Jeanine Smolec-Rivais : Marie Claudel, y a-t-il longtemps que vous peignez ?
Marie Claudel : Je peignais et dessinais quand j'étais encore toute petite. Mais la peinture s'est déclenchée vraiment lorsque je suis arrivée en France, en 2000.
J.S-R. : Parce que vous n'êtes pas d'origine française ?
M.C. : Je suis néo-calédonienne. J'ai repris mes études à vingt-six ans ; et en reprenant la fac, je suis venue chercher mes racines paternelles. Car il y a eu toute cette réflexion sur ma double culture, le métissage, qui j'étais, la question d'identité : tout s'est déclenché en partant à vingt-deux mille kilomètres de la Nouvelle-Calédonie.
J.S-R. : Cela a dû être un choc !
M.C. : Oui, en effet. Culturel, climatique, scolaire.
J.S-R. : Vos parents sont restés en Nouvelle-Calédonie ?
M.C. : Ma mère, oui. J'ai perdu mon père trois mois avant de venir en France, et je crois que c'est ce qui a déclenché le départ, car ma décision a été très rapide.
J.S-R. : On peut donc dire que ces grandes toiles que nous avons devant nous, sont un mélange des deux cultures ? Il me semble que vos personnages sont pratiquement tous métissés ?
M.C. : Oui, ils sont métissés, et il y a la double culture. Il est vrai que maintenant je le vois ainsi. Comme en Nouvelle-Calédonie le mode d'expression essentiel est la sculpture, le relief et le volume, j'ai choisi la toile, mais elle n'est pour moi qu'un objet, elle sort du mur, il faut qu'elle vienne dans l'espace. Et, de plus en plus, je cherche à faire des tableaux/reliefs.
J.S-R. : Pour en venir à la sculpture ?
M.C. : J'aimerais bien trouver le moyen de faire des tableaux/sculptures, avec de plus en plus de volume.
J.S-R. : Ce qui m'apparaît avant même de voir les personnages, c'est le décor., Un décor exotique, réalisé avec une minutie remarquable.
M.C. : Oui, il est vrai que les décors, les couleurs, c'est la Nouvelle-Calédonie. Ce sont les îles. La Lumière. J'ai besoin de saturer l'espace, et au bout d'un moment, dans ma tête, cette création me donne l'impression de réaliser un mandala. Je suis hypnotisée par la répétition des motifs, des points, des couleurs. Tout cela m'aspire, en fait. Cela me tranquillise, me calme, comme le ferait un mandala.
J.S-R. : La plupart des tableaux comprennent un grand personnage central, rouge, soit horizontal, soit en oblique, et tout le reste se construit de part et d'autre de ce personnage. Qui est ce personnage ?
M.C. : Au début de ma création, les personnages féminins n'avaient pas vraiment de visage. C'étaient plutôt des personnages génériques. Mais plus le temps passe, plus cela évolue : les derniers personnages sont rouges, en effet, il y a une présence dans l'espace, dans le monde. Et maintenant, je peux dire que ce personnage, c'est moi. Tous les visages sont des autoportraits.
J.S-R. : En somme, un monde reconstitué autour de vous ?
M.C. : Voilà. C'est un peu toute mon histoire, tout mon questionnement. Pour trouver ma place, je me suis longtemps interrogée en faisant de l'Art-thérapie. Retrouver quelle était ma place dans le monde, ce qui rejoint l'identité. Maintenant, quand je regarde mes tableaux, il y a cette présence, je suis là. Je suis incarnée, je suis rouge, je suis voyante. Il y a toutes ces racines. Toutes ces histoires. Toujours ce lien à la nature qui est très fort pour moi.
J.S-R. : Justement, dans l'un de vos tableaux, je vois deux arbres. Deux arbres dans lesquels sont des personnages. Ce sont des arbres généalogiques ? En tout cas, vous êtes placée "dans" les racines. Donc, ces arbres généalogiques commenceraient à vous.
M.C. : Ah oui ! Je n'avais pas pensé à deux arbres généalogiques. Il y avait les racines. Il est vrai qu'il y a ces personnages, qui sont intriqués. Il y en a plusieurs. C'est peut-être une question de savoir quelle est "la" Marie ? Où est-elle ?
