SEBASTIEN LORRAINE et JULIA JUDET, peintres et sculpteurs
ENTRETIEN AVEC JEANINE SMOLEC-RIVAIS
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Jeanine Smolec-Rivais : Sébastien et Julia, vous avez opté pour un entretien en commun, parce que vous travaillez ensemble. Ce qui est rarissime. A part le couple Staelens, je ne connais pas d'autre couple qui travaille dans une telle osmose. Expliquez-moi comment vous fonctionnez.
Julia Judet : Nous commençons souvent par trouver une composition. Nous cherchons des images qui nous plaisent à tous les deux. Nous les mettons en forme au crayon, pour faire un dessin. Puis, nous le reproduisons en grand.
J.S-R. : Quel est le rôle de chacun, dans ces compositions ?
S.L. : Généralement, jusqu'à aujourd'hui, c'était moi qui m'occupais de tout ce qui était recherche.
J.S-R. : Le thème, en fait ?
S.L. : Le thème, c'est-à-dire à quoi ressemblera le dessin. Le travail en commun commence dès que nous nous mettons à construire le tableau. La mise en couleur…
J.S-R. : Qu'est-ce que vous appelez "le travail en commun" ? Est-ce que cela signifie, "moi je fais le lapin et toi le cactus" ? Ou bien "nous travaillons tous les deux sur le lapin et sur le cactus" ?
S.L. : Par exemple, pour la fresque que nous avons intitulée "La fresque du désert", nous travaillions en même temps. Il pouvait arriver que l'un puisse repasser sur ce que l'autre a déjà fait. Alors que, pour d'autres, nous nous sommes donné des zones où chacun avait l'exclusivité.
J.J. : Ou alors, si l'un a envie de peindre quelque chose, il dit à l'autre : "Moi je m'occupe de cette partie, parce que j'en ai envie".
J.S-R. : Peut-être que je me trompe, mais il me semble que sur cette fresque que vous venez d'évoquer, l'un de vous a fait la tête pleurante ; et l'autre aurait fait le personnage qui est beaucoup plus léché ?
S.L. : C'est exactement cela : le personnage léché, c'est Julia ; et le personnage en couleurs qui pleure, c'est moi. Dans cette fresque, chacun de nous a essayé de créer des zones un peu plus remarquables.
J.S-R. : Cela signifie-t-il que chacun aurait envie de se singulariser ? De ne plus travailler à deux, puisque vous avez la volonté de laisser des zones plus visibles que sur les œuvres communes ?
S.L. : Nous sommes, en effet, en train de tendre vers cette idée : continuer à faire des choses à deux, mais que la capacité de chacun, sa façon d'aborder la peinture, soit quand même visible. Voir, en fait, plus qu'avant, chaque identité.
Jusque-là, nous créeions des images à deux, dans l'envie qu'elles soient vivantes, attrayantes, avec l'idée que cette création soit perçue par le public, comme étant l'œuvre d'une troisième personne, qui ne serait pas vraiment nous. La fusion de nous deux, en fait.
J.S-R. : Hier, j'ignorais que vous travailliez ensemble. Quand je vous ai vus installer cette grande œuvre, dont j'ignorais qui de vous deux était l'auteur, j'ai trouvé bizarre certaines différences entre des éléments. Mais j'aurais plutôt pensé qu'il s'agissait d'un travail masculin ? Allez-vous me tomber dessus à bras raccourcis si je dis qu'il existe des passages féminins, et d'autres masculins ?
J.J. : Non. Il m'est arrivé de penser que certains travaux étaient féminins, alors qu'ils n'en était rien !
J.S-R. : En somme, actuellement, vous n'avez pas vraiment envie que l'on reconnaisse ce qui est spécifiquement vôtre ? Et, cependant, vous êtes d'accord avec Sébastien pour dire que vous allez cesser de travailler ensemble ?
J.J. : Non, pas arrêter. Mais nous assurer que, dans nos travaux à deux, les deux styles apparaissent. Contrairement aux premières peintures que nous avons faites, où…
S.L. : Les deux identités étaient confondues.
J.S-R. : Mais n'arriverez-vous pas à un résultat hétéroclite, si vous insistez pour qu'une partie soit faite par l'un, et qu'il soit évident que ce n'est pas l'autre ?
S.L. : C'est là tout le chemin, tout le travail, d'arriver à ce qu'il y ait les deux identités ; et que sur certaines zones de la toile, nos quatre mains continuent de se rencontrer ! Qu'il n'y ait pas de frontière. Parvenir à avoir les deux en même temps.
J.S-R. : Les deux fresques que vous avez apportées, ne me semblent pas de la même facture. Celle où je vois un personnage léchant le doigt d'une espèce de gnome, me semble tripale, au point d'en être morbide. Alors que l'autre me semble plus orientée vers la bande dessinée… Il y a de l'horreur, mais elle est… en couleurs !
J.J. : La seconde, je l'ai faite toute seule, et elle apporte beaucoup plus de lumière. Je l'ai voulu lumineuse tout au long des moments où je l'ai peinte, et au final, elle est très colorée.
