Jeanine Smolec-Rivais : Rachel Heide, votre nom n'a-t-il pas une petite sonorité allemande ?
Rachel Heide : Oui, je suis franco-allemande. Mais je vis en France depuis toujours.
J.S-R. : Vous êtes plutôt intéressée par ce qui est animalier ? Terrestre ou aquatique ?
R.H. : Oui, je travaille sur le thème des arbres de vie, entre autres, mais aussi sur des animaux isolés, beaucoup de totems. Ce qui m'intéresse, c'est l'animal en soi. Peindre un animal pas forcément reconnaissable. D'où l'idée de l'animal et de l'arbre de vie où grouillent de multiples animaux fantastiques. J'essaie de créer un univers poétique, un peu ludique, avec un soupçon d'humour. Quelque chose de mystérieux.
J.S-R. : Vous nous ramenez au temps où les bêtes parlaient ? Et se comprenaient.
R.H. : Oui, peut-être ? Oui, où ils parlaient un langage universel, un langage d'harmonie.
J.S-R. : Vous dites : "Je crée des arbres de vie". Pourquoi alors avez-vous choisi des animaux plutôt que des humains ? Puisque, en général, le mot "arbre de vie" est relié à l'homme ?
R.H. : Je trouve que l'animal nous renvoie à l'imaginaire. L'animal n'a pas la parole, mais il a des yeux, un regard. Une sensibilité. Il nous subit. Il nous renvoie une image de nous-mêmes, mais sans notre langage.
J.S-R. : Dans les deux arbres de vie que vous avez apportés, chaque animal est sur sa feuille. Est-ce à dire que, dans leur monde, il n'y a pas de cohabitation possible ; qu'ils ne pourraient pas être à plusieurs sur la même feuille ? Ou cela implique-t-il, en fait, que vous les avez "enfermés"?
R.H. : Chacun est dans son petit monde, séparé des autres. Par contre, sur d'autres arbres de vie, ils sont comme dans une bulle, tous ensemble. D'autres arbres encore n'ont pas de branches. Je travaille beaucoup sur l'idée soit de l'accumulation, et ils sont tous ensemble ; soit de l'isolement et la position des frontières, les limites, nos propres limites en fait : Où y en a-t-il ? En met-on? N'en met-on pas ? Sont-elles perméables ? Laisse-t-on entrer les autres ? S'en éloigne-t-on ? Tout cela est un travail sur le dépassement des limites. Nos peurs. Nos angoisses. Ces animaux sont aussi nos petits démons qui nous hantent. D'autres sont nos petits amis qui sont là pour nous protéger. Nos rêves. Nos illusions. Tout ce qui nous accompagne, donc.
J.S-R. : Chaque petit animal est très stylisé. Vous disiez que vous n'aimiez pas que le visiteur les reconnaisse ! Mais je reconnais bien vos éléphants, votre renard, votre lion, etc. Alors, pourquoi ce souhait négatif ?
R.H. : Cela dépend ! Cela dépend des toiles. Sur certains, ils sont reconnaissables, sur d'autres en particulier les totems, ce sont plutôt des animaux mystérieux, et dans ces cas je fais en sorte qu'ils ne soient pas reconnaissables.
J.S-R. : En somme, vous passez d'un semi-réalisme –parce qu'ils sont tellement stylisés que l'on ne peut pas dire qu'ils sont réalistes- à la fiction ?
R.H. : Oui, en quelque sorte.
J.S-R. : Dans ces conditions, quand choisissez-vous l'un, et quand l'autre ? A part dans le cas des totems où vous avez exprimé une exception. D'ailleurs, pourquoi ceux-là ne doivent-ils pas être reconnus ? Est-ce en hommage aux totems et aux dieux tutélaires qui protègent les villages ?
R.H. : Oui, c'est cela ! J'aime bien jouer avec ces thèmes. C'est juste une recherche artistique qui avance avec chaque toile ; et selon que je travaille sur l'arbre de vie ou sur le totem, les définitions sont un peu différentes.
J.S-R. : Sur les toiles où ne sont pas les totems, vous avez chaque fois un cadre, en somme le tableau dans le tableau. C'est-à-dire que votre monde animalier n'occupe jamais tout l'espace. Il reste toujours un espace en haut ou autour, etc. Est-ce pour garantir la concentration? Pour rétrécir le monde de vos animaux que vous procédez ainsi ? Par exemple celui où sont les oiseaux et la lune, on voit très nettement que vous avez arrêté le vert de l'arbre en-deçà des bords du support.
R.H. : Oui. Je pense que c'est beaucoup un souci de composition ? Je suis un peintre classique au départ ; j'aime beaucoup le travail de composition générale. Dans chaque tableau, il y a un espace vide qui laisse respirer le regard, pour le faire rentrer dans la toile, l'amener vers le sujet. Il faut toujours laisser respirer le sujet principal ; mais le vide a son sens aussi, il n'est pas vide en soi : cette partie est aussi travaillée que la partie "pleine". Cet espace est important pour la composition générale.
J.S-R. : Rares sont vos tableaux où la dominante n'est pas le bleu. Quel est le sens du bleu pour vous ?
R.H. : Symboliquement, le bleu est justement la non-couleur, la couleur d'origine de l'espace du ciel. C'est souvent aussi la couleur du divin. Mais c'est surtout la couleur de l'espace. Comme il y a déjà une grande concentration de petites choses et d'animaux, la couleur bleue donne le lointain, l'ouverture. C'est aussi une couleur qui enlève le cadre, il n'y a pas de bord. La toile continue sur les côtés.
J.S-R. : Oui, mais pourquoi le bleu ? Je n'ai pas entendu que vous me donniez les raisons de votre choix. Vous avez une prédilection pour le bleu ? Ou c'est seulement une question technique ?
R.H. : Pas forcément. Certes, j'aime beaucoup le bleu, mais j'aime toutes les couleurs. Je travaille parfois par séries, je prends une couleur et je m'efforce de beaucoup travailler sur cette couleur pendant un certain temps ; avec toutes ses nuances. J'essaie de voir tout ce que je peux faire avec cette couleur ? Parfois, je passe à une autre, je reviens à la précédente… Là, j'avais tout simplement commencé par le bleu !
J.S-R. : Vos arbres sont, eux aussi, tout à fait stylisés. Avec à chaque fois, très peu de branches. Est-ce pour faire comme dans l'arbre de Jessé, avoir un tronc qui soit essentiel ?
R.H. : C'est une question difficile. Je ne sais pas vers où vont aller mes arbres ? Peut-être un jour auront-ils beaucoup de branches ? Pour le moment, ils sortent du sol, il y a donc le tronc principal et quelques branches qui ont poussé. Mais peut-être qu'avec le temps, l'arbre va grandir et des branches apparaître.
J.S-R. : Vous êtes donc dans l'avenir ?
R.H. : Je suis dans l'avenir, parce que chaque toile est le début d'une prochaine toile. C'est un chemin. Je ne sais pas dans quelle direction vont vraiment aller les arbres. Une chose est sûre, ils vont pousser. Mais tout reste ouvert et fait partie de l'aventure.
J.S-R. : Y a-t-il maintenant d'autres thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
R.H. : Il est difficile pour moi de parler de mes œuvres. Je suis peintre, et j'ai du mal à m'exprimer autrement que par la peinture. Je préfère la peinture à la parole !
ENTRETIEN REALISE DANS LES ECURIES DU CHATEAU DE BANNE, AU COURS DU FESTIVAL BANN'ART, LE 11 MAI 2013.