Jeanine Smolec-Rivais : Daniel Faivre, il semble que vous utilisiez, dans votre travail, plusieurs éléments qui trompent votre monde, la première étant le matériau : De loin, ils ont l'air d'être en terre, mais finalement il me semble qu'ils soient en textile ?
Daniel Faivre : Oui, au départ, je prends généralement une branche de bois que je découpe en petites rondelles comme du saucisson. Je prends une tige d'acier sur laquelle j'enfile ces petites rondelles. Avec de la colle à bois, je mets dessus de la toile de lin. Puis, je passe dessus une couche de vernis. Tant qu'elle est humide, je saupoudre le tout de sciure de bois, qui s'agglomère dessus, et forme une croûte. Et je termine avec des pigments acryliques et des liants. Ce travail donne la patine que vous voyez, car l'essentiel de mon travail concerne le vieillissement, tout ce qui serait un peu ruines, etc.
J.S-R. : Mais je ne vois pas dans vos œuvres, la volonté que vous affirmez de témoigner du passage du temps ! Vos bois me semblent neufs, vos socles et vos personnages aussi : Pourquoi dites-vous que vous voulez témoigner du passage du temps ? Et comment pensez-vous le faire ?
D.F. : C'est surtout en jouant sur les patines. Parce que, bien souvent, les gens se demandent si c'est du bois, du métal, de la terre cuite, parfois même du bronze ? C'est là que c'est intéressant : Avec le tissu, j'arrive à obtenir des matières dont l'aspect n'a plus rien à voir avec lui. Je peux même avoir des reflets métalliques !
J.S-R. : J'ai regardé vos titres, qui me semblent presque aussi importants que les œuvres : Vous êtes dans une recherche très culturelle –ce qui vous exclut de l'Art brut !- . Vous avez de nombreuses références à la Mythologie. D'autres, "au Japon des années 60" : Expliquez-nous ces deux influences ?
D.F. : La danse Buto des années 60 (¹) est une manifestation qui est parvenue au Japon à partir du moment où les Américains sont arrivés, apportant leur culture. Il y a eu une réaction dans la jeunesse. Elle est partie en Europe, a étudié la danse moderne, la danse classique. Elle a pris contact avec les différentes littératures. Elle est revenue au Japon, et créé un mouvement appelé le Buto. Ce peut être à la fois de la danse, des scènes mimées, toujours quelque chose de très particulier. Le Buto est le besoin de se recentrer sur soi-même. Ce sont des danses très lentes, où les gens se mettent en économie, même respiratoire. A Paris, on a pu voir le groupe Sankai juku…
J.S-R. : Je les ai vus dans les années 70 !
D.F. : C'est ce genre d'esprit qui m'interpelle et que j'esquisse dans mon travail.
J.S-R. : Mais eux, étaient complètement peints en blanc, ce qui n'est pas le cas pour vos œuvres !
D.F. : Non, j'ai pris le contraire : les corps sont noirs, et ce sont simplement les faces qui sont crayeuses. Je l'appelle la danse du "grot chur" qui était le nom d'origine de ces danses. Mais j'ai fait ces corps noirs pour coller de très près aux titres. Et le masque blanc donne un peu un caractère à la "michi gurin".
J.S-R. : Et la Mythologie ?
D.F. : Pour moi, les textes sont une nourriture. Je me suis donc plongé dans la Mythologie, en essayant de moins m'imprégner d'images, mais en lisant beaucoup de textes. Il y a, là, tout un réservoir d'imaginaire que je travaille : grecque, romaine, même orientale. C'est ce que je travaille actuellement, et je vais un peu dans tous les sens. Et puis, à un moment donné, je suis carrément allé sur les lectures de Dante : A propos des Enfers, il y a vraiment matière à travailler.
