Jeanine Smolec-Rivais : Votre nom semble indiquer que vous êtes d'origine étrangère ? Grecque, peut-être ?
Carina Tornatoris : Non, Argentine. Quand mon arrière-grand père est arrivé dans ce pays, il a été noté comme "Tornatoris", mais c'est "Tornatore". C'est, en fait, très italien.
J. S-R. : Quelqu'un m'a fait remarquer, hier, que vos œuvres ressemblent beaucoup à celles de Rustin. Connaissez-vous ses œuvres ?
C.T. : Oh ! Que oui ! Oh ! Que oui ! C'est une des personnes que j'admire le plus actuellement, en terme de peinture. Et, malheureusement, il n'y a plus beaucoup de peintres comme lui. C'est donc un très grand compliment que vous me faîtes, à travers votre interlocuteur.
J. S-R. : Il est vrai que les attitudes, les têtes essentiellement, pas vraiment les corps, sont toujours dans une position un peu misérabiliste ; ce qui, déjà, vous rapproche de lui.
C.T. : Oui.
J. S-R. : Ensuite, il y a ce travail apparition/disparition par rapport aux couleurs.
C.T. : Tout à fait, oui. Je ne pense pas qu'il y ait une ressemblance évidente avec Rustin. Mais il est vrai que lorsqu'on admire un artiste, il y a peut-être des "familles" qui se relient entre elles par le travail. Et vous venez de mentionner deux mots : "apparition/disparition" et la technique, peut-être, de l'encre, pourrait faire penser à un effacement. C'est tout à fait dans le sujet de ce que j'essaie de retranscrire sur une partie de l'histoire de l'Argentine. Où ces disparitions ont eu lieu. Où, depuis quelques années, on commence à retrouver des bébés disparus. Ces bébés que je peins évoquent ceux qui ont été enlevés pendant la dictature.
J. S-R. : Vous diriez donc que votre peinture est politique ?
C.T. : Je dirais que mon respect pour les personnes qui se sont engagées, qui cherchent les disparus, qui font un travail de mémoire à travers le pays, respire à travers mes peintures.
J. S-R. : J'allais parler de "mémoriel", mais vous avez prononcé le mot "mémoire".
C.T. : C'est cela. C'est une sorte d'engagement. Devoir de mémoire. Respect surtout. Mais je ne peux pas dire que ce soit du politique.
J. S-R. : Vous parlez sans accent. Vous vivez donc en France depuis longtemps ?
C.T. : Depuis vingt-deux ans.
J. S-R. : Vous étiez donc encore enfant, quand vous êtes venue ?
C.T. : Non, j'avais vingt-deux ans !
J. S-R. : Donc vous êtes quarantenaire ?
C.T. : J'ai presque quarante-cinq ans.
J. S-R. : Est-ce par nostalgie que vous semblez suivre de près l'histoire de votre pays d'origine ?
C.T. : On pourrait parler de nostalgie. Mais je pense aussi que c'est la possibilité que l'on a de dire les choses avec le recul. Recul géographique, et recul du temps. Ce qui nous permet de dire ce qui nous habite d'une manière différente de ce qu'elle serait si l'on était dans le pays.
J. S-R. : On pourrait dire que vous avez vécu les disparitions ; et que, maintenant, vous suivez les retrouvailles ? Ou plutôt les redécouvertes, puisque malheureusement beaucoup doivent être des cadavres ?
C.T. : Dans le cas des enfants, ce ne sont pas des cadavres. C'étaient des enfants que l'on a enlevé dans les années 75. Qui ont été enlevés par des militaires. Et qui ont été élevés aussi par beaucoup d'entre eux. Des enfants devenus adultes qui découvrent, aujourd'hui que leurs parents génétiques ont été torturés par leurs parents adoptifs. Ce sont des identités voilées qui peuvent, aujourd'hui être vus dans une réalité, à travers le travail des grands-mères de la Place de Mai.
Je ne peux pas dire que j'ai vécu les disparitions, sauf de manière contemporaine. J'avais huit ans au début des disparitions ; quinze au début de la démocratie. J'ai vécu de manière contemporaine ces disparitions ; et aujourd'hui je suis contemporaine des personnes qui découvrent leurs vraies identité.
Après, ce sont des interprétations personnelles. Ce qui est drôle, c'est que lorsque les enfants voient ce travail, ils disent que c'est très beau. Mais ils ne disent pas la tristesse. Ce qui m'intéresse, c'est en tant qu'adulte que je fais ce travail, et c'est parfois le regard de l'adulte qui évoque l'absence. Et cette absence-là, il n'est pas évident de la retranscrire avec bonheur. Du moins n'est-ce pas ce qui me vient ! Je ne peux pas dire que je "décide" de faire ce travail-là. C'est ce travail-là qui s'"est imposé" à moi !
J. S-R. : C'est un travail à l'encre de Chine ? Les bruns aussi ?
C.T. : Oui pour les encres. Mais les bruns sont des mélanges entre du brou de noix, du café, du maté ou parfois des choses du quotidien…
J. S-R. : Si nous suivons votre raisonnement qui fait que vous leur donnez une identité, pour chacun, demeure un manque que nous avons appelé tout à l'heure "disparition" : une partie d'eux est vivante, une partie n'est toujours pas là. Et tous sont dans une situation de tristesse. Cela signifie que même le fait de recouvrer leur identité, ne les satisfait pas ; parce qu'il y a eu un moment où ils étaient dans une fausse vie ?
