Jeanine Smolec-Rivais : Gabi Gimenez, j'ai fait connaissance voici bien des années, avec l'Art gitan, en rencontrant une Manouche, Mona Metbach(¹). Je remarque que vos roulottes sont incomplètes par rapport aux siennes : Elle aussi peignait de vieilles roulottes, et elle racontait que les gens couchaient en travers. Et comme elles n'étaient pas assez larges pour les hommes, il y avait une boîte à l'extérieur, où se logeaient leurs pieds. Ces boîtes me manquent sur vos roulottes !
Gabi Gimenez : Tout dépend des roulottes. Moi je n'ai pas connu celles de Mona, je n'ai connu que "les caravanes". Mais ce que tout le monde appelle les "caravanes", nous les appelons "les campings", et ce que nous appelons "caravanes", ce sont les roulottes. Dans ma famille, les lits des parents étaient tout au fond en haut de la roulotte et les lits des enfants étaient au-dessous dans un placard. Et la chaleur des parents se transmettait aux enfants.
J.S-R. : J'ai connu, dans le village de mon enfance, la peur des Bohémiens "qui emportaient les enfants" et des voleurs de poules ! Avez-vous connu cette situation ? Et comment vivez-vous ? Etes-vous itinérant ?
G.G. : J'ai connu ces situations, et je peux vous dire qu'elles continuent. J'ai été nomade jusque vers 1998, puis je me suis sédentarisé.
J.S-R. : Qu'est-ce qui a fait qu'à un moment donné, vous avez arrêté "le Voyage" et décidé de vivre en un lieu ?
G.G. : Ce sont les expulsions, la boue, les mauvais hivers. L'humidité. La tempête. Je crois que ce sont toutes ces raisons qui font qu'à un moment les Gitans ne veulent plus nomadiser. Et qu'ils veulent rester sur un terrain, pour pouvoir scolariser les enfants.
J.S-R. : Ce faisant, c'est tout un esprit qui change : voyager, c'est voir sans arrêt de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons. Et, soudain, vous allez être face à un unique paysage. Il va falloir que vous travailliez. Est-ce facile de se réintégrer ?
G.G. : Il y a de nombreux fantasmes qui courent autour des Tziganes. On croit que les Gitans vivent comme les cigales d'amour et d'eau fraîche, de vent et de soleil. Mais non ! Nous travaillons, nous avons des activités économiques. Pas salariés, puisque nous exerçons des professions libérales. Mais nous avons besoin d'être à côté d'où nous exerçons. Les uns sont paysagistes, d'autres couvreurs ; d'autres encore travaillent dans la récupération des métaux, sont artistes, musiciens… Il est vrai que nous vivons dans une caravane, parce que nous sommes une famille, une tribu qui se déplace. Le voyage permet de rester soudés. Mais souvent, les caravanes bougent peu. De plus en plus, nous nous rattachons à un lieu, pour ne pas sortir les enfants de l'école, pour rester stables dans un travail…
J.S-R. : Donc, ce qui a surtout changé les esprits, c'est la préoccupation sociale, familiale ?
G.G. : En fait, ce n'est pas la caravane qui fait que nous sommes gitans ! Ce n'est pas parce que vous vous mettez une plume sur la tête, que vous êtes un Sioux. Vous êtes un Sioux parce que la culture est là. Et le voyage fait partie de la culture gitane.
J.S-R. : Au moment où vous avez décidé de vous sédentariser, vous aviez déjà commencé la peinture ?
G.G. : Oui. Mais je peignais différemment. Je connais Mona et son travail, mais nous ne sommes pas dans les mêmes secteurs artistiques. Elle est dans une peinture très classique, alors que je suis dans une peinture très contemporaine. Nous ne sommes pas dans le même contexte.
J.S-R. : Vous pensez que c'est une question de génération, parce qu'elle est plus âgée que vous ?
G.G. : Oui. Une question de génération qui correspond à l'éducation artistique. C'est comme la musique, on peut être sensibilisé au jazz, mais Django Reinhardt ne jouerait pas aujourd'hui du jazz comme à son époque. Il jouerait une musique beaucoup plus complexe. Par exemple Bireli Lagrene qui est gitan et qui est devenu LE guitariste mondial !
