Jeanine Smolec-Rivais : Claire, vous êtes canadienne, québécoise. Votre nom, "Labonté" sent son canadien français, et même les anciens coureurs des bois qui exploraient les terres vierges, ou déjà habitées par ceux qui ont été plus tard appelés des Indiens ?
Claire Labonté : Oui, peut-être ? mais je pense que c'est plutôt la religion catholique qui s'est implantée au Canada, et qui a organisé nos vies bien comme il faut ! Mettons qu'arrivait un Normand qui s'appelait… Lacongouec. Si c'était un brave homme, on disait de lui : "Oui, tu sais, c'est le fils d'Armand Lacongoué… celui qu'il est tellement bon, qu'il a de la bonté"… C'est ainsi qu'au Québec, il y a beaucoup de "Labonté", des "Lespérance", des "Charité"… beaucoup de noms de familles qui déterminaient le profil, le caractère d'une personne. Il y avait aussi des influences géographiques : "Lamontagne"…
J. S-R : Comment êtes-vous arrivée à la Biennale ?
C. L. : C'est un concours de circonstances magnifiques. J'ai peint pendant trente-cinq ans. Toute seule. Je suis très solitaire. Dans mon atelier. C'est presque une obsession de peindre. Tenir mon pinceau pendant des jours. De sorte qu'au bout de trente-cinq ans, la famille était inquiète, tout le monde s'inquiétait de ce que je ne vive pas bien, que je ne fasse que cela ! De plus, je ne vis pas bien de ma peinture, peu de gens en vivent, surtout moi qui suis hors courant ! Tout le monde a donc commencé à s'interroger ! Moi aussi, je me posais beaucoup de questions sur cette urgence, sur cette obsession de peindre ; sur cette façon aussi de "micro-faire" sur de grandes surfaces. D'autant que, travaillant au pinceau fin, il me faut deux ou trois ans pour terminer une œuvre. De plus, c'est invendable, à moins d'être connue un jour…
J. S-R : Ou qu'un musée s'y intéresse.
C. L. : J'ai commencé à les contacter.
Pour revenir à votre question : comment suis-je arrivée à la Biennale ? Après trente-cinq ans, j'ai décidé d'aller à l'université. Je ne sais pas si j'étais prête, mais j'ai tenté le coup. En philosophie : Parce que, ce qui m'intéressait dans ma peinture, ce n'était pas ma peinture elle-même, c'était cet état d'esprit qui me poussait à travailler par petites touches, quatorze, quinze heures d'affilée. Il m'est même arrivé de ne pas m'arrêter pendant trente-six heures ! Il y a alors des états modifiés de la conscience. Et je voulais comprendre comment la pensée pouvait me conduire là ? J'ai été acceptée, à la maîtrise qui plus est, à l'Université du Québec à Montréal, en "recherche et création".
Quand j'ai eu fini la maîtrise, j'ai rencontré M. Alain Flescher. C'est un grand artiste européen, pluridisciplinaire. Il a fondé le Studio national des arts contemporains du Fresnoy à Tourcoing. Il m'a invitée à aller résider dans cette école pendant quelque temps : 1l trouve mon travail extraordinaire. Il en est ému ; je le dis parce que j'en ai été très heureuse. Il m'a dit de venir en France, parce qu'au Québec, il n'y a pas vraiment de place pour l'Art singulier. Il n'y a pas d'évènements. Il m'a donné des noms où m'adresser. C'est ce que je suis venue faire. Mais si je voulais une bourse du gouvernement parce que je n'ai pas d'argent, il fallait que je trouve une exposition, un contrat. Alors, je suis allée fouiller sur Internet. Je ne connaissais pas beaucoup le monde de l'Art brut : Depuis vingt ans, on me cataloguait dans l'Art naïf. Mais, chez nous, on met tout le monde dans l'Art naïf si l'on n'est pas dans l'Art contemporain. Pourtant, à la fin de la maîtrise, j'ai reconnu mon caractère de personne humaine ; je me suis reconnue comme appartenant à l'Art brut, vu la manière dont je peignais. J'ai donc fouillé sur Internet, et j'ai découvert cette annonce pour la Biennale hors-les-normes. Juste le titre, "hors-les-normes", cela m'a charmée, cela m'a parlé parce que la toile que je présente mesure vingt mètres, et juste ce détail fait qu'elle est hors normes. Comment ai-je travaillé ces vingt mètres ? Juste par petites factures, enchaînements… tout cela est hors normes…
Le rapport final à l'université a été qualifié d'extraordinaire ; et dans les débats, ce travail a été classé d'"Art singulier". On m'a donné le feu vert. Et je me suis inscrite. Et j'ai eu la charmante réponse qui était une acceptation. J'ai pu prendre tous mes rendez-vous. Depuis ce jour-là, c'est le ravissement le plus complet.