J.S-R. : Cela avait l'air d'une boutade, mais en fait l'horreur de celle que vous évoquez est plus supportable en couleurs. C'est en fait, une réalité de notre génération. Quand je vois cet homme dont la bouche est en fait un sexe, je me dis : "Pourquoi pas ?". En fait, nous en arrivons à être complices de l'horreur qui peut sortir de la tête d'un artiste !
S.L. : Dans la fresque de Julia, on la retrouve beaucoup plus. On sent davantage sa personnalité. Avec ses personnages et les corps qui s'emmêlent.
On retrouve un peu les mêmes thèmes dans l'autre fresque. Là où vous avez raison, c'est que moi, je suis très ouvert à tous les univers, à tous les styles, je ne suis pas du tout limité, je suis proche des Mangas, de la Bande dessinée… Mêler ce qui peut être morbide, à des thèmes comme la sexualité, et que tout à coup, il y ait une espèce d'hurluberlu ou des couleurs qui ne correspondent pas… des corps disloqués avec des passages d'humour…
J.S-R. : Ces trois grandes œuvres étaient les pièces maîtresses de votre apport. Mais tous les petits personnages qui sont accrochés, sont différents. Pour l'un, je me dis que c'est une peinture, mais cela aurait pu être une photo tellement il est hyperréaliste. En fait, ce qui est surprenant dans votre travail, c'est que vous pouvez passer de ce qui, a priori, semble un petit peu sage comme la petite fille près de son escargot ; à un dessin tiré tout droit de Jérôme Bosch !
J.J. : Pour parler de ce tableau, peut-être faut-il préciser qu'il est destiné à devenir une pochette d'album ? Nous nous sommes donc laissés influencer par la musique.
J.S-R. : Qui était le musicien qui correspondait à l'œuvre où est la petite fille ? Et qui à celui du dessus ?
S.L. : C'est le même groupe ! Mais leur musique a évolué. Et nous-mêmes ayant évolué, l'imagerie n'est pas la même. Et c'est toujours rattaché à cette dualité entre quelque chose de calme, et un élément d'horreur ; quelque chose d'un peu dur qui peut survenir d'un moment à l'autre.
J.S-R. : Je vois que vous proposez aussi des sculptures. Comment vous définissez-vous ? Vous dites-vous peintres, ou sculpteurs ?
J.J. : Jusque-là, nous étions artisans, donc un peu à part. Et je ne me vois pas me dire "artiste-peintre" !
S.L. : Nous avons toujours beaucoup de mal à nous assumer !
J.S-R. : Qu'entendez-vous par "nous étions artisans" ? Que faisiez-vous ?
J.J. : Nous bricolons. Pour moi, c'est du bricolage.
J.S-R. : Et ce seraient ces sculptures qui feraient partie de votre bricolage ?
J.J. : Oui. Même pour les peintures ! Je les fais pour le plaisir. Mais j'ai beaucoup de mal à me cataloguer.
S.L. : Il est vrai que c'est très dur de se retrouver dans ce carcan. Pour moi aussi, la peinture est du bricolage, je fais avec ce que j'ai ! Nous n'avons pas forcément les bons outils… Et même si nous sommes là aujourd'hui, nous n'y sommes pas en tant que peintres. Nous sommes des petits êtres humains qui essayons de faire ce que nous pouvons avec nos doigts, nos mains, en essayant de faire travailler notre imaginaire. En espérant que nous puissions toucher ceux qui voient notre travail.
J.S-R. : Cependant, les sculptures ne sont pas non plus dégagées de beaucoup de psychologie ! Il y a des pendus, des nus, des personnages plus ou moins souffrants…
S.L. : Les sculptures sont vraiment des éléments que développe Julia !
J.S-R. : Vous avez été influencée par des lectures ? Des tableaux que vous avez vus ?
J.J. : Non. Les sculptures sont vraiment venues spontanément.
J.S-R. : C'est de la Récup', alors ?
S.L. : Oui, elles sont vraiment venues toutes seules ! Ce sont des personnages qui apparaissent quand je suis en train de créer. Je suis devenue vraiment "accro" à ce travail ! Voir apparaître un visage, un corps… Je ne vois pas le personnage en imagination, avant de le créer.
J.S-R. : Vous ne feriez donc pas de dessins, par exemple, comme vous le faites pour les grands tableaux, pour parvenir à tel personnage ? Vous partez directement du matériau ?
J.J. : Oui, oui !
S.L. : Elle a vraiment du plaisir à récupérer de petites pièces à droite à gauche !
J.S-R. : C'est donc une glaneuse, en plus d'être une artisane?
S.L. : Et quand elle se lance, elle s'approche, commence à chiffonner, à mettre du scotch… Vous revenez au bout d'une heure, et vous ne savez toujours pas à quoi va ressembler le personnage ! Petit à petit, avec le choix d'une couleur, d'une forme, l'ajout d'une petite perle, tout s'organise !