J.S-R. : Quelle définition donnez-vous de votre travail ?
G.G. : C'est un travail contemporain.
J.S-R. : Oui, mais ceci est insuffisant ! Vous pensez que vous faites partie de la Figuration libre ? Ou aimeriez-vous vous rattacher à d'autres tendances ?
G.G. : Non non non ! Je ne me rattache à rien ! Ce qui m'importe, ce n'est pas tant de commencer à dessiner ou peindre ; c'est ce que cela dit, en fait.
J.S-R. : Justement, "cela dit" beaucoup sur la musique, sur la vie quotidienne comme ce tableau où le linge est étendu sur un fil. Un autre où un personnage en gros plan est très sophistiqué, et je peux penser qu'il est en train de mener un spectacle ; etc. On pourrait donc dire que ce sont des flashes, des images de votre vie réelle ?
G.G. : Oui, il y a beaucoup de symboles. A la question que vous posiez tout à l'heure, je répondrai que je me rattache à la peinture engagée. Vous avez fait une première lecture en fonction de ce que vous avez vu. Mais moi je peux vous la décoder.
J.S-R. : Allez-y !
G.G. : Le tableau qui est devant nous s'intitule "Made in France". C'est la misère, ce à quoi nous sommes réduits. Nous sommes en France, nous sommes des citoyens français, et pourtant nous sommes des poubelles, des cartons. Voilà comment on jette les Gitans. Sur un autre, j'ai peint Manitas de Plata, très serein. Et celui sur lequel on voit de nombreuses caravanes, c'est en fait une aire d'accueil. Et puis, la valse des caravanes indique qu'il n'y a pas de place. Donc, nous sommes expulsés.
J.S-R. : Mais cette œuvre est complètement différente des autres, parce que vous êtes dans une série de petites caravanes, de petits véhicules, alors que pour les autres, le sujet que vous abordez prend toute la toile.
G.G. : Oui, peut-être. Par exemple, une autre présente un grand musicien, c'est la Familia Maya, un guitariste de flamenco. Lui est en premier plan, et l'on s'aperçoit que les autres, en arrière-plan, sont sans intérêt : quand on est un bon musicien, on est un bon Gitan, quand on n'est pas musicien, on est bon à jeter.
J.S-R. : Donc, pour être un bon Gitan, il faut être artiste ?
G.G. : Il faut correspondre à la carte postale que chacun a en tête. Correspondre aux fantasmes d'Esméralda, de Carmen… être l'icône, la représentation populaire.
J.S-R. : Vous êtes un homme en colère ?
G.G. : Je suis très militant. Je ne suis pas content de la façon dont sont considérés les Rom, les Gitans, les Tziganes en France.
J.S-R. : Et quelle est votre façon de militer ? Outre votre peinture ?
G.G. : Je suis Président d'une association départementale qui s'appelle l'Advog, dans le Val-d'Oise, qui est conventionnée par le Département, et nous accompagnons les Gens du Voyage dans leur problématique. Je suis administrateur de la FNASA (Fédération nationale des associations solidaires d'action avec les Tsiganes et les Gens du voyage"). Je suis donc très engagé au point de vue politique. Je suis un ami d'Anthony Lafitte qui est réalisateur gitan. Que dire ? Sinon qu'en fait, je rayonne beaucoup plus en Europe qu'en France.
En France, les Gitans sont déconsidérés. Pour nous, nous ne sommes pas capables d'être mieux que les autres. En Europe, la galerie qui me présente, est à Berlin, par exemple. J'ai participé à la Biennale d'Art contemporain de Venise, en 2007, où j'avais vingt-cinq tableaux. Je ne représentais pas la France, j'étais avec un groupe qui s'appelait "le Pays des Gitans".
J.S-R. : Pourtant, quand j'entends dire comment les Rom, dont l'essentiel vient de Roumanie, sont perçus dans leur pays où ils n'ont plus aucun droit, ce que vous dites m'étonne.