J.S-R. : Juste à côté, se trouve un autre tableau, conçu de telle façon que les deux pourraient former un diptyque ; avec celui de gauche qui serait uniquement féminin, et celui de droite qui serait masculin ; avec les personnages/racines… Ou plutôt les personnages/troncs, placés à côté d'un totem. Ce qui vous ramènerait vraiment à la création de votre vie, ou de votre généalogie ?
M.C. : Je n'avais pas fait cette lecture…
J.S-R. : Mais si vous n'êtes pas d'accord avec ce que je vous propose, n'hésitez pas à le dire ! Nous sommes là pour discuter de votre travail ! Alors, que pensez-vous de mon approche de ces deux tableaux ?
M.C. : Il y a quatre ans de différence entre les deux tableaux. Ils ont été dessinés au même moment, parce que je commence toujours par des dessins lorsque des images me viennent. Le problème des racines me touche beaucoup. Le tableau masculin touche de près à ce problème, à l'époque où je me sentais vraiment déracinée. Pour moi, la France représente le masculin, le père : et la Nouvelle-Calédonie la Terre-mère. Il est vrai que l'on peut les voir en diptyque. Si je regarde le féminin, voilà ma Terre-mère ; et le masculin la Terre paternelle.
J.S-R. : En même temps, si c'est la terre française, s'y élèvent des cases et il y a le même décor exotique. Et la seule présence féminine est cette espèce d'elfe dansant, et en train de prendre son envol sur le tronc parallèle à celui où se trouvent un être barbu et chevelu et collé en arrière un visage féminin : ce pourraient être vos parents ?
M.C. : Oui, une elfe en train de s'enraciner fortement, tout en tentant de prendre son envol.
J.S-R. : Elle est enracinée !
M.C. : Oui, dans la terre et la mer.
J.S-R. : Mais s'il s'agit de la France, les symboles demeurent, avec les feuilles, les fleurs exotiques…
M.C. : Les tubercules…
J.S-R. : Et puis ce petit personnage en train de se déraciner, et dont j'avais pensé qu'il s'agissait d'un guerrier ?
M.C. : Oui, il y a beaucoup de petits guerriers dans mes oeuvres. L'essentiel des présences masculines dans mes tableaux est sous la forme de petits guerriers ; et cela tient à la culture canaque. Comme dans d'autres cultures, il y a toujours le monde visible et le monde invisible. Il est vrai que nous avons un rapport très fort à ce monde invisible ; le monde des ancêtres. Nous appelons ces petits personnages des "Moikens"(¹)
J.S-R. : Comment écrivez-vous ce mot ?
M.C. : Je ne sais pas. Nous avons une tradition orale et très peu d'écrit. Et il est vrai que je n'ai jamais réfléchi à l'orthographe de ce mot. Mais c'est l'équivalent des trolls ou des elfes.
J.S-R. : Il nous faut parler dans la plupart de vos tableaux, de la présence de l'eau. Or, l'eau symbolise la mère, en psychanalyse. Cela signifie-t-il que votre mère a eu sur vous, sur votre recherche d'une autre culture, plus d'influence que votre père ? Qui, lui, (même décédé), serait à l'arrivée ?
M.C. : J'ai quitté la mer/mère du côté insulaire, d'une famille très clanique et enfermante. Et j'ai eu ce besoin de partir vers l'extérieur, le père, la métropole. Et maintenant, à l'arrivée, il y a toujours la mère. Moins la mère génitrice présente ; mais c'est davantage la mer/océan, la Terre/mère. Il y a eu cette transformation. Une espèce de libération de cette emprise maternelle. Un passage par le père, la découverte, l'ouverture ; pour arriver maintenant à me centrer, à m'enraciner plus dans la Terre/mère. C'est là où je trouve plus ma force.
J.S-R. : Passons à votre série de petits tableaux (mal photographiables parce que sous-verre !) qui me donnent l'impression d'être le concentré, le condensé des quatre grands tableaux que nous venons d'évoquer, parce vous y êtes omniprésente, et dans les mêmes situations que dans les grands ; horizontale ou oblique… Pourquoi jamais verticale ?