J.S-R. : Je trouve sidérantes les petites peintures qui accompagnent les trois grandes œuvres, pour lesquelles je ne vois pas d'autre mot que le mot "malsain" ! Elles sont malsaines ! Ce mot, bien sûr, n'a rien de péjoratif ! Il y a tellement de psychologie dedans ! Et il y a à chaque fois une seconde lecture, après ce qui apparaît comme évident au départ !
S.L. : C'est amusant que vous voyiez ces œuvres de cette manière. Comme je vous l'ai dit, j'ai été influencé par beaucoup de choses ; et il y a quelques années, je me suis beaucoup intéressé à l'histoire de l'art. Et forcément, dans l'histoire de l'art, il y a toute la période classique avec tout l'art christique. Sans doute; tout cela doit-il transparaître, sans que je m'en rende vraiment compte. Je n'oublie pas non plus l'art tribal. Quand j'ai voulu faire un masque, cela m'a paru évident.
J.S-R. : Ceci dit, il me fait penser à tout sauf à l'Art africain !
S.L. : Ce qui prouve qu'il peut toujours y avoir plusieurs niveaux de lecture face à une même œuvre ! Je ne m'attendais pas à ce que nos œuvres soient perçues de cette façon.
J.S-R. : L'ensemble des œuvres sont évidemment très psychologiques ; je dirai même, pour certaines comme ce personnage en train de lécher, presque psychanalytiques ! Or, vous êtes à deux auteurs, qui semblez très différents : l'un très extraverti ; l'autre, Julia, plus introvertie. Quand vous avez terminé une œuvre, seuls ou en commun, avez-vous tous les deux le sentiment d'avoir vidé vos tripes sur l'œuvre ?
J.J. : Cela dépend. Oui, souvent.
S.L. : Nous ne nous en rendons pas trop compte. Mais certainement que chaque œuvre que nous créons est un petit pas sur notre chemin. Nous devons certainement nous délester de pas mal de choses. Mais nous ne passons pas des heures à analyser ce qui en jaillit. Nous essayons de faire la chose du mieux possible. C'est pourquoi nous sommes très contents d'être ici aujourd'hui, parce qu'il y a très rarement des gens qui s'attardent à essayer de décrypter nos œuvres. Y voir ce qui est tout au fond ! Mais il y a, certainement en effet, une histoire bien à nous ?
J.J. : Tout à l'heure, nous parlions de vendre, etc. Mais il y a des tableaux comme celui où le personnage lèche le doigt, dont je pourrais me séparer, mais ce serait un vrai crève-cœur ; et il restera toujours dans ma tête ! Quand je l'ai eu terminé, je l'ai longuement regardé, je ne sais pas pourquoi, mais il m'est très précieux.
J.S-R. : En fait, ce personnage que nous avons évoqué à plusieurs reprises, pourrait presque être réel, par rapport à son vis-à-vis qui fait penser à ET, et qui est complètement fictionnel. En tout cas monstrueux.
J.J. : Je ne le trouve pas fictionnel, en fait !
J.S-R. : Certes, des gens pourraient naître aussi monstrueux qu'il l'est!
J.J. : Il est difforme, bien sûr !
S.L. : Ce qu'il faut préciser, c'est que nous sommes attirés par toutes les bizarreries de la nature. De toute façon, c'est inévitable : tout ce qui est visages, corps… attire tous les artistes, quels qu'ils soient. Et nous, nous sommes vraiment attirés par tout ce qui est monstrueux. Les difformités, les maladies. Jusqu'où le corps humain peut se transformer. Loin de la beauté des dieux grecs…
J.J. : Je me souviens très bien que lorsque j'ai fait ce corps, je n'avais rien prémédité. Je n'ai pas fait de recherches.
J.S-R. : Vous voulez dire que lorsque vous travaillez seule, c'est beaucoup plus spontané que lorsque vous travaillez à deux ?
J.J. : Pour moi, oui ! Sébastien un peu moins !
S.L. : Je pense que cela vient de mon parcours scolaire. J'ai gardé cette espèce de méthode de travail. Toujours faire des recherches, aller voir comment Bosch aurait fait. Regarder les couleurs de tel tableau. Rassembler tout cela et y mettre ma patte personnelle. Faire un croquis très rapide, qui va vite devenir un tableau.
J.S-R. : Question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
J.J. : Non, je ne crois pas ?
S.L. : Nous n'avons pas l'habitude d'être auditionnés de cette manière. Ce que je trouve formidable, c'est de nous retrouver ici, au milieu d'une multitude de travaux tous différents. Dont certains peuvent tout à fait être classés dans l'Art singulier, voire l'Art brut ; alors que nous ne savons pas vraiment ce que nous faisons. La possibilité qui nous a été donnée d'être ici, est déjà magnifique. Et, assurément, tout ce qui est ici est susceptible de nous "nourrir" !
ENTRETIEN REALISE LORS DU GRAND BAZ'ART A BEZU, LE 7 JUIN 2014.