J.S-R. : Vous avez deux sortes de sculptures, les murales et celles qui sont sur pied. Mise à part la murale centrale qui est magnifique, les deux latérales me semblent entièrement faites d'une sorte de boudinage. Ce qui oblige les visiteurs à les scruter longuement pour discerner par exemple les deux têtes au milieu de l'une d'elles.
D.F. : Oui, c'est un jeu. Un peu comme un rébus. De temps en temps, je fais ainsi des incartades : j'ai une idée, je me mets dessus. Pour l'une de ces sculptures, j'ai tiré les brindilles dont elle est faite, de l'élagage annuel de mon jardin. J'ai récupéré un maximum de racines, de branches en tous sens.
Je me fais à la base, un dessin en carton assez épais. Je colle dessus ces branches en épaisseur. Et je monte en épaisseur jusqu'à obtenir un volume, donc un relief. C'est la dernière qui me reste, d'une série que j'avais intitulée "Lianes/Racines".
J.S-R. : Les Erinyes, au milieu, me semblent paradoxales. Vous avez les trois Erinyes bien cadrées, avec des visages que l'on pourrait dire morts à cause de leurs yeux vides, mais dont les bouches parlent. Par contre, vous les avez collées sur une plaque sur laquelle je vois, entre autres, un dieu inca… Sommes-nous complètement dans un autre monde que vous avez assimilé ?
D.F. : C'est en effet une fantaisie. De temps en temps, j'essaie d'expérimenter des mélanges. Et comme j'ai une énorme documentation sur tout ce qui touche à la Mythologie, même d'Amérique latine et d'Asie, de temps en temps je puise dans tous ces glyphes et ces pétroglyphes et je les ressors à ma manière en les déformant et en jouant un peu avec. C'est un jeu un peu ludique par rapport à tout cet ensemble. J'aime bien de temps en temps mixer les choses, et en tirer quelque chose qui m'est propre. Les Erinyes, effectivement; semblent sortir d'un tombeau, après qu'Athéna leur ait demandé de cesser d'être violentes, et de devenir les protectrices d'Athènes. Elles ont donc été obligées de se tuer pour renaître sous une forme plus agréable, plus protectrice. J'ai donc joué sur la Mythologie à ce moment-là.
J.S-R. : Cependant, si ma mémoire est bonne, les Erinyes étaient des femmes ? Or, là, vous avez manifestement trois hommes !
D.F. : Oui. J'ai accentué les caractères. J'ai essayé de faire quelque chose de violent, sans trop m'occuper du féminin !
J.S-R. : Donc, en fait, vous partez d'une histoire de la Mythologie, mais vous vous sentez tout à fait libre de l'adapter à votre guise ?
D.F. : Oui, tout à fait. Je prends ma liberté par rapport à ce qui est "connu".
J.S-R. : Dans ce cas, pourquoi gardez-vous le titre ? Ne vous a-t-on jamais reproché de procéder ainsi ?
D.F. : Non, pas encore ! En fait, je veux garder la base, quitte à la déformer ensuite. Mais j'assume cette contradiction.
J.S-R. : Pour les sculptures en pied, mises à part deux qui font partie de votre travail d'après Dante, les autres me semblent beaucoup plus linéarisées, tordues… Je vois un personnage qui est sur la tête de son cheval…
D.F. : C'est chaque fois un jeu, une fantaisie. J'aime bien aussi le cinéma de Méliès, et de temps en temps, je m'en inspire un peu. En fait, je vais piocher dans tout ce qui m'intéresse !
J.S-R. : Vos personnages sont torturés physiquement ; mais en même temps, j'ai l'impression qu'ils le sont moralement, parce que l'un d'eux tient sa tête comme Jean-Baptiste après qu'il ait été décapité par Hérode !
D.F. : Oui, là c'est plutôt une fantaisie. Ce n'est peut-être pas un personnage torturé, juste mystérieux et un peu étrange ?
J.S-R. : Parlons de ce que je crois être deux guerriers enchaînés et en train de combattre ?
