Jeanine Smolec-Rivais : Barbara F., pourquoi ce "F" mystérieux ?
Barbara F. : C'est mon nom de famille !
J.S-R. : Vous ne voulez pas qu'on le connaisse ?
B.F. : Oh si, je m'appelle Barbara Fougnon, avec un "F", et cela crée le mystère.
J.S-R. : Vous avez apporté des êtres qui sont mi-bêtes, mi-hommes. Peut-être m'objecterez-vous mi-femmes, mi-hommes? Comment les reliez-vous au reste de vos oeuvres ?
B.F. : Je travaille beaucoup autour de la métamorphose. C'est un thème qui m'habite depuis longtemps. Autour duquel je cherche, j'expérimente. Je cherche dans la forme, dans la sensation, dans les vecteurs, autour des grigris aussi et des choses approchantes.
Il est vrai que le travail pictural de la tangente n'est pas forcément lié à cette recherche, en apparence.
J.S-R. : Qu'appelez-vous "le travail pictural de la tengente" ?
B.F. : La tangente est autour de tous les petits panneaux, les petits dessins. Ce sont en fait des petits carnets. C'est un travail quotidien. Un travail sur la durée, et en même temps qui parle vraiment de l'instant. Chaque petit dessin a son histoire. C'est quelque chose d'assez léger qui, en même temps, a une dimension poétique, un peu humoristique. Cela s'appelle "la Tangente". C'est un regard tangent sur le réel, le quotidien. C'est fait de petits riens, de micro-évènements…
J.S-R. : On pourrait donc dire que c'est votre journal personnel.
B.F. : C'est un peu cela, oui. C'est l'idée en le réalisant dans des petits carnets. En même temps, c'est assez ouvert. Les dessins ne sont pas tous explicites. Je ne raconte pas ma vie dans une sorte d'autofiction ! Ce sont des dessins qui peuvent me toucher ; qui peuvent toucher n'importe qui, ou pas. Du coup, le spectateur est aussi amené à glaner dans les dessins, parce que personne ne lit tous les panneaux. Certes, certains le font, et peuvent s'y retrouver personnellement ou pas.
J.S-R. : Il y a une suite dans ces petits dessins ? Ou sont-ils indépendants les uns des autres ?
B.F. : C'est chronologique. Après, il y a des thématiques qui se retrouvent un peu au fil des tableaux : la thématique du grain de sable, du poisson, du pêcheur. Ce sont des poétiques de vie qui m'habitent. Ce sont des grilles de lecture du réel qui me sont personnelles.
J.S-R. : Laissez-moi reprendre pour voir si je vous ai bien comprise ? Le grain de sable et le poisson. Reprenez votre phrase qui m'a semblé difficile !
B.F. : Qu'est-ce que j'ai dit ? C'est une poétique de vie qui est une grille de lecture du réel. Et qui m'est personnelle. C'est-à-dire que chacun a sa façon de s'arranger avec l'existence. La difficulté d'être et le quotidien. Et comment on prend les choses. Dans quelle mesure on les poétise pour pouvoir vivre avec et en faire quelque chose. Quand je fais tous ces petits dessins, j'en fais quelque chose parce que je ne transcris pas directement les choses qui m'arrivent. Parfois, oui. Parfois, c'est complètement anecdotique, mais au fil de tout cela, il y a quand même des fils conducteurs qui sont reliés à cette poétique de regard.
J.S-R. : Vous les collez à mesure que vous les écrivez, ou vous les gardez dans une boîte et après vous démêlez le bon grain de l'ivraie ?
B.F. : C'est par phases ! Je ne démêle pas beaucoup le bon grain de l'ivraie. Je me suis désapprise à dessiner en procédant de cette façon. En acceptant le dessin tel qu'il vient. Quelle que soit sa qualité, quel que soit son style. C'est toujours surprenant et cela m'autorise une grande liberté. Et en même temps, une espèce d'humilité de me dire : "Voilà, le dessin du jour, c'est cela. Il est tel qu'il est. Il reflète un état d'esprit, une émotion, quelque chose, et cela me dépasse un peu". Du coup, justement, je ne démêle pas le bon grain de l'ivraie ! C'est un procédé qui parle beaucoup de l'ivraie et de l'ivresse ! Er du vrai !
J.S-R. : Comme il va de soi que, puisque c'est une sorte de journal, il y a beaucoup d'écritures, ces écritures sont-elles lisibles ? Ce ne sont pas des écritures fantaisistes ou …
B.F. : Ah, si si ! Il y a beaucoup d'écritures qui sont lisibles ; beaucoup aussi qui sont écrites à l'envers ou en effet miroir. Ou dans tous les sens. Parce que c'est en fait un travail qui se fait dans tous les sens. Qui a plusieurs sens de lecture. Et qui s'amuse à regarder les choses de divers points de vue ! Et puis, il y a dedans des choses qui sont très personnelles. Dont j'ai envie qu'elles nécessitent un petit effort pour être perçues.
