Jeanine Smolec-Rivais : Sophie Noël, vous être créatrice de sculptures à partir d'objets de Récup ?
Sophie Noël : Oui !
J.S-R. : Et uniquement des personnages ? Uniquement l'humain ?
S.N. : Non ! J'ai un cochon ! Mais c'est une exception ! En effet, c'est l'humain qui m'intéresse. Mais, pour le festival "Courants d'Arts", il y a deux ans, le thème était "le cochon". J'en ai donc réalisé un. Mais je suis plus intéressée par l'humain, et plus particulièrement les femmes.
J.S-R. : Il y a une raison, pour que ce soient des femmes ?
S.N. : D'abord parce que j'en suis une ; et que j'ai envie de défendre le féminin. La femme. Je pense que je parle beaucoup de moi dans mon travail. Peut-être pas dans les petites poupées, mais surtout dans les grands personnages. l y a beaucoup de moi. Et je pense que, si je creuse un peu, ce pourraient n'être que des autoportraits ?
J.S-R. : Eh bien, voyons ce que vous allez en dire ! D'abord, celles qui sont au mur : elles sont toutes simplement réduites aux visages. Et là, sans doute aurez-vous du mal à les libérer, parce qu'elles sont toutes encadrées, cernées, voire doublement cernées par le cadre.
S.N. : Oui. Ce qui est assez amusant, c'est que les masques ont été réalisés en 2000, et je les ai encadrés en 2012. Donc, en fait, j'ai mis douze ans pour les terminer ! J'ai eu besoin de les terminer l'année dernière. C'était dans le cadre d'une installation particulière.
J.S-R. : Certaines me semblent particulièrement affligées : j'en vois une avec des cornes, une autre qui n'a qu'un œil…
S.N. : Oui, ce sont des personnages un peu étranges : il y a un kamikaze… Je leur donne des petits noms.
J.S-R. : Mais à l'époque où vous les avez réalisés, ce n'étaient pas que des femmes, parce que je vois un homme enturbanné…
S.N. : Non, à ce moment-là, il y avait aussi des hommes. Depuis, je ne travaille que sur les femmes !
J.S-R. : Devant nous, et conçues en pied, nous avons toute une série de petites femmes…
S.N. : Oui, des poupées. Je prends mon inspiration dans le vaudou ! Il y a des années, j'avais vu une exposition vaudou à la Fondation Cartier, à Paris. Cette exposition m'avait beaucoup inspirée. Et maintenant, il n'y a que des femmes. Des tribus de femmes.
J.S-R. : Plusieurs ayant leur jupe qui descend jusqu'au socle, diriez-vous qu'elles n'ont pas de jambes ? Ou qu'elles sont vêtues de robes longues ?
S.N. : Je n'en sais trop rien ! Ce sont des robes longues, alors je ne cherche pas à savoir s'il y a des jambes dessous ! C'est au visiteur de "décider" s'il est ou non possible qu'il y en ait !
J.S-R. : En tout cas, celles-ci, une fois réglé le mystère des jambes, sont bien complètes ; avec tous leurs appendices, tous leurs membres…
S.N. : N'oublions pas qu'elles sont toutes faites de récupération. Il m'est donc plus facile de trouver du tissu pour des robes longues, que des matériaux pour des jambes ! Et techniquement, il est aussi plus facile de les faire tenir avec une tige cachée par la jupe, qu'avec deux jambes.
J.S-R. : En tout cas, il est évident, à les comparer à celles du mur, que le travail est complètement différent. Un travail léché, sophistiqué. On vous sent toute proche, le nez sur votre œuvre à mesure que vous ajoutiez des éléments de décoration. Peut-on dire que vous avez "aimé" celles-ci plus que les précédentes ?
S.N. : Je n'en sais rien ? Il y a douze ans de différence entre ces deux travaux. Le petit format nécessite forcément plus d'attention, plus de précision. Mais je ne dirais pas que je les aime plus, parce que lorsque j'ai créé les masques, je les aimais beaucoup !
J.S-R. : Comme la femme est changeante !
S.N. : Oui. Avec douze ans de plus, je n'ai pas fait le même travail. Et, pourtant, les deux sont cohérents. Les poupées sont plus jolies, moins mystérieuses que les masques.
J.S-R. : Elles sont surtout plus sophistiquées, je reviens sur le mot : si on les regarde, de détail en détail, on sent que rien n'a été oublié. Rien n'a été négligé.
Mise à part l'une d'elles qui, me semble-t-il est créée à partir d'un vase…
S.N. : Oui, un petit vase métallique.
J.S-R. : Les autres sont travaillées en bois, en tissu et en perles. Des graines, aussi.