C.T. : Ces évolutions de vies sont, je ne dirai pas indépendantes de ce travail, mais l'impression que ce que je présente ici montre plus de celui qui a perdu l'enfant. Ces parents qui ne savent pas ce que ces enfants sont devenus. Ces grands-parents qui ignorent si ces disparus sont morts ou vivants ? Vous parliez tout à l'heure de ce qui leur manque. On peut effectivement penser qu'il s'agit de ces enfants-là ; mais j'ai l'impression qu'il faut se placer du côté de celui qui les a perdus.
J. S-R. : En fait, que l'on y pense de mon point de vue ou du vôtre, il manque toujours quelque chose. Il y a un vide.
C.T. : Un vide, oui. Mais il manque une grande part de vérité dans ce qui s'est passé. Il manque encore que justice se fasse. Il manque peut-être que quatre-cents des cinq-cents enfants enlevés soient retrouvés, parce que cent-sept seulement l'ont été !
J. S-R. : Que signifie pour vous le fait de les montrer tous complètement nus ?
C.T. : C'est une question pertinente, parce qu'elle montre encore une fois quelque chose que je ne décide pas. Mais qui, à mon avis, a à voir avec l'essentiel de l'humanité : nous sommes ainsi, nous nous protégeons pas des vêtements, mais la pureté, le côté existence pure a rapport avec la nudité. Et puis, cela a un rapport avec le côté bébé : quand on naît, on est nu.
J. S-R. : Vous voulez dire que, quel que soit l'âge auquel ils sont parvenus, ils étaient sans protection, sans défense ?
C.T. : Peut-être ? Les discussions et les échanges me permettent parfois de me poser des questions. Ce ne sont donc pas forcément des réponses toutes faites que je peux formuler, parce qu'elles évoluent en fonction du regard que le visiteur peut porter sur mon travail.
J. S-R. : Je remarque que tous, sauf deux, sont de face. Tous les deux regardant vers le visiteur. Pourquoi ce parti-pris ? En fait, quand je considère votre mise en scène, je constate que tous vos personnages sont côte à côte, mais qu'aucun ne regarde les autres. Est-ce pour exprimer la solitude ?
C.T. : Je ne sais pas si c'est un choix de mise en scène ? Je crois qu'ils sont comme nous tous qui sommes seuls face à notre destin, face à notre propre réalité ? Peut-être est-ce de cela dont il s'agit ? Je ne suis pas dans une construction de mise en scène, mais j'essaie de faire en sorte que l'on puisse les regarder d'une manière assez frontale.
J. S-R. : En fait, vous voulez que ce soit vous qu'ils regardent ? Vous qui vous préoccupez d'eux.
C.T. : Peut-être que de cette façon-là, je vais appeler celui qui regarde, pour que nous nous en occupions tous ?
J. S-R. : Il y a tout de même quelque chose de très psychologique, de très personnel dans ce travail ?
C.T. : De très intime. On retrouve, en somme, une famille. C'est en vous le disant que je prends conscience de cela et du fait que cela fait du bien à l'artiste. Et peut-être du bien quelque part ailleurs.
J. S-R. : Mais de toute façon, il y a une grande solitude pour tous. Ils sont seuls au milieu de leur cadre, sans aucun contact avec qui que ce soit, leur seul recours est donc de vous regarder !
C.T. : Voilà !
J. S-R. : Et vous de les regarder.
C.T. : Oui. Et j'espère qu'ils nous interpellent.
J. S-R. : Oui. Quand je suis arrivée, hier, alors que vous étiez absente, vos dessins m'ont beaucoup plus impressionnée que vos bronzes ! Parce qu'à partir du moment où vous avez des bronzes, il n'y a plus ce côté gestuel qui est si important.
C.T. : Oui, tout à fait. Le travail du bronze n'est pas le même. C'est plus un travail sur le corps, sur la matière, mais le travail du bronze est tellement long que l'on n'a pas l'immédiateté du geste que l'on retrouve dans les encres.
J. S-R. : J'aperçois quelques tableaux qui, au premier abord semblent abstraits mais qui, ensuite laissent toujours deviner un visage dedans.
C.T. : Oui, ce sont des essais, des croquis, des recherches à travers la couleur qui, pour moi, est plus difficile. Je ne les montre donc pas de la même façon que les encres.
J. S-R. : : Pour conclure, y a-t-il des sujets que vous auriez aimé évoquer et dont nous n'avons pas parlé ; des questions auxquelles vous auriez aimé répondre, et que je n'ai pas posées ?
C.T. : Non, pas du tout. Ce sont des questions qui me permettent d'avancer. Ce sont donc des questions que j'apprécie, mais je n'attends pas de questions particulières.
ENTRETIEN REALISE A CHANDOLAS, AU COURS DU FESTIVAL BANN'ART, LE 11 MAI 2013.