M.C. : Les premières étaient plus verticales. Horizontales, c'est plus par rapport à un bilan. Un moment où l'on se souvient ; comme un film qui se déroulerait du passé à maintenant ; au point où j'en suis. Quant à la position oblique, il y a encore tout ce qui se passe en bas. Mais l'on va vers une dynamique future. On est moins dans le passé qui est lourd pour aller vers une ouverture.
J.S-R. : Donc, à l'horizontale, elle serait installée ?
M.C. : Pas encore. Je pense qu'elle est plus dans un travail de bilan, de pause. Après tout un travail sur soi, c'est la pause.
J.S-R. : Les autres œuvres me semblent plus un descriptif de l'univers néo-calédonien, où toutes les femmes sont en train de se baigner, et l'une qui traverse carrément la rivière et qui a presque la forme d'un instrument de musique. Au-dessus, le totem avec une petite apparition de la femme. Dans les autres, elle n'y est pas ; ce qui me fait dire que seul, existe le décor. Qui décrit parfaitement l'univers ambiant.
M.C. : Oui, là j'ai été plus axée sur la terre féconde, Terre/mère/corps fécond de la femme. Imbriqué dans les formes naturelles, avec les montagnes, les rochers. C'est plus une intrication de la femme et de la nature. Et la présence masculine du totem.
J.S-R. : En fait, sous des apparences très exotiques, et dont on pourrait dire qu'a priori, étant donné qu'elles sont très colorées, elles sont décoratives, se trouve tout un monde psychologique qui gît, qui vit, qui s'envole, etc. Toute la symbolique d'une existence qui a voulu se libérer er n'a pas vraiment pu le faire ?
M.C. : La symbolique de mon parcours. Maintenant oui, avec le recul, après treize ans, après avoir suivi des formations… quand je regarde mes tableaux avec plus de détachement, je m'aperçois qu'ils sont la synthèse de ce qui s'est passé dans ma vie pendant ces treize ans, tout ce questionnement sur l'identité.
J.S-R. : Toute cette peinture est donc une autobiographie. Peut-on aller jusqu'à dire qu'elle a été une psychothérapie ?
M.C. : Peut-être pas une psychothérapie ; mais plus un besoin d'expression autre que par la parole. Parfois, on a du mal à exprimer par des mots ce que l'on ressent. Et je sais que, pendant toute la période où je me suis sentie déracinée, j'avais besoin de ces couleurs. D'autant que, vivant à Saint-Etienne, j'avais encore plus besoin de couleurs ! Ce n'est que cela qui me venait, des racines, des couleurs, ce n'est même pas réfléchi. Et j'avais besoin de traduire ces impressions qui me venaient. Cela m'a certainement fait du bien, puisque cela m'a permis de me retrouver avec mes racines ; d'être toujours en connexion avec elles : c'est donc très paradoxal. De travailler ce paradoxe. Ne pas être tout à fait là-bas, mais d'y être quand même. D'être ici, mais pas tout à fait, puisque je suis là-bas.
C'est la période de transition que je vis en ce moment où j'ai le plus de mal à créer parce que le retour définitif approche et je me retrouve de nouveau en ce moment de transition où je ne suis plus tout à fait ici parce qu'il faut que je pense à mon retour en Nouvelle-Calédonie…
J.S-R. : Parce que vous envisagez de repartir…
M.C. : En Nouvelle-Calédonie, oui ; en novembre !
J.S-R. : Ce sera donc une nouvelle coupure, un nouveau déracinement. Après ces années où vous avez vécu en France, alors que vous étiez relativement jeune donc particulièrement sensible, vous pensez que vous allez bien vivre ce nouveau départ ?
