En 2009, le XIVe festival de Banne se déroulait sous le titre "Tisser le fil de son histoire". En 2012, il sera de nouveau question de fil, de tissu, de tissage… assurant tous les créateurs d'œuvres en textiles, qu'ils ne sont plus les mal aimés, que si cet art a été très souvent mis de côté parce qu'il était essentiellement féminin, il ne s'agit plus seulement de broderies, canevas… à usage domestique, ni de tapisseries qui seules trouvaient grâce sur les murs seigneuriaux ou les riches demeures ; qu'il s'agit désormais d'une création à part entière, de ou avec des étoffes. Réjouissons-nous, car certains artistes apportent des qualités très originales à ces nouvelles manifestations de créativité.
Il faut dire que le travail du textile remonte aux plus lointaines origines des civilisations, mêlant réalité et légendes : il n'est que de penser à celle des Parques qui, de la naissance à la mort, tissent le fil de nos vies, à celles entourant l'existence du Saint-Suaire… se remémorer que pendant des millénaires le commerce des tissus a été prospère (lié d'ailleurs souvent à celui des colorants, essentiels aussi dans l'art textile); parcourir avec Marco Polo la route de la soie ; revoir les Très Riches Heures du Duc de Berry ou autres nobles dont les costumes somptuaires ont enchanté le Moyen-âge et la Renaissance ; imaginer plus tard Louis XIV couvert de vêtements de fil d'or, au point d'être appelé le Roi Soleil ! Et admettre que les plus extravagantes démonstrations des grands couturiers contemporains font rêver ceux et celles qui ne sont habillés que de vêtements taillés en séries ! Savoir, par ailleurs, que l'art textile a de tout temps eu un rapport direct avec l'écrit, puisqu'en Asie, par exemple, dès le XIIe siècle, il s'imposait en tant qu'art populaire mineur, découlant de la calligraphie japonaise.
Plus modestement, chacun peut penser au temps où la suprême marque de respect était d'envelopper un mort dans un linceul ; et admirer le magnifique travail réalisé sur les bandelettes qui entourent encore les momies millénaires égyptiennes, chrétiennes… Penser que depuis toujours, le geste incontournable consiste à entourer de linges, un nouveau-né ; première sensation que, d'ailleurs, il prolonge avec son "doudou" auquel il est viscéralement attaché et qui l’aide à supporter l’angoisse d'être séparé de sa mère, tout en gardant celle-ci symboliquement présente. Revivre enfin la relation des petites filles avec leur poupée, et remonter aux dures périodes de guerre où, n'ayant aucun jouet, elles les cousaient elles-mêmes avec des fils de fortune et des bouts d'étoffes chapardés dans la corbeille de leur mère ; histoire délicate de ces femmes en miniature, avec ces objets puissamment psychologiques, situés entre peinture et sculpture par les jeux de couleurs ; et tactiles par la texture des tissus.
Au fil des siècles, comment est-on passé de ces réalisations qualificatives de la vie banale, à la notion d'"Art textile" ? Comment cesse-t-on d'"en découdre avec le quotidien", et décide-t-on de s’inspirer de ses savoir-faire pour s'engager dans une recherche originale située entre arts appliqués, visuels et décoratifs ? Il faut dire que ce sont des femmes qui ont pris à bras le corps, cette mutation : l'une des premières fut Marie Laurencin qui, se réclamant de l'influence du fil, exécuta non pas des tableaux mais des costumes de théâtre. Mais l’expression d’une esthétique personnelle commence réellement en 1958, lorsque Bona de Mandiargues, proche des Surréalistes, déclare "puisqu’une femme ne peut faire de la peinture alors je ferai de la couture", et contribue à l’élaboration "d’un art textile reformulé" désigné ultérieurement sous le label "Soft-Art". Mais bientôt, en une sorte de rage créatrice, elle malmène, déchire, tord ses tissus… d'où l'obligation de les "reconstruire", composer autrement les personnages qui y apparaissent ; rejoignant, liant, surpiquant, surbrodant les bords, remplaçant les mots criés par des entrelacs, des tissages de fils… Puis viennent Christiane de Casteras et Andrée Marquet dont les travaux et peintures textiles déclenchent un tel enthousiasme identitaire que des artistes féminines se chargent de créer le groupe "Art et Regard" et ouvrent en 1980, un atelier-galerie dans lequel les trois premières exposantes résument leur démarche par ces mots : "Elles se sont rencontrées dans le désir d’articuler leur travail de tissu, de peinture et de terre. Elles ont trouvé entre elles un sens, du familier, des résonances…".
Voilà l'art textile devenu presque un art autobiographique, par lequel chaque artiste peut panser ses blessures au fil des mots, à l'instar de ce qu'il fait sur la toile ou dans la terre ; se créer un monde nouveau ; constituer avec des appliques cousues une approche identique à celle des collages. Ce mélange entre l'expression et la forme au moyen de la manipulation des textiles, du dessin parfois, de l'écriture souvent ; ces éléments figuratifs qui précisent la signification de l'œuvre, l'orientant vers de nouvelles sensations, permettant à chacun d'y lire ses propres histoires créent, en somme, un lien entre lui et le spectateur.
