"Guérir" : Voilà un verbe bien grave ! Soit transitif et il implique alors l'action d'une personne sur une autre (guérir quelqu'un). Soit intransitif et il signifie "recouvrer la santé", physique ou mentale. C'est dans ce deuxième sens que nombre d'écrivains ont longuement parlé négativement de ce problème (ne pas guérir) et que Jean Ferrat a lancé sur un air tour à tour bon enfant, dramatique puis optimiste, la phrase célèbre : "Nul ne guérit de son enfance" !
Mais, s'il "faut" guérir de son enfance, de quoi souffre-t-on ? Le problème ne se pose pas seulement pour les violences physiques ; mais aussi les violences mentales, invisibles mais tellement plus dévastatrices et dissimulées. Il faudrait alors évoquer la vie depuis la naissance et les premières années où, dans son innocence primale, n'ayant aucune idée préconçue sur lui-même, l'individu est d'une extrême vulnérabilité, d'une extrême dépendance ; où l'image qu'il a de lui-même est liée à la personnalité de son entourage, la façon dont celui-ci le considère. Evoquer tour à tour l'influence mortifère d'une mère-goule, castratrice et autoritaire. Celle d'un père dominateur, tyrannique et humiliateur. Parcourir les influences de l'absence de famille (abandon, indifférence, guerre, etc.) Celles aussi, dues au syndrome d'aliénation parentale, qui amène l'enfant à rompre tout lien affectif avec un parent. Et, bien sûr, ne pas oublier les blessures extérieures (les moqueries, les brutalités… à l'école ; les cruautés de tous ordres, etc.)
Comment alors, contrairement à ce que dit le titre, guérir de son enfance, de ses traumatismes, échapper à sa jeunesse, guérir de son passé ? Comment oublier ? Le plus difficile n'est-il pas pour l'individu, de considérer la façon dont il est devenu méfiant vis-à-vis de lui-même, dont son regard sur lui est négatif, dépréciateur ? De prendre à bras-le-corps, les causes et les conséquences de toutes les empreintes accidentelles, devenues avec le temps cicatrices profondes ? Et petit à petit –parfois en se faisant aider- de "liquider" ses blessures, se re/valoriser, assumer ses désirs, "oser", prendre des risques à titre personnel, transformer en force sa souffrance, avoir des rêves pour "demain".
Il semble que l'un des moyens les plus sûrs de cette démarche vers la guérison, soit la résilience : Parmi les multiples auteurs célèbres (Ernest Renan, George Sand, Marcel Pagnol, Nathalie Sarraute, Georges Pérec, etc.) ayant traité de cette faculté de résilience** -même si le mot n'existait pas encore-, le plus contemporain soit Boris Cyrulnik, racontant comment, à 73 ans, enfin revenu sur les lieux de son enfance, il peut "faire de l'archéologie sur lui-même", se confronter à sa représentation du passé, "les morceaux de vérité que l'on arrange". Il décrit comment il lui suffit d'un infime détail pour faire remonter à la surface "l'émotion enfouie". Réaliser qu'il a vécu, en somme de la "légende du souvenir", élaborée pour aller de l'avant, vivre, survivre… Ses atouts ayant été son aptitude à la curiosité, sa prédisposition à la gaieté, mais surtout "l'insoumission, le goût de la désobéissance", le refus de la résignation, la capacité à faire face, saisir les opportunités, fabriquer les occasions, observer, chercher… Et puis, le fait d'être rebelle qui lui permit toujours "de se déterminer par rapport à soi, (de fureter) partout pour trouver des solutions"... Ce serait-là, l'issue pour tout individu placé dans semblable situation.
Autre moyen –mais c'est finalement le même-, depuis les "Confessions" de Jean-Jacques Rousseau, l'autobiographie constitue une forme particulière de "l'écriture de soi" et des "récits de vie". Elle s'est renouvelée avec l'avènement de la psychanalyse, permettant à tous ces auteurs, peut-être pas de "guérir", du moins de "vivre harmonieusement avec" leur mal-être né dans l'enfance.
A considérer leur vie et leur histoire, n'est-ce pas encore une autre manière de résistance qui a permis à tant de personnes enfermées derrière des murs asilaires ou carcéraux, de se mettre un jour à sculpter, dessiner ou peindre quand les moyens du bord leur en donnaient la possibilité, et grâce à toute la psychologie qu'ils déversaient dans ces œuvres situées "entre l’amour et la mort, le rire et le cri, la souffrance et l’extase"*, en venir à souffrir moins ?
N'est-ce pas la même situation que vivent nombre d'individus, même s'ils sont libres, lorsqu'ils se mettent un jour à créer dans le silence et la marginalité. Créateurs étranges, non-conventionnels ; bousculant tout classicisme par leur dynamique picturale, leur sens exacerbé de la couleur, leurs déséquilibres et leurs dissymétries chaotiques, leurs expressions à la fois vraies et fictionnelles… Rêveurs, naïfs, bouleversants, provocateurs, dans l’urgence toujours. Réalisant des oeuvres où l’on perçoit la force du dialogue entre eux et leur production qui, souvent, révèle crûment leurs combats.
Peindre, sculpter sont une autre façon d'écrire. Qu'ils écrivent, qu'ils peignent ou sculptent, à chaque fois, ces créateurs repartent du désordre enfantin de leurs émotions, des premiers mots qui leur viennent. De formes arrachées au matériau ou de taches de peinture sur une toile. Après, s'engage en eux une aventure, menée en grande partie inconsciemment, d'expérimentations et de tâtonnements, d'avancées et de reculs. Jusqu'au moment où leurs détresses profondes s’étant épanouies, leur "dit" sublimé, transféré sur la toile, dans la terre... il leur est impossible d'aller plus loin, parce qu'ils sont parvenus à une forme d'évidence.
Subséquemment, n'est-ce pas à Danielle Jacqui ; à Louis Chabaud ; à Marthe Pellegrino ; plus récemment à Jean-Luc Bourdila et à Jean-Louis Faravel ; à d'autres… que revient le mérite d'avoir compris la force créatrice de ces marginaux, leur donner la liberté d'expression, la possibilité de "raconter" sans tabous leur mal de vivre, en ayant su regrouper leurs paradoxes, exalter leurs antithèses, pointer leurs ressemblances, encourager leurs différences ? De permettre à chaque artiste, grâce à leurs festivals, de témoigner face au public, de sa quête d'un absolu, SON absolu, SON rêve, SON utopie … SA conviction que "Nul ne guérit de son enfance" et n'en a finalement peut-être pas envie !
Rendez-vous à Banne en 2011, 2012… et encore après… !
Jeanine Rivais.
* Samir Fouad artiste.
** La résilience est un phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l'événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression. La résilience serait rendue possible grâce à la réflexion, à la parole, et à l'encadrement médical d'une thérapie, d'une analyse.