MASQUES ET TOTEMS DANS L'UNIVERS DE JOËLLE MARTIN
Choisir de représenter masques et totems, c'est revenir à des valeurs ancestrales, avoir en tête des tabous, des légendes, des exorcismes à réussir, des dieux peut-être à persuader, des esprits protecteurs à vénérer. Les œuvres doivent donc susciter crainte et respect pour que les symboles contemporains employés par les artistes puissent conjurer les ataviques superstitions dormant en eux.
Une telle démarche implique pour l'artiste qui s'y résout, s'il est sincère –et cela supprime toutes les créations canada-dry qui inondent trop souvent le monde de l'Art-Récup'- une véritable mise à nu de son moi profond, une lutte permanente entre lui et le sens des objets réunis. Et, s'il ne peut se résoudre à se montrer ainsi, il lui reste à trouver un système de défense.
N'est-ce pas le cas de Joëlle Martin qui, écorchée vive, a choisi l'ironie, voire la dérision. Et ce moyen fonctionne bien pour ses totems qu'elle réalise à partir d'éléments généralement usités dans les tâches ménagères : balai/lance, couvercle de lessiveuse/bouclier, etc. ; masquant sous des oripeaux une beauté formelle générée par des assemblages de vieux clous, planches, torons végétaux, cheveux/sisal, têtes animales… transmettant au final au personnage ainsi "né", une forte énergie spirituelle qui peut parfois passer pour de la violence.
Plus difficile semble son corps à corps avec les masques. Massifs, peints avec une extrême concentration de couleurs, couverts de bandes rituelles, ils entraînent intuitivement le visiteur (dans le temps et l'espace) –même si ce n'est pas le propos de l'artiste- vers de lointains lieux rituels, cultuels… d'Océanie ou d'Afrique. Avec leurs gros yeux cernés de sourcils poilus ou plumulés, leurs bouches énormes béantes en un cri muet, la touffeur de leurs chevelures souvent partiellement cachées sous des bonnets de textures incertaines, ils génèrent l'impression que ce sont eux qui regardent le visiteur et non l'inverse.
Ainsi, et quelles que soient les variantes générées par des années de recherche depuis qu'elle a renoncé à une vie confortable pour se lancer dans la création, il est des récurrences qui corroborent l'originalité de l'œuvre de Joëlle Martin. Au premier plan, le pied de nez à la géométrie qui empêche ses personnages d'être bâtis sur la frontalité caractéristique des sculptures primitives en les plaçant dans des déséquilibres subreptices. Ensuite, l'absence d'appartenance géographique (villes, végétation…) (malgré le sentiment intuitif évoqué plus haut) ; sociale (vêtements, objets personnalisés…) et surtout temporelle (vêtements de nuls temps, nulles modes…) : Toutes ces précisions la ramèneraient à des narrations, des connotations réalistes, des quotidiens qu'elle essaie justement de fuir. Leur absence la conforte au contraire en la plaçant en des situations fictionnelles créées par son approche physique et psychologique guidée par le rythme, la couleur, la texture de ses assemblages.
Ces particularités amènent Joëlle Martin à son univers bien personnel, de sculptures presque toujours homomorphes. Une œuvre à la fois protéiforme et d'une unité remarquable ; raffinée ou grossière ; délicate ou totalement kitsch ; énigmatique ou terriblement terre à terre. Un univers fantasmatique fait d'amour et de séduction. C'est le meilleur moyen pour elle, de convaincre "ses" dieux et "ses" démons d'atténuer leurs tiraillements maléfiques. Dans le même temps, ces œuvres sont suffisamment justes et puissantes pour que le spectateur en garde la rémanence longtemps après les avoir quittées.
Jeanine Smolec-Rivais.