le côté collages me permet de rajouter des effets. Tout se passe comme si, petit à petit, je découvrais un personnage, que nous apprenions à nous connaître. J'ai trouvé là le moyen de composer des êtres avec du collage, mais en n'étant plus figurés, moins éclatés, alors que les précédents semblaient formés de tout petits bouts…
Ce ne sont jamais des collages de journaux : ce sont des collages de papiers que je récupère où je travaille ; du papier de soie avec différentes matières…
J.S-R. : Je voulais en venir aux traits avec lesquels vous linéarisez tous les éléments de vos personnages, et les réinsérez dans un trait régulier.
A.D. : cela les remorcèle autrement. En somme, c'est tout un itinéraire ! Je morcèle, je recompose, je me recompose, je me rééclate, je recompose, je remorcèle… C'est en somme une sorte de gymnastique psychologique. Peut-être même psychique ? A chaque fois, c'est un challenge. Il s'agit de créer une espèce d'être qui réunit toutes ces pulsions. Je finis par réussir, à cause de tout ce que j'ai accumulé en unité intérieure ; par créer quelque chose de vivant, de coloré, sans rien de caché. A partir de là, chacun peut le voir comme il veut. Il y a aussi, entre autres, la liberté pour l'observateur, de voir, peut être, comme nous le disions tout à l'heure, ce qui est de l'ordre de l'humain, du végétal, etc.
Tout de même, l'humain, je suis très en recul par rapport à cette idée, je suis plutôt dans l'animalier, mais pas dans l'animalier basique…
J.S-R. : De toutes façons, nous ne sommes pas dans le réalisme. Nous sommes dans l'imaginaire, la grande fantasmagorie…
A.D. : Oui. Le seul rapport à l'humain, sont la plupart du temps les attributs… des seins, des cils, des bas… une girafe avec un porte-jarretelles…
J.S-R. : Pour moi, et nous semblons revenir au début de notre entretien, ce n'était pas encore cela qui m'y fait penser, ce sont vraiment les yeux. Tous vos êtres ont de très grands yeux ; de grands yeux qui les réintroduisent –quoi que vous en disiez- dans le monde des humains. Qu'ils soient ou non humains, leurs yeux les ramènent vers les humains.
A.D. : Il est vrai que le travail des yeux est très important. A un moment, je les travaillais différemment, j'en venais à faire des yeux qui ne regardaient pas devant eux, qui regardaient sur les côtés. C'était après un fait-divers qui m'avait marquée, et chaque fois que je faisais ces yeux-là, j'y repensais. J'ai donc cessé parce que c'était un fait-divers assez dramatique, et j'ignore pourquoi je m'étais focalisée dessus. Le regard est là sans être là. Le spectateur n'a donc plus le sentiment d'être regardé, tout se passe comme si le regard était connecté ailleurs.
J.S-R. : Je crois surtout que cela tient au fait qu'ils n'ont pas de pupilles.
A.D. : Oui, souvent le résultat dépend de ce genre de petit détail. Si on rajoute une pupille, notre regard de spectateur va s'y enfoncer, et nous allons humaniser encore plus l'être qui est devant nous. C'est comme lorsque l'on regarde quelqu'un qui rêve : ses pupilles sont dilatées. J'aime ce genre de dilemme qui m'emmène vers une sorte de chamanisme, d'animisme, vers d'autres forces, en somme.
J.S-R. : Vous voyez bien que, tout en niant qu'ils soient humains, vous leur prêtez tout de même des sentiments humains !
A.D. : Oui, sûrement les miens ? Mais ce seraient alors des autoportraits ! Sinon, ce sont mes amis, des personnages qui m'accompagnent. Des êtres qui connaissent l'humain avec ses bons et ses mauvais côtés ; des êtres qui ont tout compris, mais qui veulent garder leurs airs bien à eux. Le côté animal de l'humain.
Entretien réalisé dans les Ecuries du festival de Banne, le 4 juin 2011.
¹ Le gris de Payne est un mélange de plusieurs pigments dont un noir, un rouge et un bleu, différents selon le fabricant. Tous les gris de Payne ne se valent donc pas et leur aspect peut varier considérablement !