S.N. : Oui. Il y a des sachets de thé, une timbale métallique, des plats à tartelettes, des noix de coco, du tissu… Quatre ou cinq sont conçues à partir de bobines de fils. En fait, elles sont conçues à partir de tous matériaux confondus. Il y en a même avec du plastique camouflé. Le visiteur ne s'en rend pas compte, mais il y en a.
J.S-R. : Est-ce que ce sont les aléas de vos trouvailles ? Ou un choix de retour de voyage, par exemple, et en Afrique probablement, parce que ce sont toutes des Noires.
S.N. : Que ce soit toutes des Noires, des Africaines, c'est mon inspiration première. Je vis dans le XVIIIe Arrondissement à Paris. Je vis donc au milieu des Africains : j'aime leur musique, j'aime leur culture. J'aime l'Afrique et c'est ma manière de lui rendre hommage. Je me sens proche de l'Afrique à de nombreux niveaux.
Ensuite, les matériaux utilisés dépendent de tous les trésors que j'ai. D'Afrique, j'en ai rapporté beaucoup ! Mais j'en ai bien d'autres. Je suis originaire du Havre, j'ai donc commencé à glaner sur les plages. Et maintenant, je récupère partout, c'est comme une addiction ! L'idée étant de ne presque rien acheter, je vais dans les vide-greniers, où je trouve des objets pas chers.
J.S-R. : Complètement différentes en taille et même en construction, vous avez trois grands personnages…
S.N. : Oui. Une sirène, une mariée, et la Vénus khoikhoi qui vient du nom d'une ethnie d'Afrique du Sud. C'est un hommage à la Vénus hottentote, une femme que l'on a exhibée sur les foires, enfermée dans une cage.
J.S-R. : Oui, nous avons rendu sa tête il n'y a pas très longtemps.
S.N. : Cette histoire m'a profondément marquée, et j'ai voulu rendre hommage à cette femme.
J.S-R. : La tête semble en terre ?
S.N. : Non. C'est un tronc de palmier que j'ai trouvé sur une plage en Corse ! Bien rongé par le sel, la mer… Que j'ai peint pour le rendre noir.
J.S-R. : Vous avez vraiment l'œil pour associer des objets disparates et les unir sans hiatus.
S.N. : Ce que je m'attelle à faire, c'est le lien entre les différents éléments ; que je réalise de façon à ce que l'on n'ait pas l'impression qu'ils aient été liés, mais qu'ils aient toujours été ensemble.
Cela vient de mon ancienne vie où j'étais chargée de communication. Communiquer, c'est créer des liens. Et je me retrouve à faire communiquer non plus les gens, mais les différents éléments que je récupère. Je suis donc "dans le lien".
J.S-R. : En même temps, on peut dire que le résultat est l'équivalent du travail d'un peintre qui serait un très bon coloriste.
S.N. : Peut-être ? Je ne sais pas !
J.S-R. : Et votre mariée, a-t-elle une histoire ?
S.N. : Oui. Il y a, avec elle, quelque chose de très personnel que je ne vais pas raconter. Mais, à l'origine, elle faisait partie d'une installation : c'était une mariée coincée dans une toile d'araignée en ficelle de lin, sous les yeux de ses ancêtres. Mais en fait, les ancêtres étaient les visages que j'ai mis sur le mur, pour rappeler ceux qui sont dans les châteaux… C'est donc toute une histoire ! Mon mari n'était pas content, il se demandait ce que l'on pouvait penser de lui ! Mais cela va beaucoup mieux depuis que je l'ai faite !
J.S-R. : C'est bien. S'il a pris conscience de votre mal-être, elle aura donc été utile !
S.N. : En même temps, c'est la mariée qui existe dans "les Noces funèbres" de Tim Burton qui fait des films d'animation. Dans celui-ci, il y a deux mariées, l'une qui sort des ténèbres, mi-squelette, mi normale avec un petit ver qui lui sort de l'œil. En fait, ma mariée a aussi un côté mort, elle a un bras et une jambe/squelettes. Parfois, je me demande si ce n'est pas ma conception du mariage ? Est-ce que l'on perd une partie de soi ? Peut-être !
J.S-R. : Et votre sirène serait celle qui fait les voyages à votre place ?
S.N. : Peut-être ? Je n'ai pas très bien compris le sens à donner à la sirène ! Et quelle était ma part en elle ? Peut-être le découvrirai-je plus tard ? En tout cas, quelque chose l'empêche de marcher, parce qu'elle a une queue.