J. S-R : Venons-en à la conception de cette fresque tellement surprenante qui, en plus, est très bien placée, face à l'entrée, bien éclairée. Vous dites donc qu'elle mesure plus de vingt mètres.
C. L. : Oui, mais on n'en voit que le tiers !
J. S-R : Vous avez mis en bas et en haut, une sorte de "sous-fresque" ondulée, qui détermine des passages que l'on peut lire presque séparément. Ils sont, en fait, à la fois séparés et dans la continuité. Etes-vous d'accord avec cette définition ?
C. L. : Tellement d'accord ! C'est tout à fait juste. Je peux vous expliquer pourquoi il y a cette séparation en trois parties, si l'on peut dire, mais c'est quand même un ensemble.
Cette œuvre est mon mémoire de création pour l'université. J'étais là pour faire une auto-poïétique, je me l'étais juré, -si on n'avait pas voulu que je la fasse, je m'en allais- c'est-à-dire l'observation rigoureuse d'un travail en train de se faire. Car ma question était : qu'est-ce que je travaille ? Qu'est-ce que je fais" ?
C'est la première fois que je sépare la toile en trois. La magie de mon travail depuis plus de trente ans, c'est qu'au départ, je fais un petit motif que je reporte sur le grand support. Et ce petit motif détermine le reste de la toile. Il n'y a pas de concept préétabli, les motifs sont complètement indéterminés, je ne sais pas du tout ce que cela va donner. C'est pour cela aussi que je voulais aller à l'université, parce que voulais comprendre ! Et ces petits motifs, bien qu'à caractère indéterminé, génèrent un enchainement. Souvent, ce sont les mêmes, cela devient un processus répétitif qui aboutit toujours à un processus de singularisation. Et/ou sur un récit que je n'ai pas voulu, que je n'ai pas composé ; qui, à un moment donné, devient comme un grand bricolage de petits motifs abstraits ; qui finit par des figures, des actions, des cris circonstanciés… C'est tout cela qui me questionnait.
Quand je suis arrivée à l'université, j'ai dit que je voulais comprendre ce processus de la répétition. C'est la première fois que je penche sur quelque chose : j'ai décidé de séparer la toile de vingt mètres en trois parties horizontales ! Il y a donc une bande en haut, une bande médiane, et une bande en bas. Je procédais par la répétition, les enchainements de petits motifs, en bas et en haut. Et quand (parce qu'à force de me regarder faire, je voyais qu'il y avait des figures) on répète des motifs pendant douze heures ou plus, cela devient comme des absences au monde. Je ne l'avais jamais remarqué avant. Il a fallu que je me concentre pour m'apercevoir qu'il y avait des figures qui émergeaient. Alors, je les mettais au milieu. Quand la figure était comme complétée, tout se passait comme si je regardais à l'intérieur de mon cerveau, je prenais alors une partie de cette figure à peu près complétée, et je retournais dans mes marges, et je recommençais le processus des enchainements à caractère répétitif.
