J.S.R. : Inès, avec un nom en quatre parties, vous ne risquez pas de vous perdre ! Les donnez-vous toujours tous ?
I.L.S.M. : Je suis à moitié espagnole, et à moitié française. Un jour, j'ai effectué tout un périple dans ma ville natale, à Madrid, et j'ai compris pourquoi j'avais ce caractère, pourquoi je peignais de telle façon, pourquoi j'abordais certains thèmes, pourquoi je suis plutôt extravertie… J'ai compris tous ces éléments parce que tout cela me vient de l'Espagne. A partir de ce moment-là, j'ai compris que je portais "mon" nom et pas un nom d'emprunt. Mon nom est donc bien formé de ces quatre éléments !
J.S.R. : "Mathely" fait partie de votre nom espagnol ?
I.L.S.M. : Non, il vient de ma mère qui est française.
J.S.R. : Pourtant, à première vue, je ne vois pas beaucoup l'Espagne dans votre travail ? Qu'est-ce qui, pour vous, est hispanisant, dans les œuvres que vous présentez.
I.L.S.M. : Ce côté hispanisant est en fait beaucoup plus ancestral, parce que toutes les sculptures que je présente à l'extérieur, et qui sont en procession, ont été conçues en mémoire des victimes des camps et de l'exode. Evidemment, en Espagne, le dernier exode a eu lieu lors de la guerre de 36. Mais bien avant, il y a eu Isabelle la Catholique qui a chassé les Juifs d'Espagne. Il y avait une communauté juive très importante ; et, pour ce travail d'exode dont je parle, je propose une installation complète, avec une vingtaine de grandes sculptures qui sont toutes en partance. Et j'interprète a capella des séfarades qui sont des chants judéo-espagnols. Et qui sont donc vraiment mes racines.
J.S.R. : J'en conclus que vous êtes juive ?
I.L.S.M. : Pas du tout ! Mais peut-être le sommes-nous tous un peu ?
J.S.R. : Le but de ma question était de vous demander si, dans votre œuvre, se trouvait une influence correspondante ? Parce que je ne la vois pas !
I.L.S.M. : Non. Je travaille autour de l'humain. L'humain m'intéresse en général. Et les misères du monde aussi.
J.S.R. : Il est évident que c'est votre préoccupation. Et, à plus forte raison, la femme ? La femme dans tous ses états, pourrait-on dire.
I.L.S.M. : Oui. La maternité, surtout. La maternité est le symbole de la création. La femme a la chance de pouvoir mettre au jour, donner naissance, "dar a luz", comme l'on dit en espagnol. Donner la lumière. C'est donc un geste très symbolique. Par contre, souvent la femme est amoindrie, rabaissée à pas grand-chose surtout par la religion. La femme est impure. Elle apporte le péché. Il faut la voiler, etc. Pour moi, cela existe parce que l'homme se sent faible par rapport à la femme ; et que pour se mettre en valeur, il est bien obligé de la rabaisser. Cela fait cliché, mais je travaille dans ce sens. C'est l'éloge de la femme. Pour moi, être "mère au foyer" n'a rien de péjoratif.
J.S.R. : Cependant, même si on ne le trouve pas dans les petites sculptures, dans les grandes il est évident qu'elles n'ont pas de ventre. Elles ont le ventre creux, pratiquement inexistant.
I.L.S.M. : C'est justement parce que nous revenons au premier thème, celui de l'exode et de la mémoire des victimes des camps, celui de la guerre, et ce sont les blessures de la vie ; les blessures que l'on peut rencontrer, les maladies, un enfant qui perd son doudou. Ces creux, ces vides sont pour marquer les blessures que nous portons en nous. Par contre, les visages sont beaucoup plus sereins ; parce que, lorsque nous passons une épreuve, elle est derrière nous et nous allons vers l'avant. Vers l'avenir. Et si nous voulons nous en sortir, nous sommes obligés d'avancer. Nous sommes donc apaisés. En quelque sorte, nous allons vers la lumière.
J.S.R. : C'est aussi ce qui explique qu'elles soient toutes penchées vers l'avant ?
I.L.S.M. : Oui, elles sont en marche ; c'est une procession.
J.S.R. : Mais une procession a toujours un rythme lent ; il n'y a donc pas de raison d'être penché en avant. Or, elles le sont toutes.
I.L.S.M. : Elles sont penchées parce qu'elles sont dans le mouvement. Et que, sans doute, beaucoup de choses pèsent sur leurs épaules !