J.S-R. : Certaines pages sont uniquement dessinées. Et d'autres sont à la fois écrites et dessinées.
B.F. : Oui.
J.S-R. : C'est une question d'état d'esprit ? Une question de force de l'évènement ? Qu'est-ce qui vous amène tantôt à écrire, tantôt à dessiner, par exemple ce petit garçon avec sa casserole sur la tête, ou l'autre sujet qui ressemble à une machine à écrire…
B.F. : Non, c'est une machine à couper les patates en rondelles ! Complètement fascinant, cet ustensile !
En fait, écriture ou dessin, ce sont des choses très spontanées. Je ne réfléchis absolument à la façon dont je vais m'exprimer. Je laisse partir et ça vient comme ça vient ! Parfois, le dessin suffit. Parfois l'écriture vient par elle-même. Je ne réfléchis absolument pas à la forme que cela va prendre. Tout est libre. Et puis, parfois il y a des poèmes dedans, des vrais poèmes. Parce que je ne démêle pas ce qui vient en mots, ce qui vient en images. Ce qui vient en silences, ce qui vient en blanc, ce qui vient en noir. Tout est mélangé comme dans la vie quotidienne. On n'a pas le temps de démêler le tout, alors cela vient de cette façon, et devient quelque chose. Et du coup, au lieu d'avoir le temps d'y réfléchir, on a le recul de le voir.
J.S-R. : Est-ce que cette façon d'exprimer tous vos états d'âme de façon aussi abondante ne vous empêche pas d'avoir envie de communiquer avec d'autres, de raconter ce que vous venez de vivre, au lieu de le dessiner ou de l'écrire ?
B.F. : Non, cela va ensemble. En fait, c'est un équilibre entre les deux. Parce que cela me permet de m'accorder au réel. Et, ayant vu ce que dit Joann Sfar dans ses carnets, et qui m'a beaucoup étonnée, cela m'a beaucoup aidée à accepter le dessin quel qu'il soit, son style ; et avoir une spontanéité beaucoup plus importante dans le dessin.
Ce qu'il dit, c'est que lorsqu'on dessine tout le temps, la vie va beaucoup mieux. On s'entend mieux avec les choses. En fait, en faisant mes dessins, je me positionne par rapport à ce qui m'arrive. A ce qui m'entoure. Et cela ne m'empêche pas de communiquer, parce que, du coup, cela m'équilibre et me met dans une relation apaisée. Et peut-être plus poétique, plus détachée. Je ne sais pas si c'est détaché ? Je pense que ce n'est pas détaché du tout ? Que je n'ai aucun recul, et que c'est là le fond de l'histoire ?
J.S-R. : Ces personnages en burka ou en tchador, je ne sais pas comment vous les définissez, c'est ce que vous ne pouvez pas exprimer ?
B.F. : Cette partie-là n'a rien à voir avec les carnets. Nous sommes complètement dans autre chose. Cela s'appelle des "Mnémopodes". C'est un mot que j'ai inventé. Qui, en fait, est venu en même temps que la forme. Ce sont des êtres de rivières. Ce sont des petits totems qui veillent sur le cours de la rivière, sur le flux, le mouvement de l'eau…
J.S-R. : Là, nous entrons donc dans la mythologie ?
B.F. : Un peu, oui. Et nous entrons même dans le mystique. J'ai un peu de mal à l'assumer pour l'instant. Mais il est vrai qu'ils sont faits pour accompagner quelqu'un à retourner dans ce flux, dans le cours de la rivière. Donc, ils ont une vocation très bienveillante. D'accompagnement et de regard.
J.S-R. : Ce sont vos ondins personnels ?
B.F. : C'est un peu cela. Ils ont aussi été faits pour quelqu'un. Du coup, c'est la première fois que mon travail a pris la dimension d'être tourné vers une personne en particulier ; d'avoir un rôle par rapport à l'être humain. Et cela m'a donné une grande liberté plastique, d'entrer dans ce phénomène de totems et d'objets rituels. Cela m'a permis de me libérer par rapport aux matériaux que j'employais, parce que j'ai mis de nombreuses choses dedans : des perles, des dents, de la laine, des petits objets qui sont ficelés… Et du papier, parce qu'à la base je travaille beaucoup en papier mâché. Du tissu et des dentelles. Des dentelles qui reviennent. La robe blanche qui fait partie de l'installation de l'autre côté de la rue, entre dans cette démarche. Avec ses dentelles ! Je pourrais parler de dentelle pendant tout un moment.
J.S-R. : Nous pouvons au moins l'évoquer !
