Jeanine Smolec-Rivais : Eric Demelis, je voudrais votre définition de votre travail ?
Eric Demelis : Pour moi, c'est de l'art spontané. Je dessine depuis très longtemps et je ne montre ce que je fais que depuis deux ans. C'est du dessin automatique, donc je me reconnais bien dans l'Art singulier, parce que je suis autodidacte et que je n'ai jamais appris à dessiner.
J.S-R. : Pensez-vous que cette obsession des visages ou des petits personnages vous rapproche du caractère obsessionnel de l'Art brut ?
E.D. : Ah oui, oui ! L'Art brut est pour moi une source d'inspiration. Je ne fais pas de l'Art brut, c'est sûr ; mais ce que je fais libère beaucoup de choses dans mes créations. C'est une référence pour moi. Certes, le côté obsessionnel est bien présent…
J.S-R. : Oui, vous auriez du mal à le nier !
E.D. : Mais je l'assume. J'assume et j'en fais ma part d'ombre.
J.S-R. : Parcourons cette "part d'ombre" : si je regarde les têtes, j'ai l'impression qu'elles sont toutes différentes ?
E.D. : Voilà ! Alors que, pour moi, ce n'est qu'une déclinaison de la même tête. Ce sont les mêmes visages : une espèce d'autoportrait éparpillé.
J.S-R. : Des autoportraits?
E.D. : Oui ! Tous ont un air de ressemblance !
J.S-R. : Ce n'est pas évident : les uns ont des têtes parfaitement rondes ; d'autres des têtes très longues ; des gros nez… On trouverait tous les adjectifs pouvant caractériser un visage et les appliquer à votre grand tableau. Or, un visage n'est jamais aussi multiple !
E.D. : Oui. En fait, il y a une notion d'être démultiplié. De personnalités complexes à l'intérieur s'une même personnalité. Mais pour moi, cela reste un même visage à l'origine, le même personnage.
J.S-R. : Ce doit être impressionnant de "SE" regarder multiplié à l'infini ?!
E.D. : Oui, mais je reste persuadé que nous sommes tout de même multiples…
J.S-R. : Aussi multiples et aussi différents que ce que vous avez dessiné ?
E.D. : Oui.
J.S-R. : Sur d'autres tableaux, comme cette sorte de cage que vous avez faite, vous avez placé des personnages entiers. Direz-vous encore que c'est vous à l'infini ?
E.D. : En partie, oui. En partie. Si vous regardez bien, il n'y a pas de femmes, uniquement des hommes.
J.S-R. : Oui. Et, s'il est incontestable qu'ils sont tous humanoïdes, certains ont plus l'air de Martiens que d'humains. Si je prends celui qui a une tête dans son crâne et deux cornes, ne diriez-vous pas qu'il s'agit d'un extra-terrestre, plutôt que d'un Terrien ?
E.D. : Oui. Mais plutôt des êtres imaginaires.
J.S-R. : Dans ce cas, peut-on affirmer que ce sont vos rêves, vos fantasmes ?
E.D. : Oui. Voilà. Vous parliez d'obsession, ce seraient plutôt des fantasmes. Des fantasmes de ce que l'on peut être, de ce que l'on a pu être ou de ce que l'on pourrait être. A l'intérieur.
J.S-R. : Considérant votre haut-relief, vous n'avez que des visages linéarisés, avec tous les traits de caractère, mais mis en évidence uniquement avec des lignes. Alors que les autres donnent une impression de "plein".
E.D. : Oui. J'ai voulu faire plus quelque chose de végétal. On n'aperçoit pas les visages tout de suite, c'est plus un décor.
J.S-R. : Oui. Cela évoque soit des algues, des fougères…
E.D. : Des visages un peu cachés.
J.S-R. : Tous ceux-là sont dans un joyeux méli-mélo ! Alors que d'autres sont placés dans des cases, en fait. Sont-ils "vous" également, mais malheureux, incapable de sortir de votre enfermement ?
E.D. : Les cases viennent de la bande dessinée qui est une grosse source d'inspiration pour moi. J'ai toujours été fan de la bande dessinée. J'en ai lu beaucoup. Et je trouve que c'est une forme d'art à part entière. Et c'est une manière de faire de la bande dessinée.
J.S-R. : Et la conception est-elle la même quand vous passez à la couleur ? Est-ce la même concentration ? Ou est-ce différent ?
E.D. : La couleur est une démarche toute nouvelle. Il n'y a que quelques mois que je me suis mis à la couleur. Et c'est complètement différent.
J.S-R. : En quoi est-ce différent ? Bien sûr, pour l'œil le résultat est différent ! De plus, vos personnages sont plus grands que les précédents et on a l'impression que vous avez créé une ligne de perspective en oblique ?
E.D. : Oui, parce que j'essaie de travailler à partir de taches de couleurs. La première chose que je fais est de mettre les couleurs, et ensuite travailler avec de l'encre sur ces taches.
J.S-R. : Ce sont des taches aléatoires ?
E.D. : Aléatoires. Complètement.
J.S-R. : Et quand vous faites dépasser de longues jambes, on a l'impression d'être face à un géant. Cela me fait penser au film "Metropolis" de Fritz Lang ; ou à "1984" où se dissimule un énorme robot ! Est-ce que cette description vous convient ?
E.D. : Ce n'est pas mal ! J'aime bien votre description.
J.S-R. : Et vous, qu'avez-vous pensé, quand vous l'avez fait ?
E.D. : A l'origine, il n'y avait qu'un seul personnage et le fond était blanc. Et cela ne me convenait pas, alors je l'ai repris…
J.S-R. : Oui, et vous l'avez bien rempli. Tous ces gens-là, à part "être vous", ne racontent pas d'histoires ? Ou peut-être pourrait-on en voir en couleurs ?
E.D. : J'aime beaucoup dessiner les animaux, les demi-dieux…
J.S-R. : Mais tout de même, l'un d'eux avec ses deux paires d'yeux, quelle que soit l'histoire, il raconte une histoire !
E.D. : Ah bon ?
J.S-R. : Il a un très grand nez ; il "fait" une hotte au-dessus de laquelle émerge un autre personnage dans lequel se trouve encore autre chose !
E.D. : Pour moi, le fait qu'un personnage sorte de la tête, c'est une manière de dire : "Au-delà des apparences". Ce que l'on peut dégager de l'extérieur, l'intérieur étant autre chose. C'est ce genre de déclinaison que je veux exprimer. Ce que l'on peut dégager et ce que l'on est véritablement. En soi. A l'intérieur.
ENTRETIEN REALISE A BANNE DANS LA MAISON DE LA CHEMINEE, AU FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI 2012.