J. S-R : Il me semble que cette façon de concevoir votre œuvre fait que vous avez, en haut et en bas, ce qui pourrait être des limites, effectivement plus ou mois répétitives, (et je vais y revenir pour voir ce que vous y avez mis en réalité !) et qui ont créé un chemin. Un chemin dans lequel vous avez mis la vie !
C. L. : Oui. Un récit. Et la vie. C'est ça !
Quand je commence un tableau, je dis que je ne conçois rien, c'est le motif qui détermine tout le tableau, qu'il soit plus ou moins abstrait. Un motif qui change. Mais comme les récits que je fais depuis trente-cinq ans ont toujours une saveur mythique, une saveur archétypale pour les motifs mais qui n'ont pas de symboles, c'est comme un rituel quand je travaille, modification de conscience, répétition… j'ai essayé d'avoir des mythes. Mais ces mythes ne correspondaient à rien de connu. J'ai vite fait le rapprochement avec l'apport de l'école.
Alors, depuis l'an 2000, avec le processus de la répétition, je traite des énigmes archéologiques. Des énigmes anciennes. Et celle-ci, je l'ai choisie à partir d'une petite sculpture que l'on a retrouvée dans le plus ancien site préhistorique du Québec, qui s'appelle "Coteau du Lac". Et cette petite sculpture trouvée dans le sol du premier comptoir de fourrures du pays, m'a questionnée. Parce que les archéologues sont confondus. Ils ignorent ce qu'elle fait là ? En plus, elle a un visage souriant et elle date de 5000 ans. Cela ne se peut pas au Québec. Il n'y a pas d'os ! On n'a donc très peu de renseignements, et c'est ce qui m'a intéressée. Parce que j'ai la prétention de croire que, quand je travaille la répétition, et qu'un récit ou des figures se mettent en route, c'est comme si je colmatais des brèches d'un savoir scientifique, philosophique… C'est comme si l'intuition était finalement la mémoire sélective. C'est comme si tout cela était dans mes gènes.
Pour en revenir à cette statuette qui était mon sujet de traitement, j'ai fouillé partout pour avoir des renseignements ; j'ai fouillé dans la Préhistoire et il n'existe pas d'artéfact représentant un visage humain avec une expression de satisfaction ! Donc, que fait-elle là ? J'ai travaillé trois ans sur ce sujet, et cela donne une histoire sur laquelle je ne me suis pas encore penchée, et je voudrais bien le faire. J'avais contacté un archéologue mais il n'a pas eu le temps de venir.
J. S-R : Je ne voudrais pas être définitive, puisque je n'ai vu ni le commencement ni la fin de votre fresque, mais dans ce que j'ai vu, il me semble que c'était le passage mémoriel : On aurait, au milieu, cette espèce de serpent préhistorique ; donc nous remontons aux temps les plus lointains, vraisemblablement avant l'Homme. Mais, en même temps, nous arrivons à vos Indiens (parce qu'au moins pour une Européenne, ce sont des Indiens)…
C. L. : Je suis bien contente, parce qu'au Québec, ce n'étaient pas des Indiens…
J. S-R : Et en même temps, ils seraient dans des espèces de découvertes : la découverte du feu, la peur de la lune comme on les représente dans les films…
C. L. : Des mythes !
J. S-R : Etes-vous d'accord ?
C. L. : Oui, je suis d'accord ! Ce qui est extraordinaire, c'est que les récits qui apparaissent, qui émergent dans ce processus, comme je vous l'ai dit, et comme vous les lisez bien, sont toujours à saveur mythique. Mais ce qui est aussi extraordinaire, c'est qu'on pourrait interpréter très différemment puisque ce que l'on voit est plus ou moins abstrait, mais que c'est toujours la même interprétation, la même réception d'images.