G.G. : Je fais bien la différence entre les Rom qui viennent en France, et qui sont expulsés non pas parce que ce sont des Rom, donc des Tziganes ou des Gitans mais parce que ce sont des personnes migrantes : On expulse des personnes qui ont migré en France. Par contre, si l'on expulse des personnes françaises parce que ce sont des Rom, là il y aura un problème. A l'époque où ont commencé les expulsions, on a mis tout le monde dans le même sac, comme si nous étions nous-mêmes des étrangers dans notre pays. Alors que nous sommes à 99 % français. Des étrangers de l'intérieur, en somme. Maintenant, il y a eu une reprise du langage. Mais chaque fois qu'il y a une montée de crise, de racisme, nous sommes aux premières loges ! Quand nous sommes arrêtés, nous allons directement en prison ; et si nous brûlons un stop, on nous retire notre permis pour six mois ! Nous n'allons même pas au tribunal ! Nous subissons vraiment un traitement à part ! Nous sommes français, et cependant nous avons un carnet de circulation que nous devons aller faire signer en gendarmerie tous les trois mois. La France considère que les Gitans sont des sous-citoyens. Je tenais juste à rappeler que pendant la Seconde Guerre mondiale, nous, les Gitans avons été internés en France. Dans des camps de concentration français. Et gardés par la Gendarmerie française. Et, pour les derniers, libérés en juin 46. Tout cela est une question d'habitation, de coutumes. J'habite dans une maison, mais au début la Gendarmerie s'arrêtait sans cesse devant chez moi pour voir ce qu'on y faisait !
J.S-R. : Je dirai quand même que votre peinture est un paradoxe par rapport à votre colère. Parce qu'elle est très colorée ; et votre vie me semble très sombre ?
G.G. : Ce n'est pas à Bézu que vous aurez un aperçu de mon travail. J'ai plus de cinq-cents œuvres. Certaines sont dans des musées, dans des collectivités, dans des collections. Et si vous allez voir mon travail sur Internet, vous verrez que cela n'a rien à voir. C'est sur la discrimination, sur les camps de concentration, sur les génocides.
Ce que j'ai apporté à Bézu est plutôt édulcoré pour la circonstance. Ailleurs, mon travail est plus dur.
J.S-R. : Est-ce que ce n'est pas dangereux de procéder ainsi ? Un festival est par définition un lieu et un moment où il ya le plus de gens susceptibles de voir des œuvres. N'est-ce pas dommage d'édulcorer votre production, juste pour plaire au public ?
G.G. : Ce n'est pas pour plaire au public. C'est pour "être" avec les autres artistes ; sinon je serais une verrue dans le groupe !
J.S-R. : A mon avis, vous avez tort. Vous vous autocensurez, et c'est dommage !
G.G. : Oui. Mais quand on parle de la mort, des camps de la mort, des camps de concentration, ce n'est pas dans un festival d'Art singulier, coloré, à Bézu, que l'on peut montrer que des gens sont morts. Pour cela, il faut un lieu de circonstance, solennel. Quelque chose de très réfléchi où les gens viennent pour s'imprégner du message. Et on ne peut pas exposer les camps de concentration à côté des saucisses, à côté des frites. Ou alors, cela signifie que nous, Gens du Voyage, notre malheur est moins grave que la Shoah, par exemple !
J.S-R. : Question commune à tous les artistes : Y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé aborder et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre, et que je n'ai pas posées ?
G.G. : Non, je crois que vous avez fait largement le tour. Vous avez peut-être beaucoup parlé de la problématique des Gens du Voyage ?
J.S-R. : Oui. Mais sans être peut-être aussi politisée que vous, ces problèmes m'intéressent.
G.G. : Je dirai que mon implication est plus citoyenne que politique. Je pense que le jour où tout ira bien pour les Gens du Voyage, j'arrêterai peindre. Je laisserai Mona continuer à peindre des belles roulottes. Moi, mon travail a du sens social et politique.
Ceci dit, je suis content d'être à Bézu. Jean-Luc Bourdila m'avait déjà invité il y a deux ans, mais je n'avais pas pu venir. Me voilà aujourd'hui.
ENTRETIEN REALISE AU FESTIVAL GRAND BAZ'ART A BEZU, LE 26 MAI 2012.
(¹) Voir aussi :" "Farba" la couleur manouche" : Entretien de Jeanine Rivais avec Mona Metbach : http://jeaninerivais.fr