J.S-R. : Mais elle est plantureuse par rapport aux deux autres qui sont…
S.N. : Oui, elle est très différente, avec ses lunettes de soleil. Elle fait un peu star. A l'origine je l'avais conçue pour être assise dans une bassine d'eau. Et je l'ai mise debout par manque de place ! J'ai trouvé qu'ainsi elle était parfaite, et maintenant je l'expose à la verticale. Je trouve amusant de voir comment, parfois, le hasard nous fait changer nos plans.
J.S-R. : En effet, et cela lui donne un petit air olé-olé !
S.N. : En tout cas, moi, je m'amuse beaucoup ! J'ai beaucoup de plaisir à travailler !
J.S-R. : Dernière série, ce sont vos petits masques sur papier.
S.N. : Ce sont des "calavéras"(¹), donc des têtes de mort mexicaines. Que j'ai faites en collages de tissus. C'est un travail que je suis en train de faire et je vais en venir à de grands personnages : je vais faire "ma Frida Kahlo" parce que c'est une femme qui m'a complètement bouleversée, sa vie, son travail ! Et d'autres personnages de femmes que tout le monde connaît. Pour l'accompagner, j'avais envie de faire des petites choses avant de me lancer. C'est un peu un essai, parce que je pense en faire de plus grands. Faire une petite installation avec ma Frida et des cadavéras derrière. Puisqu'elle a tout de même frôlé la mort.
J.S-R. : J'admets qu'ils sont tous linéarisés et réduits à leur plus simple expression. Mais, tout de même, ils ont tous le nez en cœur inversé ! Pourquoi ?
S.N. : Je ne sais pas encore ! Je les ai bien faits comme vous les décrivez ! En fait, j'ai une manière de travailler très spontanée, et je réfléchis plutôt après ! J'ai une foule de choses dans la tête. Je ne dessine jamais. Et c'est une fois que c'est fait que je regarde ce que j'ai fait, et je peux comprendre pourquoi je l'ai fait ainsi. Comme j'ai fait ces cadavéras la semaine dernière, je ne sais pas encore !
J.S-R. : Rendez-vous l'année prochaine ?
S.N. : Ce qui me semble drôle, c'est qu'en numérologie, on parle de cycles de neuf ans. Et il y a neuf ans, j'étais en année neuf, donc en fin de cycle, et j'ai fait un squelette ! J'étais enceinte, et j'allais terminer ma vie de femme en couple sans enfant ! J'ai compris après pourquoi j'avais fait un squelette, alors que j'étais enceinte. Cette année encore, je suis en année neuf et je vais changer de vie. Je vais laisser derrière moi mes vingt-cinq ans de Parisienne, pour aller m'installer à Toulouse. Et je fais des têtes de mort ! Quel peut être le lien entre tout cela ?
J.S-R. : Y a-t-il maintenant d'autres thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
S.N. : Je pourrais peut-être ajouter que je suis autodidacte, que j'ai commencé à trente ans, suite à un changement de vie radical, un voyage en Afrique qui m'a bouleversée. Comme je vous l'ai dit, je faisais de la communication, et je me suis rendu compte que ce n'était pas ce chemin que je voulais prendre ; que je serais malheureuse si je continuais dans cette voie. E ce moment-là, j'ai eu une période de chômage où j'ai commencé à "bricoler" ; et depuis, je m'appelle "bricoleuse". Et je sais que, maintenant, cette vie de création ne me quittera plus !
ENTRETIEN REALISE DANS LES ECURIES DU CHATEAU DE BANNE, AU COURS DU FESTIVAL BANN'ART, LE 11 MAI 2013.
(¹) Les calaveras, dans leurs différentes formes, sont des symboles du Jour des morts et de la culture mexicaine officielle mise en place dans les années 1920 par les gouvernements nationalistes issus de la révolution de 1910 qui cherchaient à unifier le pays en lui donnant notamment une culture plus uniforme.
«Calavera» désigne en espagnol un crâne humain ou «tête de mort» («une tête humaine entière dépouillée de sa chair et de sa peau»).
Par métonymie, «calavera» désigne également une figurine à la tête de squelette" (bien que «calaca» désigne dans la vie quotidienne un squelette entier ou la représentation d'un personnage entier sous forme de squelette).
•Les calaveritas de azúcar («petits crânes en sucre»), également appelées calaveras de dulce («crânes en sucrerie») ou calaveras de alfeñique («crânes en pâte de sucre»), sont utilisés pour orner les autels lors du Jour des morts, et peuvent être mangés ; «Calavera » peut se référer à toute représentation artistique de crânes, comme les lithographies de José Guadalupe Posada ;
• Les «calaveras literarias» sont des poèmes composés à l'occasion du Jour des morts mais destinés à moquer les vivants.