M.C. : J'appréhende beaucoup ! Je me demande si c'est le hasard qui veut que je me casse sans arrêt quelque membre ? J'appréhende parce que je sais qu'il va falloir que je fasse mon deuil de la Calédonie d'où je suis partie il y a treize ans et qui n'est plus la même. Moi-même j'ai changé. Mes amis d'autrefois ne me connaissent plus. Je n'aurai vraisemblablement pas envie de refaire les mêmes choses avec eux ? C'est vraiment un nouveau départ. Il faut que je reconstruise la nouvelle Marie.
J.S-R. : Pour conclure notre périple, y a-t-il des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ? Des thèmes que vous auriez aimé aborder et que nous n'avons pas visités ?
M.C. : Peut-être par rapport aux photomontages. Tout à l'heure, nous sommes passées rapidement dessus. Ils correspondent pour moi à un moment où je n'arrivais pas à peindre, et où j'avais beaucoup de choses à faire. Comme j'aimais faire des collages, les éléments sont tous des reproductions de toute ma création depuis le début. C'était au moment où j'ai vraiment fait la femme allongée. Cela a été comme un bilan, une façon de revoir toute cette création. Et comment retrouver de nouveaux liens. C'est le travail du lien, en fait.
J.S-R. : Ces photomontages, ce sont les petits tableaux dont je vous ai dit qu'ils n'étaient pas photographiables ?
M.C. : Oui.
J.S-R. : Je voudrais terminer en vous disant que votre travail m'a totalement surprise. Parce que, lorsqu'on le regarde de loin, on se dit qu'il n'est que décoratif. Puis, quand on s'approche, on s'aperçoit qu'il n'en est rien ; que toutes sortes d'idées s'y bousculent. Et, sans connaître votre histoire, j'avais bien ressenti le déracinement, et les racines ; mais je ne l'aurais pas placée en Nouvelle-Calédonie. Je l'aurais placée dans une quelconque Afrique…
M.C. : C'est une chose que l'on me dit souvent, quand j'expose mes toiles. Que ce sont des Africains, des Algériens… qui retrouvent des symboles, des motifs. Cela ne m'étonne pas, parce que je me suis rendu compte que, dans toutes les traditions primitives et même dans nos civilisations occidentales, des symboles ont traversé les siècles et se retrouvent. A un moment, j'avais voulu faire une thèse sur les symboles de chaque civilisation ; et voir comment cela se recoupe…
J.S-R. : D'autant -en plus- que vous "trompez votre monde", parce que je défie quiconque de dire que vous êtes métisse ! Or, apparemment, vous l'êtes ?
M.C. : Oui. Du côté maternel, il y a un quart de Chinois pur, un quart de Vietnamien pur. Et du côté de mon père, il y a un quart de tzigane pur, un quart de français. Et, peut-être, une pointe d'allemand ? Cela fait donc beaucoup d'ascendances diverses ! D'où l'origine de ces questionnements. Et je suis la seule dans ma famille à être partie, à avoir besoin de trouver des liens entre toutes ces cultures. Dans ma vie d'aujourd'hui, j'y vois une richesse, mais avant il y a avait du rejet de cette diversité et de la manière de faire coexister ces cultures. Et cela me faisait penser à l'histoire propre de la Nouvelle-Calédonie, ce pays qui a été colonisé, qui est en décolonisation, et qui va peut-être vers une autonomie ? Dans cette île où cent-vingt et une ethnies cohabitent, comment trouver ce lien commun qui nous unit sans nous éclater tous ? Finalement, je me trouve très proche de ces terres, même si j'ai peur d'y retourner ! C'est là-bas que je me trouve ancrée !
J.S-R. : Et si ce n'est pas indiscret, pourquoi repartez-vous ?
M.C. : Parce que j'ai obtenu une bourse du gouvernement calédonien, par rapport aux accords de Matignon, où il fallait envoyer des jeunes Calédoniens pour qu'ils reviennent au pays et participent à son développement.
J.S-R. : Alors, courage ! Et bonne chance !
M.C. : Merci, j'en aurai besoin !
(¹) "Moiken" : (prononcer moi-kène). Ce mot est introuvable sur Internet. Son orthographe reste donc incertaine.
ENTRETIEN REALISE A MARSAC LORS DE LA RENCONTRE INTERNATIONALE D'ART SINGULIER, LE 6 JUILLET 2013.