J. S-R : Mais pourquoi dites-vous que c'est abstrait ?
C. L. : Parce que vous avez le plus figuratif devant vous !
J. S-R : Je regrette donc de nouveau de n'avoir ni le début ni la fin !
C. L. : Quand on la voit dans l'ensemble, je dirai que c'est moitié moitié ; moitié abstrait et moitié figuratif ! Mais dans ce qui est abstrait, on reconnaît des mêmes éléments de figures. Il se produit comme une universalité de réception, de compréhension. Et cela me fascine. A moins que ce ne soit moi qui le voies ainsi ? Que tout le monde voie des figures quand je ne vois que des formes abstraites ? Je suis contente que cous ayez vu des autochtones ! Avez-vous vu que l'un d'eux est couché, et qu'ils sont en train de le porter ?
J. S-R : Oui, et je me disais justement qu'ils effectuent le rite de porter le mort vers les bois (qui sont bien présents sur la fresque). Dans les films, on peut fréquemment voir cette séquence où des hommes emportent le mort et le déposent dans l'un de leurs sanctuaires en pleine nature…
C. L. : OK ! OK ! Ca a plein de bon sens !
J. S-R : Voulez-vous ajouter quelque chose sur cette partie médiane ? Parce qu'en fait, je me suis demandé s'il fallait la lire de gauche à droite, ou de droite à gauche ?
C. L. : Quand je travaille, je ne vais pas de façon linéaire comme un film, je roule, je déroule. Si je suis en train de faire depuis trois jours, et que je réalise un petit motif noir pendant trente pieds, (trente pieds, cela veut dire dix mètres), à un moment donné cela peut s'arrêter ; et je vais aller à soixante pieds pour faire un petit carré, une petite grille parce qu'elle m'est apparue. Puis j'attends que cela sèche, ce qui prend une journée. Ensuite, je roule la toile, et je viens au milieu. Je ne sais donc pas s'il y a un début ou une fin. Mais ces vingt mètres semblent être comme une parade, c'est-à-dire qu'elle n'avance pas de gauche à droite. L'histoire bouge vers la droite, mais c'est comme si l'histoire commençait à la fin. Si l'on reprend l'idée de parade, que se passe-t-il ? Les gens avancent, on voit un ensemble, mais on ne voit ni début ni fin.
J. S-R : Avant de quitter cette partie médiane, je voudrais que nous évoquions l'importance du feu. Qui nous ramène aux origines, à sa découverte. D'autant qu'à côté, il y a ce qui me semble être un totem de pierre ?
C. L. : Exact. Et ce totem me questionne. Il est seul ! Je répète beaucoup, mais lui est tout seul, il est blanc, il s'est fait tout seul. Je l'ai appelé "L'Ossuaire". Je ne sais pas pourquoi ? Il est parmi les éléments que j'appelle "abstraits", mais il donne néanmoins une figure. Elle est apparue, et elle n'est pas revenue. Alors que le feu revient pratiquement dans toutes mes toiles. Mais il faut dire que j'aime le faire ! Alors, cela peut être un simple clin d'œil. J'ai une toile où le feu est central. Elle m'a pris huit mois, et je n'ai fait que des flammes dans cette toile immense !
J. S-R : Mais il vous faut une place énorme pour réaliser des œuvres de cette taille !
C. L. : Non ! Je roule et je déroule !
J. S-R : En somme, votre toile se fait sans que vous la voyiez dans son entier ?
C. L. : Jamais ! Je vais vous dire : ma mère est la Présidente de mon "fan-club" ! Elle a 91 ans et elle adore ce que je fais. Et elle veut toujours voir avant les autres. Alors qu'est-ce que je fais ? Comme j'ai déménagé et que j'habite en forêt, j'installe ma toile dans la forêt sur les arbres…
J. S-R : Ce doit être magique ?
C. L. : Et toute la famille pique-nique. Ils sont les premiers à voir la toile. Tout le monde la regarde, et moi aussi bien sûr ! Je ne retouche jamais, ni un motif, ni quoi que ce soit. Si je mets un motif et que je roule ou déroule pour peindre autour… C'est en fait toujours "autour" du motif. Tout reste à sa place. Tout est important. Avec le moindre petit point, il faut parfois que je fasse le tour !
