Jeanine Smolec-Rivais : Patrick Tourtel, votre monde est un monde d'ocre foncé, avec toutes les nuances de l'ocre y parvenant ; subséquemment, un monde où le nombre de couleurs est extrêmement limité.
Patrick Tourtel : Oui, j'ai essayé une gamme assez restreinte. Cinq ou six couleurs chaudes. Ocre. Brun. Un peu de bleu de temps en temps.
J.S-R. : On peut dire que le bleu est présent uniquement pour titiller les couleurs habituelles ?
P.T. : Voilà. Faire un contraste. Créer un jeu par rapport aux couleurs chaudes.
J.S-R. : Nous pouvons supposer que nous sommes dans un village ; dans lequel des gens seraient sortis de chez eux et tiendraient des conciliabules, ou seraient dans des activités assez imprécises.
P.T. : Oui, mais il y a plusieurs situations. Certains personnages sont en milieu urbain, avec maisons, voitures, rues, etc. D'autres tableaux ne proposent que des personnages qui conversent, regardent. Les regards, les échanges entre les personnages sont très importants.
J.S-R. : Pourquoi dites-vous "urbain", alors que je vous avais proposé "villageois" ?
P.T. : Parce que j'habite en ville, et que c'est ma vision des grandes villes. C'est la première image qui me vient à l'esprit. Le village est peut-être plus intime, plus petit.
J.S-R. : Quand on a l'impression que vos personnages tiennent un conciliabule, le fond est non signifiant. Lorsqu'ils sont dans une activité précise, comme le papa qui emmène son enfant, ou ceux qui sont en train de se faire photographier, un fond apparaît alors. Qui est le fond citadin.
P.T. : Oui, c'est une mise en scène des personnages. Dans ces cas-là, je mêle la ville, parfois la campagne avec des arbres, avec des personnages. Un décor entremêlé avec les personnages au milieu.
J.S-R. : Un tableau me semble différent des autres : vous avez des têtes d'animaux qui seraient peut-être des masques, et où les personnages sont côte à côte sans que leurs visages puissent être analysés. Tous les autres tableaux sont différents de lui.
P.T. : Oui, celui-ci est à part. Le titre est "C'est la foule". J'ai voulu instituer l'anonymat de la foule. Il y a donc ce groupement de personnages stylisés, peu identifiables, pratiquement tous semblables. Ce sont plutôt des silhouettes.
J.S-R. : Je voulais en parler plus tard, mais comme vous venez de l'évoquer, parlons-en : tous vos personnages sont très linéarisés. Comme si vous les aviez découpés afin que rien ne dépasse sur le fond.
P.T. : Oui, c'est un parti-pris de simplifier au maximum les personnages. Pour en garder uniquement les regards, les attitudes. L'idée du personnage que je veux mettre sur la toile. Sans mettre de cheveux, sans la moindre fioriture. Simplifier au maximum.
J.S-R. : Justement, j'allais y venir. Ce qui me semble un paradoxe, c'est que vos personnages sont tous chauves. Par contre, ils ont des sourcils épais, et les traits du visage sont très nets. Et tous ont les pupilles très noires et l'iris très blanc.
P.T. : Oui, c'est pour axer, pour renforcer les regards. L'absence de cheveux et d'oreilles. En fait ce sont vraiment des silhouettes. Je ne veux surtout pas que les personnages soient catalogués dans un style…
J.S-R. : Ils le sont, par la force des choses. Parce que ce principe est récurrent.
P.T. : Ils se répètent, mais ils ne sont pas identifiés comme tel ou tel individu. C'est un monde peut-être pas anonyme, mais dans cette relation de foule où l'individu disparaît. Les regards et les attitudes sont mes seules préoccupations dans les tableaux.
J.S-R. : Quand on regarde vos tableaux de loin, on a cependant deux pôles d'attraction : d'abord les yeux, parce que vu la couleur des visages, l'œil est immédiatement là par ce blanc et ce noir ; mais surtout en deuxième lieu, les lèvres qui sont parfaitement linéarisées, comme s'ils étaient tous maquillés.