J.S.R. : Apparemment, le matériau est du jute ?
I.L.S.M. : Non. Il y a une structure, le squelette qui est en métal soudé que je récupère de différentes façons. J'habite dans une ancienne ferme, donc je trouve chez moi tout plein de trésors. Ce sont parfois des morceaux de voitures que me donne le garagiste ; des essieux de charrettes… J'assemble ces éléments.
Ensuite, sur ce squelette de métal, vient un mortier naturel, donc sans produits chimiques, qui paraît fragile parce que je travaille sur la fragilité de l'être humain. Mais qui ne l'est pas, et ce n'est pas de la terre. C'est un mélange de ma composition qui peut supporter les intempéries. Je travaille beaucoup sur cette petite phrase qui dit : "Tu es né poussière, et tu redeviendras poussière". Je voulais donc, à l'origine, que cela ressemble à la poussière, aux restes humains. Que ce matériau semble fragile comme l'argile, sans que cela en soit. En même temps que cela conduise vers toutes les ressources que l'être humain peut trouver quand il est en grand désarroi. Et que cette détresse suggère qu'il va rebondir pour en sortir.
J.S.R. : Mais ce qui semble filandreux… ?
I.L.S.M. : Justement, je travaille ce mortier-là avec d'autres matériaux : des tissus, de la filasse, de la paille, de la mousse, un peu tout ce que j'ai sous la main, en fait.
J.S.R. : Mais comment leur donnez-vous cet aspect filandreux ?
I.L.S.M. : C'est grâce à la filasse !
J.S.R. : D'accord ! Ce matériau convient d'autant mieux qu'il sert généralement pour des usages non délicats, pour de gros travaux, etc. Je trouve que le fait d'avoir choisi ce matériau pour vos œuvres ajoute au côté misérabiliste des personnages.
I.L.S.M. : Oui, peut-être ; mais là, c'est involontaire ! J'avais envie qu'elles soient narratives, expressives, et que l'on puisse se retrouver en elles. Finalement, nous nous retrouvons davantage sur les grands formats, puisqu'ils sont davantage à notre image.
J.S.R. : Toutes, grandes ou petites, sont super-allongées. Beaucoup plus longues que normalement. On pourrait dire que le corps représente deux fois sa longueur normale. Pourquoi ?
I.L.S.M. : Je ne sais pas ! Je suis très grande, c'est peut-être la raison ? Je n'ai pas réfléchi à cette question.
J.S.R. : Mais vous les voyez à votre image ?
I.L.S.M. : Je pense que, quand on fait de l'art, on fait toujours avec ce que l'on a dans le ventre ? Avec ce qui nous ressemble !
J.S.R. : Même processus, apparemment, mais thème à côté : ce visage qui rappelle le suaire, porté par une femme qui l'étale pour qu'on le voie bien. Comment le rapprochez-vous des personnages ?
I.L.S.M. : Il y en a trois dans cet esprit. En fait, j'ai travaillé un moment sur les ex-voto mexicains. Je ne connaissais pas ces ex-voto, mais je les trouve maintenant très touchants et très naïfs. Leurs souhaits sont tellement simples, mais en même temps, ils comportent toute la misère du monde. L'un d'eux a fait naître en moi l'envie de faire gentiment des petits pieds-de-nez à la religion catholique qui m'a été transmise par mon éducation. Dans la religion catholique, nul n'a droit à la prostitution, à l'homosexualité, tout cela est très mal !
Sur cet ex-voto, je vois une jeune femme très digne, en tenue de travail : porte-jarretelles, guêpière, bas résille, devant la porte d'un hôtel. Et la légende dit : "Je remercie la Sainte Vierge de m'avoir permis de trouver ce travail de prostituée, et je lui demande de bien vouloir continuer à me trouver des clients". Evidemment, j'ai éclaté de rire, parce que cette prière allait complètement à l'encontre de ce que je connaissais. Et, en même temps, je l'ai trouvée très touchante, parce que je me suis dit : "Si cette femme en est arrivée à prononcer un tel remerciement à la Vierge, pour ce travail qui, normalement, est interdit par la religion, et qu'un curé a eu l'intelligence de l'accrocher dans son église, cela me réconcilie presque avec la religion". Parce que cela signifie que ce prêtre est humain, qu'il a compris la misère de cette femme. Et la morale est très belle.