D.F. : Non, là je m'inspire un peu des créatures de Jérôme Bosch. J'aime bien ses dessins et ses créatures. De temps en temps, j'essaie de faire quelque chose à ma manière en prenant inspiration ici ou là. Ce peuvent être presque des animaux, ou des personnages zoomorphes, anthropomorphes, un peu étranges.
J.S-R. : La question que je me pose concerne vos référents que vous évoquez sans arrêt. N'avez-vous jamais été tenté de créer des œuvres sans passer par Dante, Bosch, etc. ?
D.F. : Je fais cela parce que les gens me questionnent beaucoup quand je fais des expositions. Quand j'ai commencé à mettre quelques textes, je me suis aperçu que cela les intéressait vraiment. C'est pourquoi j'essaie de documenter ce que je fais de façon à les intéresser un peu plus.
J.S-R. : Je trouve dommage qu'on ne vous voie qu'"à travers" l'idée de quelqu'un d'autre !
D.F. : Cela ne me gêne pas trop, parce que je pense que ce que je fais a suffisamment de caractère pour se passer des textes. C'est tellement déformé ! Et comme c'est un style bien particulier où on me reconnaît assez facilement maintenant, que le texte ne sert plus qu'à documenter ce que je fais.
J.S-R. : Vous avez mis un unique dessin au crayon à papier. Pourrait-on dire qu'il résume tous les fantasmes que vous avez placés dans les sculptures ?
D.F. : Non. J'ai travaillé pendant quarante ans dans la publicité comme illustrateur. Donc, pour me défouler maintenant que je suis à la retraite, je fais beaucoup de sculptures, mais je commence à revenir au dessin. Celui-ci est le premier que j'ai commencé à faire. Je prévois toute une série avec des corps humains et des morceaux d'insectes. De l'Hyperréalisme. De temps en temps, je teste sur papier ce que je fais en sculpture. Je tente des amalgames qui viennent de tous pays, de tous horizons. Disons que j'aime bien la recherche, aller un peu plus loin par rapport à ce que je fais.
J.S-R. : Question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
D.F. : Des thèmes que je vais peut-être aborder plus tard, ce sera dans le cinéma, parce qu'il y a beaucoup de choses qui m'intéressent. Surtout dans le cinéma allemand et les Expressionnistes des années 20. Il y a des ambiances que j'aimerais bien essayer de retranscrire au niveau esthétique.
J.S-R. : Ce sera difficile, parce que vous pouvez effectivement "vous en prendre" aux personnages, mais dans les films, ils sont dans des ambiances noires, abjectes, avec des lumières à peine distinctes. Vous pensez recréer aussi cette ambiance ?
D.F. : Je pensais faire peut-être des installations. Avec des lumières, des ombres, des éclairages particuliers. Où il y aurait un mélange de dessins et de sculptures. J'y pense actuellement, mais je n'ai encore rien mis en pratique. Mais ce serait peut-être un débouché pour la suite de mon travail ?
ENTRETIEN REALISE LORS DU GRAND BAZ'ART A BEZU, LE 7 JUIN 2014.
(¹) Le butō est une danse née au Japon dans les années 1960. Cette « danse du corps obscur » s'inscrit en rupture avec les arts vivants traditionnels du nô et du kabuki, qui semblent impuissants à exprimer des problématiques nouvelles. Né en réaction aux traumatismes laissés par la Seconde Guerre mondiale, le butō est fondé par Tatsumi Hijikata (1928-1986), avec lequel collabora Kazuo Ōno (1906-2010). Le terme japonais butō (舞踏) est composé de deux idéogrammes ; le premier, bu, signifie « danser » et le second, tō, « taper au sol ». Il désigne depuis le XIXe siècle les danses étrangères importées au sein de l'archipel. À sa naissance, le butō a été nourri par les avant-gardes artistiques européennes (parmi lesquelles l'Expressionnisme allemand, le Surréalisme, la littérature des écrivains maudits d'Occident). (Wikipédia)