B.F. : La robe blanche a été faite uniquement à partir de vêtements anciens. Et les boules sont des vêtements compactés et cousus autour d'eux-mêmes. On pourrait donc imaginer que l'on coupe les fils, et qu'on puisse laisser éclore la boule qui redeviendrait le vêtement ancien. Du coup, cela fait une espèce de lien entre ce qui nous vient du passé, ce qui va vers le futur, la procréation, les générations : que prend-on des générations précédentes ? Que donne-t-on aux générations suivantes ? Qu'est-ce qui va éclore ? Et qu'est-ce que cette période de gestation ? Ce travail m'a pris un temps fou ! C'est très long de coudre tous ces tissus blancs, avec du fil blanc. Il neigeait, c'était l'hiver. C'est un geste qui a été fait à travers les générations par les femmes. C'est l'idée de passage, de transmission.
J.S-R. : Vous semblez très introvertie ! Pour revenir à elles, ces femmes-oiseaux sont-elles là pour vous tirer vers "ailleurs", vous sortir de votre concentration sur vous-même ?
B.F. : Les femmes-oiseaux sont encore très mystérieuses pour moi-même. Quand je les ai faites, je suis vraiment partie de ce travail sur la métamorphose et les différentes dimensions de l'être. Humain et animal. Végétal aussi, parce qu'elles ont une relation avec l'arbre. Elles m'ont surprise. Elles ont une dimension qui m'échappe. Je crois que ce sont des femmes "qui savent", et c'est la raison pour laquelle elles sont impressionnantes. Je crois qu'elles sont très bienveillantes : et qu'elles savent ce que nous ne savons pas. Qu'elles ne le disent pas parce qu'elles sont silencieuses…
J.S-R. : Oui, je voulais en venir au fait qu'elles ont toutes la bouche collée. J'ai tout de suite pensé "otage", ou toute autre situation du même ordre.
B.F. : Je ne pense pas ! Je pense que si elles sont silencieuses, c'est qu'elles le sont intrinsèquement. Après, peut-être peuvent-elles chanter ? Je n'ai pas encore découvert le moyen de les entendre ! Mais je crois qu'elles savent et qu'elles se taisent et qu'elles nous regardent, simplement. Donc, nous avons peut-être quelque chose à apprendre d'elles ? Chacun se situe dans un rapport particulier par rapport à elles ; et il y a des personnes qui ont des expériences à vivre par rapport à elles? Alors, je les prête. Si quelqu'un a un arbre qui lui plaît pour qu'elles aillent vivre dedans ; pour passer un moment avec elles, je suis prête à favoriser cette rencontre. C'est pourquoi je les prête. Ce sont des êtres avec qui il est possible d'avoir une relation privilégiée, du moins je le pense. En tout cas, c'est ce qui attire le plus le public. C'est très surprenant.
J.S-R. : Elles sont vraiment très esthétiques, en même temps très inquiétantes à cause du masque sur la figure.
B.F. : J'ai fait tout un travail autour de la monstruosité et donc de la métamorphose qui implique une espèce d'inquiétante étrangeté à chaque fois. Et pourtant ce sont des personnages absolument vulnérables. Je les pense bienveillants. En tout cas, je les ressens ainsi. Ils ont une vulnérabilité du fait d'être tordus, d'être monstrueux. En même temps, ils font peur parce que c'est leur défense aussi. Et cela crée quelque chose d'un peu équivoque et d'un peu complexe. Et c'est la réalité du rapport humain aussi. Et des différences et des particularités. Créer un intérêt qui, en même temps peut effaroucher. En tout cas qui crée une curiosité et qui parle de cette histoire de faiblesse, de force. Et comment tout cela s'agence.
J.S-R. : Y a-t-il maintenant d'autres thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
B.F. : Il est un peu difficile de répondre de but en blanc ! Nous n'avons pas parlé des grands formats, des grands dessins à l'encre ?
Le très grand arbre est quelque chose dans lequel je me suis perdue. Avec joie. C'est un travail très spontané. Qui pourrait être aussi une vue du ciel. Cette ligne qui est à la fois végétale, minérale et en même temps animale parce que c'est un peu la ligne que nous avons dans nos veines… quelque chose qui parle vraiment de l'être, de ce qui est au fond et de tous les liens. De la manière dont on est relié. C'est en fait du travail microscopique sur un très grand format, ce qui explique que j'y aie passé tant de temps. Un dessin méditatif, qui a quelque chose à voir avec le Zen, réellement ; pas le Zen tel qu'on l'entend dans la société actuelle, mais le Zen avec toute cette philosophie de l'instant et une espèce de silence intérieur qui est en même temps un grand rire. En tout cas, c'est ainsi que je l'entends. Un travail de dentelle picturale aussi, finalement. Avec ce rapport au temps et à l'espace et qui, du coup, est une question d'échelle. C'est l'histoire de la relativité, comment faire entrer un chameau dans le chas d'une aiguille à coudre ? Il y a un côté un peu absurde, en fait. En même temps, pour moi, l'absurde et l'absolu créent une espèce de drame de l'existence, et une espèce de grand rire. Tout cela est la même chose !
ENTRETIEN REALISE DANS LA SALLE D'ART ACTUEL DE BANNE, AU COURS DU FESTIVAL BANN'ART, LE 11 MAI 2013.