Par la suite, je suis partie sur plusieurs petits thèmes de la religion, que j'ai un peu transformés à ma façon. Par exemple, j'ai réalisé "Adam et Eve", où un grand personnage assis est en train de pêcher. En général, on cherche Eve : elle est tout en bas, au bout de la ligne ! Elle est toute petite pour les raisons que j'ai évoquées plus haut : si l'on pouvait faire disparaître la femme, ce serait parfait ! C'est toujours elle qui est impure, qui apporte le péché, qu'il faut voiler… Elle est toute petite, mais elle est précieuse, parce qu'elle est en argent massif. Et, comme on le voit en s'approchant, elle offre sa fleur à Adam qui y est très sensible, parce qu'il est en érection. Il croque la pomme, et nous sommes depuis de "pauvres pécheurs" !
J.S.R. : Et pour tant de misères futures, seul un accent a changé !
I.L.S.M. : Exactement ! Plus loin, à côté d'Adam, c'est Sainte-Nitouche et Céreste. Evidemment, Sainte-Nitouche n'existe pas, mais cela m'amuse. Et dans la petite boîte, c'est un saint, une relique, puisque Sainte-Nitouche ne peut pas avoir d'autre relique qu'un saint !
A côté encore, c'est "Sainte-Véronique au Saint Suaire". Sainte-Véronique était une femme extrêmement courageuse et généreuse : lorsque Jésus portait sa croix sans doute en chêne massif, donc extrêmement lourde, puisque depuis deux mille ans, on le voit peiner au long d'une côte ; Eh bien, c'est la seule qui ait eu la présence d'esprit de se dévêtir, sans se rendre compte que la voilà presque nue, pour aller éponger le visage du Christ. Pour cet acte de générosité, elle a reçu ce merveilleux cadeau qui est l'empreinte du visage du Christ. Elle en est très fière, très émue, et elle le montre aux passants.
Je me suis donc ainsi amusée avec ces sortes d'ex-voto que j'avais réalisés.
J.S.R. : On pourrait donc dire que votre œuvre est une promenade entre le quotidien, la religion, la maternité –qui fait partie du quotidien- : une sorte de témoignage de tout ce qui est possible dans la vie ?
I.L.S.M. : Oui. Je suis très sensible aux misères de l'humain. A ce qui peut arriver à tout un chacun, parce que je pense que si on est solidaire les uns des autres, on peut faire de belles choses ; et empêcher la misère. C'est peut-être un peu naïf et utopique, mais j'y crois. Et, dans ce monde où l'on refuse l'émotion, où il y a de plus en plus de pauvreté, (je pense à ces sortes de bidonvilles qui sont en train de se créer aux portes de Paris) j'ai du mal à supporter ces situations. Et, ce que je dis avec mes sculptures, c'est "aidez-vous les uns les autres". C'est curieux parce que je ne suis pas du tout religieuse, mais tout ce que j'ai reçu de mon éducation religieuse, ce sont des symboles qui aident à réfléchir, à philosopher. Et je pense qu'ils peuvent aider à s'en sortir, en regardant à côté de soi comment vivent les autres, et ce que l'on peut faire pour s'entraider.
J.S.R. : Est-ce qu'il y a des sujets dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas évoqués; des questions auxquelles vous auriez souhaité répondre, et que je n'ai pas posées ?
I.L.S.M. : J'ai déjà beaucoup parlé ! Ce que je peux ajouter, c'est qu'à côté de ces grandes sculptures qui sont mon travail le plus récent, je fais aussi des peintures qui sont conçues pour aller avec ces grandes sculptures. Ce sont des visages imaginaires, travaillés sur du papier bulle. Le papier bulle n'est pas un hasard. C'est parce que la bulle évoque l'oxygène. Mais elle évoque aussi l'asphyxie parce que je la fais fondre, et que, lorsque le plastique est fondu, il devient toxique. Il en émane des gaz toxiques. Tout cela correspond à des rituels précis. Et nous ramène aux gaz qui ont été lancés lors de la Guerre d'Irak, aux camps de concentration et aux chambres à gaz, etc. Quand je travaille sur un sujet, je vais vraiment au bout du symbole, et il en va de même au niveau de ce que j'utilise comme matériaux. Par exemple, les peintures sont des pigments pour rappeler la terre, les restes humains… J'installe généralement ces peintures et sculptures en "arbre à mémoire" avec un petit rituel auquel participent les visiteurs… Mais je ne vais pas le raconter, il vaut mieux qu'ils viennent voir !
ENTRETIEN REALISE A BANNE, DANS LA SALLE D'ART ACTUEL, AU FESTIVAL BANN'ART, LE 11 MAI 2013.