Jeanine Smolec-Rivais : Reynald Jenneret, vous faites essentiellement des compositions en métal ?
Reynald Jenneret : Oui, mélangé à d'autres matériaux parce que je travaille à base de récup'. Je fabrique ce que je ne trouve pas, en résine, en ciment, en plâtre, etc.. Je peux utiliser aussi bien du cuivre que du laiton, du bronze, ou tout simplement de la bonne vieille ferraille… Que je récupère dans des casses automobiles ou des brocantes.
J.S-R. : Quand j'ai vu vos compositions, je me suis dit que ce ne pouvaient pas être fait de matériaux venant des poubelles !
R.J. : Tout n'est pas récup'. Une partie seulement, et après je brode autour. Je fais les personnages, par exemple.
J.S-R. : Je vois que vous recomposez les matériaux de base…
R.J. : Oui, je bidouille ! Pour créer un univers.
J.S-R. : Un univers mécanique, dans lequel vous placez vos personnages. Par exemple, je vois ce qui me semble être une fusée. Du moins, en plus de sa forme, est-ce le titre que vous lui donnez ?
R.J. : Non, ce n'est pas une fusée. C'est tout juste un instrument scientifique. Pour me moquer gentiment des internautes. Une autre œuvre s'intitule "La recherche fondamentale"… Ce sont toujours des personnages un peu prisonniers.
J.S-R. : Vous seriez dans le monde scientifique plus que dans le quotidien ?
R.J. : Oui… Hum… En fait, mes personnages sont toujours dans des boîtes. Mais c'est moqueur, toujours au deuxième degré ! On peut dire des choses plus faciles qu'au premier degré !
J.S-R. : Si nous regardons celui que vous avez intitulé "Immortalité physique", dans lequel trois personnages sont enfermés dans ce que je prenais pour une fusée. Ils ont des instruments sur le corps… Votre composition a la forme d'une fusée : Puisque vous dites que ce n'en est pas une, mais simplement "un instrument", qu'est-ce que c'est ?
R.J. : Un banal instrument scientifique. Il a cette forme-là, mais il aurait pu en avoir une autre. La forme importe peu. Mais chacun peut rêver devant, je ne suis pas obligé de tout dire ! Il faut aussi laisser la place au rêve !
J.S-R. : Vos personnages sont en terre ?
R.J. : Ils sont en ciment. Parfois en résine, mais je ne l'utilise pas trop parce que c'est toxique.
J.S-R. : Vous seriez donc un peu écolo ?
R.J. : Non. Mais il n'y a pas besoin d'être écolo pour ne pas vouloir s'empoisonner !
J.S-R. : Sur deux autres oeuvres qui sont des véhicules, vous avez placé des sortes de personnages aux têtes un peu monstrueuses, certains faisant penser à des gargouilles, dont l'une a sous le ventre une tête de mort…
R.J. : Ce sont des compositions moyenâgeuses que j'ai modernisées.
J.S-R. : Comment reliez-vous l'idée de la gargouille moyenâgeuse, donc rattachée à une religion, et l'idée des éléments scientifiques qui les supportent ? Il me semble y avoir un paradoxe ?
R.J. : C'est le Moyen-âge fantastique que j'ai simplement voulu moderniser. C'est de l'humour ! Il y a des choses qui s'imposent, ces gargouilles allaient très bien sur le chariot, mais je n'aurais pas pu faire autre chose avec. Il y a parfois des choses qui me dépassent.
J.S-R. : Donc, ici, la technique s'est imposée à vous ?
R.J. : Oui, ou je suis conditionné par les matériaux que je récupère.
J.S-R. : Plus grave encore, et nous sommes dans le monde de la mort. La mort qui pilote et qui est conduite par une tête de chien. Que vient faire la tête de chien avec la mort ? Quel est le lien entre elles ? En dehors d'un possible désir d'humour, ce qui ne me semble pas évident !
R.J. : Il est difficile pour moi, d'exprimer ce que j'ai voulu dire. Je le fais, et je ne cherche pas plus loin.
J.S-R. : Tout de même, quand vous réunissez par des rênes la mort à une tête de chien, alors que vous avez quatre roues pour l'emmener, doit-on considérer que le chien est le moteur ?
R.J. : Peut-être ? Le guide, sans doute ?
J.S-R. : Où nous emmène-t-il ?
R.J. : Je ne sais pas, c'est le mystère. La place du rêve. Chacun peut imaginer l'itinéraire. Je ne suis pas obligé de tout dire.