J. S-R : Je crois que c'est cette attitude qui génère le côté serein de votre œuvre. Il n'y a rien de spécialement rattaché à l'idée de gaieté, mais je la trouve harmonieuse, sereine.
Ce qui me semble évident, c'est que vous avez de part et d'autre (donc en haut et en bas), ce que l'on pourrait appeler une haie…
C. L. : Savez-vous ce que dit ma mère ? Parce qu'elle analyse toutes ces figures : Elle me connaît, elle sait que c'est sincère, que je ne sais pas où cela s'en va… A 91 ans, ce qui la fascine, c'est la science, l'astrophysique, Hubert Reeves qui est son idole dans la vie. Et elle est fascinée que, sur mes toiles, ce soient toujours des récits qui s'ouvrent sur des préhistoires plus ou moins comprises ou entendues. Elle est parfaitement au courant, contrairement à moi, que Coteau-du-Lac se trouve sur la faille qui commence à San Andréa en Californie. Coteau-du-Lac où l'on a trouvé la fameuse statuette qui m'a non pas inspirée, mais que j'ai "traitée". Alors, elle regarde ma toile et me dit : "Claire, c'est le récit d'un peuple qui vivait à cet endroit il y a des milliers et des milliers d'années. Il y a eu un tremblement de terre qui les a engloutis"… Elle voit cette toile comme un tunnel sous lequel serait engloutie une civilisation.
J. S-R : je trouve cette idée remarquable. En fait, les deux parties extérieures seraient les deux côtés de votre faille que vous venez d'évoquer.
C. L. : On peut l'interpréter de cette façon, mais il ne fait pas oublier que j'ai travaillé la répétition en aveugle, sans voir voulu représenter une faille. C'est le motif qui a tout déterminé.
J. S-R : Dans ces parties, je vous rejoindrais presque pour dire que certains éléments sont abstraits. Elles sont bien séparées, mais en même temps, par moments, vous transgressez. Vous avez placé des plantes vertes, de petits arbres… qui dépassent sur le milieu. En fait, il me semble que vous vous êtes canalisée, mais qu'à certains moments vous ne le supportez plus…
C. L. : Exact ! Et plus encore vers la fin.
J. S-R : Sur les bords de votre faille –j'aime bien cette image, nous pouvons donc la reprendre- on peut dire que cela pourrait être le rêve : vous êtes dans la lune, vous avez toutes les phases de la lune. En même temps, vous avez des ponts qui se rejoignent, qui s'entrecroisent…
C. L. : Vous le voyez ! Vous le voyez bien ! Moi, j'ai de la misère à prendre de la distance ! Je suis comme ça ! Quand je passe trois ans, tous les jours, je finis par ne voir que le petit morceau ! Vous ne me croirez pas, mais je n'avais pas vu les ponts ! Des arcs ? Des arches ?
J. S-R : J'ai hésité entre des arcs-en-ciel, parce qu'il y a des couleurs dedans ; et ponts. Mais plutôt, je me dis que, puisque ces ponts s'entrecroisent, c'est là aussi que se fait le cheminement. Je vous avais parlé de chemin, pas de faille. Vous m'avez dit : "je travaille par petits bouts"… ces petits ponts qui pourraient symboliser les étapes de votre travail, relient en même temps les différents éléments qu'ils croisent.
C. L. : Ca me plaît ! C'est bon, ça ! Cela fait beaucoup de sens. Parce qu'on voit finalement, que tout est lié. Je fais les passages séparément, mais je les ai liés littéralement par ces ponts, c'est vrai ! Et il y en a partout, jusqu'à la fin !