P.T. : En effet, les lèvres sont rouges, généralement avec ce regard que nous venons d'évoquer, noir et blanc, pour accentuer cette relation entre mes personnages.
J.S-R. : Mais le problème, c'est que toutes les bouches sont fermées. Donc, vos personnages ne s'expriment que par leurs yeux. Que disent-ils ?
P.T. : Ils conversent. Avec leurs yeux certes, mais aussi avec les attitudes du corps. Des hochements de têtes. Il y a aussi une relation de groupes, pour certains. Comme des prises de vues de groupes.
J.S-R. : Oui, mais il ne me semble pas évident que, lorsqu'ils sont en groupe et conversent, ils écoutent bien ce que disent leurs voisins ? Alors, qui regardent-ils ? Est-ce nous, qui sommes en off ? Et si ce n'est pas nous, qui est-ce ?
P.T. : Oui, ils nous regardent avec l'impression que nous sommes en train de les prendre en photo. Mais aussi, dans leurs têtes à têtes, ils se regardent mutuellement. Ils semblent plus ou moins pensifs, aussi, par moments. Mais je pense que le visiteur les regarde, commence un dialogue avec eux.
J.S-R. : Mais alors tous ces personnages qui "nous" parlent, bouches closes et yeux grands ouverts, que nous disent-ils ? Je vous avais déjà posé la question ! Sont-ils de notre monde ?
P.T. : Oui, ils sont assurément de notre monde. Mais ils se posent aussi des questions à notre propos. Ils se demandent comment nous vivons ? Et sans doute nous prennent-ils à témoin pour juger de la façon dont, eux, ils vivent
J.S-R. : Il y a quand même une autre remarque que je voudrais faire, c'est qu'il n'y a pas de perspective dans vos tableaux. Tout est donc sur un même plan. Néanmoins, lorsque vous avez voulu créer une impression de perspective, comme l'œuvre où les personnages sont en train de travailler dans les champs, vous les avez faits petits et beaucoup plus rudimentaires qu'à l'habitude. Est-ce votre façon de créer une perspective ?
P.T. : Oui, c'est le recul face au paysage. Les personnages au loin sont beaucoup plus petits, plus simplifiés ; donc cela donne un mouvement au tableau. Cela constitue un ensemble : les gens devant, qui nous regardent ; et au fond les gens qui passent, qui vivent leur quotidien.
J.S-R. : Y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder et que nous n'avons pas évoqués ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
P.T. : J'aimerais parler de ma technique ; et des sculptures.
J'utilise des encres colorées qui donnent une impression de lumière intérieure ; de matière très lumineuse et transparente.
J.S-R. : Nous sommes presque dans le vitrail, en fait. Nous n'avons pas la transparence, mais nous avons la luminosité.
P.T. : Voilà. Une lumière qui vient de l'intérieur du tableau.
J.S-R. : Vos sculptures sont aussi des personnages. Comment définissez-vous ces œuvres ?
P.T. : J'ai voulu travailler en trois dimensions ; retrouver les personnages qui sont dans mes tableaux et les travailler avec des effets de matières : du papier, de la terre, de la toile.
J.S-R. : Pourquoi sont-ils grillagés ?
P.T. : C'est une astuce technique pour faire tenir le papier, sauvegarder les volumes. Et puis, pour les emprisonner dans leur monde.
J.S-R. : Nous sommes donc dans un paradoxe avec les peintures où vos personnages regardent librement l'extérieur. Tandis que là, peut-être regardent-ils aussi l'extérieur, mais ils sont complètement empêchés d'y aller.
P.T. : Si, quand même. Il y a "l'Homme qui marche". Je les vois plutôt comme les insectes dont la carapace se trouve à l'extérieur. Contrairement à l'homme dont la carapace est à l'intérieur !
J.S-R. : Vous navigueriez donc d'une création très introvertie à une création très extravertie ?
P.T. : Plutôt. Oui. Je voulais aussi symboliser les quatre éléments : sur certains il y a l'air, sur d'autres, l'eau, le feu, la terre…
ENTRETIEN REALISE A BANNE, DANS LES ECURIES DE BANNE, LE 4 JUIN 2011.