Les valeurs de l'art étant en perpétuel changement, toutes ces créations textiles intéressent désormais des artistes parmi les plus célèbres : Sans aller dans les grands lieux de l'Art contemporain où nombre d'entre eux ont choisi cette forme d'expression (Annette Messager, Louise Bourgeois...), les musées d'Art singulier regorgent de fresques, personnages, sculptures, combinaisons de matières différentes et de textiles (Judith Scott, Internée de Bonneval, Madge Gill, etc.). Et même en privé ou dans les festivals abondent aujourd'hui coutures, tissages, tricots, broderies, etc. Pour n'évoquer que quelques auteurs (la majorité restant des femmes, sauf les tapisseries d'Adam Nidzgorski non plus cousues à la main par leur auteur, mais désormais réalisées sur des métiers par des liciers ; ses personnages ayant néanmoins gardé leur instinct grégaire et leurs grands yeux apeurés d'autrefois) ; citons Danielle Jacqui "Celle qui peint", ses mariées et ses femmes grandeur nature brodées de la tête aux pieds ; les habitats de Marie-Rose Lortet, crochetés de lin blanc et amidonnés, ou tricotés à l'infini en laines de couleurs vives ; les personnages d'Esther Chacon, coiffés de sortes de némès pharaoniques, drapés de pied en cape, les bras en majesté ou au contraire, serrant contre leur corps un tout petit enfant ; Les fragments de Nathalie Dumonteil, faits de pièces de tissus surajoutés, sur lesquels sont fixés les "dits" de l'artiste. Et, perles des réalisations actuelles, les œuvres de Nicole Bayle, qui expose parfois sur la plage de Dieppe son immense tapisserie longue de 35 mètres, sur laquelle elle a œuvré pendant 14 ans ; si riche en couleurs, tricotée rang à rang, maille à maille, telle une obsession, l'obsession qui poussait naguère les créateurs d'Art brut à pointiller, décorer, encore et encore leurs oeuvres.
A Banne, où cette forme d'art est présentée côte à côte avec le métal, la terre, le bois, etc., il est bon de retrouver Laurence Malval qui, partant d'une pièce de tissu ou de vieux travaux de broderie qu'elle récupère, les combine avec des éléments qu'elle brode à la main ; y pose des pièces prédécoupées ; dessine dessus à l'aiguille ; ajoute des bouts de fil, comme naguère des bouts de papiers sur ses dessins. Les mélange. Ignorant à l'origine, si l'ensemble sera rigide ou souple ? Acceptant par avance toutes les possibilités.
Dany Jacobs dont les œuvres sont un métissage de chanvre, de crin végétal, d'argile… Créant ses "philosophes" blancs, alors que ses autres personnages, énormes, sont gris, bistres, tristes en fait. Dont elle dit qu'ils expriment ce qu'elle est, "c'est-à-dire quelqu'un qui est très mal". Mais pour qui la création est un bonheur, un espoir. Le moyen d'entrer en relation avec "autre chose". Allant plus loin, même, affirmant : "Mon travail, C'est moi, c'est ma sexualité… je veux dire que j'exprime une partie de moi qui est encore inconnue, qui peut se rapporter au "bondage" peut-être? Une certaine exhibition. Tout en étant coquin et féminin".
Catherine Prébost affirmant que le tissu a envahi ses toiles : Parlant non pas en termes d'"obligation", mais de "nécessité". Partant dans une élaboration, où elle avance au gré de ce qu'elle sent et de ce qu'elle voit. Brodant ses personnages qui ont toujours l'air d'être en train de sauter, gigoter, vagabonder, tout au moins de marcher !
Gil, qui travaille selon l'inspiration dans le recyclage. S'étant donné un objectif de base, qui est de travailler uniquement à transformer en objet d'art ce qu'il a récupéré, tissus, peintures et bois. Désireux de parvenir à son propre style. Allant jusqu'à s'habiller, comme le support de ses toiles, de jeans trouvés dans les déchetteries, travaillés à sa façon, customisés. Sa manière de se démarquer de la société.
Et puis, fidèle parmi les fidèles depuis plusieurs années, Véronique Devignon dont le point de départ est d'interroger les expressions de la vie qui disent des choses sur "le fil" : "Etre dans de beaux draps", "La vie ne tient qu'à un fil", un couple "se raccommode", une relation "s'effiloche", on peut "tisser des liens humains"… Tous liens qu'elle essaie de représenter avec son aiguille. Tellement plongée dans cette création qu'elle a lié textile et poésie ; et qu'elle écrit parallèlement, des poèmes :
Des petits morceaux du passé…
Des petits morceaux détachés
Attachés, rattachés
Au fil de ma vie
A petits points serrés
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Des petits morceaux du passé
Dépassés, bien repassés,
Reposés, bien disposés
Sur la partition des nuits,
Sur la disparition des jours. (Extraits)
En tous lieux, en tous temps, mille façons en somme, de travailler les fils avec toute la symbolique évoquée plus haut, filer, créer des univers en relief, tisser "au fil du temps, au fil des champs". En attendant les "nouveaux" qui apporteront des idées inexplorées.
Jeanine Smolec-Rivais.
CE TEXTE EST PARU DANS LE CATALOGUE EPONYME POUR LE XIXe FESTIVAL DE MAI 2012.