J. S-R : Dans la bande du haut, j'aurais plutôt vu des cours d'eau, des rivières. Et il me semble que dans les civilisations indiennes que nous évoquions tout à l'heure, la rivière avait beaucoup d'importance.
C. L. : A Coteau-du-Lac, c'est la rivière qui est très importante. J'ai beau dire que je ne conçois rien, que je me laisse aller, j'avais quand même un objet de traitement. Coteau-du-Lac, ce sont des rapides, c'est un courant d'eau en deux lacs à l'eau très vive. Et ce comptoir à fourrures était très important. C'est sûr que, même inconsciemment, cette histoire que je connaissais a dû m'influencer ! C'est pourquoi, même si je ne suis pas "inspirée par un sujet", la culture, le savoir que j'ai ressurgissent dans mes œuvres.
J. S-R : Je dirais que votre cheminement, en haut, serait fluvial, et en bas ce serait un cheminement terrestre ?
C. L. : Ca a de l'allure ! Mais je voudrais dire aussi qu'il y a là-dedans beaucoup d'éléments que je ne sais pas voir, et qui sont d'influence asiatique. J'ai fait des recherches, et tout le monde –mais pas moi- savait que, par le Détroit de Behring, les Asiatiques étaient venus en Amérique. Et cela vers moins 5000 ans ! C'est-à-dire à l'époque où a été faite la statuette. Ils étaient rendus dans l'Est, au Québec. Au début de la toile, le premier élément figuratif qui me soit venu est un Chinois. Après lui, je n'ai pas continué, je suis allée automatiquement auprès d'une tortue.
J. S-R : Nous avons donc parlé de cheminement par eau, cheminement par terre ; et de chaque côté, la lune. La lune dans toutes ses phases…
C. L. : Je l'aime tellement, la lune, que je l'ai mise à toutes les phases. Parce qu'en effet, elle m'habitait à un moment donné…
J. S-R : Comme si c'étaient vos états d'âme, votre état d'esprit à un moment donné de votre création, où vous n'étiez pas forcément dans le même qu'à un autre passage.
C. L. : Cette phase-là… Tout le tour, Ah mon Dieu ! non, ça change ! Ca change !
J. S-R : Parfois, elle sourit, d'autres fois elle est grave, sceptique…
C. L. : Elle est toujours présente, mais différente, modifiée, tellement qu'à un moment donné, -je vous ai dit que j'avais travaillé pendant trois ans sur cette toile, et qu'il fallait que j'observe ce qui se passait dans ma tête, dans mon corps- elle revenait tellement que j'ai écrit : "Climat. Et si la lune avait changé de visage ?" Parce qu'il ne faut pas oublier que j'ai fait ce travail surtout pour résoudre une énigme, cela ne quitte jamais ma tête, quelle que soit la façon dont je travaille. Oui, la lune revenait, dans tous ses états, dans tous ses états ! Parfois, elle ressemble au soleil, mais moi je sais que ce sont des lunes.
J. S-R : Justement, ma question suivante allait être : Pourquoi le soleil n'est-il jamais là ?
C. L. : Je ne sais pas. C'est comme si vous me demandiez pourquoi un marteau n'est pas là ? Je ne sais pas ! Elle est là, tout au long des vingt mètres, mais je n'ai aucune idée pourquoi d'autres choses possibles ne sont pas là !
J. S-R : Y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder et dont nous n'avons pas parlé ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
C. L. : Non. Je crois que toutes vos questions étaient très pertinentes, et que nous avons fait le tour, sans entrer dans des détails fastidieux pour les gens. Je pense que vous avez posé les questions essentielles
J. S-R : Merci. Et maintenant, nous allons trouver des bras solides pour dérouler cette toile dans son entièreté !
C. L. : Avec plaisir.
Entretien réalisé pendant la Biennale Hors-les-Normes à la Piscine du Rhône, le 1er octobre 2011.