J.S-R. : Non. Mais quand vous choisissez des tabous comme les gargouilles, comme la mort ou comme vos personnages cornus qui sont vraisemblablement des diables, votre création prend un sens très précis…
R.J. : Cela peut suggérer la présence de centrales nucléaires…
J.S-R. : Oui ? Mais rien ne l'indique. Alors, cela devient du domaine du discours : Pour moi, ce sont des diables. Si j'interprétais cette œuvre-là, je dirais que ce sont des diables qui s'en vont dans le cosmos, puisque pour moi, malgré vos dénégations, c'est toujours une fusée. Vous me rétorquez que ce sont des appareils scientifiques auxquels ces personnages sont soumis…
R.J. : Oui, l'homme crée des instruments diaboliques. Il est parfois dépassé par les machines qu'il a créées.
J.S-R. : Vous voulez dire que l'homme crée les moyens de se détruire ? C'est pourquoi la mort arrive ?
R.J. : Oui, et tout est dit.
J.S-R. : Ailleurs, c'est une tête de mort qui supporte l'appareil ! Nous entrons donc dans la science-fiction ?
R.J. : Oui. Elle est équipée pour emmener l'appareil. C'est peut-être une situation expérimentale ? Mais c'est moqueur, en même temps, parce que je suis en décalage avec la réalité. Mais je le fais exprès, je suis au second degré.
J.S-R. : Qu'entendez-vous par "je suis au second degré" ?
R.J. : Je représente la réalité, mais avec un certain humour. Un peu noir, forcément, pour raconter les choses. Si je faisais cela au premier degré, j'ennuierais tout le monde !
J.S-R. : Voilà plusieurs fois que vous reprenez cette expression : Pour vous, "le premier degré", qu'est-ce que ce serait ?
R.J. : Je n'aime pas voir des créations de personnes qui sont sérieuses. Elles m'ennuient.
J.S-R. : Comment procédez-vous pour délaisser le "premier degré" et passer au "second degré" ?
R.J. : Il s'agit de dire des choses graves en blaguant. Cela passe mieux. Je dis plus de choses, et c'est plus facile pour moi.
J.S-R. : Personnellement, je trouve que, malgré votre désir, souvent la gravité prend le pas sur le côté drôlerie dans vos oeuvres, et je ne vois pas trop l'humour. Nous sommes dans une période tellement malsaine et grave qu'il m'est difficile de rire de ce genre de danger ! Surtout après Fukushima !
R.J. : Tout de même, quand je représente mes "Internautes" branchés, il est évident que c'est moqueur, et cela parle tout seul.
J.S-R. : Mais dans la relation des gens à Internet, il n'y a pas de danger qui ne soit évitable !
R.J. : Oui, mais là ils sont tous connectés. J'ai pris un raccourci en procédant de cette façon.
J.S-R. : Et dans la réalité, vous êtes un scientifique ?
R.J. : Pas du tout ! La science m'ennuie, c'est pour cela que j'en profite pour me moquer.
J.S-R. : Pourquoi tous vos entourages sauf celui de la tête de mort, sont-ils noirs ?
R.J. : Cela s'impose, sans que je sache pourquoi.
J.S-R. : Mais les instruments scientifiques ont parfois de très belles couleurs !
R.J. : Mais je n'imite pas la réalité, je ne copie pas, je le fais à ma manière ! Je crée un décalage, comme je l'ai dit tout à l'heure. Pour rentrer dans un autre monde, qui est proche du nôtre, en fait. Le monde du fantastique. Ce n'est pas un style, c'est comme un acte qui traverserait tous les styles.
J.S-R. : Quand vous pensez à une nouvelle œuvre, vous faites d'abord des dessins, ou vous commencez directement la machine ?
R.J. : Non, je ne fais pas de dessins. Je fais le tour des matériaux, des engrenages, des roulements à bille que j'ai récupérés… Et j'ai ou non le déclic. Si je l'ai, je commence à construire, et tout s'enchaîne. Mais en commençant, je ne sais jamais comment cela va finir.
J.S-R. : Quand même, parlons un peu d'humour, à propos de la paire de lunettes que vous avez sur le nez : deux branches en fil de fer, attachées par du scotch. Ne me dites pas que c'est au second degré !
R.J. : Mais là, je ne l'ai pas faite exprès ! J'ai perdu la première paire il y a trois jours. J'avais une paire de secours dans la voiture, et je me suis assis dessus ! Je les ai réparées avec ce dont je disposais ici, du fil de fer et du scotch !
J.S-R. : Nous sommes donc bien, là, dans le monde de l'humour, même s'il peut vous paraître un peu saumâtre ! On pourrait presque dire que, dans votre monde pseudo-scientifique, vous avez pris votre tête en otage !
R.J. : Tout à fait, oui, sans le faire exprès ! D'autant que les gens croient que c'est volontaire !
Entretien réalisé dans les Ecuries du festival de Banne, le 4 juin 2011.