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LES HISTOIRES NATURELLES DE BETTINA KRAEMER
TEXTE DE JEANINE RIVAIS
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La mémoire. La trace. Quelles difficultés personnelles ? familiales ? sociales ?… se posent donc pour Bettina Kraemer, qu’elle éprouve dans son œuvre, le besoin de « retrouver », comme en des généalogies antédiluviennes qui confirmeraient son caractère et sa présence, les traces de vies depuis longtemps disparues ? Et que, telle une paléontologue très concernée par sa recherche, et désireuse d’en apporter les témoignages, elle expose ses «découvertes»?
Mais ce sont là bien curieuses découvertes ! Et bien curieux supports ! Parfois, l’artiste a trouvé dans la nature, érodés, piquetés de vers, des morceaux de bois dont la forme l’a attirée. Mais, le plus souvent, elle les a réalisés elle-même au moyen de poudres de pierres, de sciures malaxées, encollées et additionnées de pigments qui leur donnent des couleurs de terre … Comme s’il lui était essentiel d’intervenir à tous les stades de la création. Et ce, jusqu’à ce que ces matériaux griffés et pressurés aient l’air d’avoir séjourné dans le sol pendant des millénaires…
Incrustés dans ces panneaux, réduits à l’état d’empreinte à l’instar des fougères géantes des muséums, sont encastrés des êtres humanoïdes. Humains, peut-être, sans pouvoir être définitif, car ils ne sont jamais présentés dans leur entièreté : stylisés, linéaux, réduits à leur ossature ; d’eux ne subsiste qu’une enveloppe parcheminée, souvent déformée, possédant, néanmoins, malgré son aplatissement, une telle densité, qu’elle crée parfois l’apparence d’un corps de chair. Cet ensemble planche/empreinte a l’air si « vrai » que des réminiscences assaillent le visiteur : comme au musée, il aimerait dater cet être fossilisé dont il ignore l’origine et pour lequel l’illusion a joué à fond. Mais cette création n’a d’autre temporalité que celle voulue par Bettina Kraemer.
Laquelle joue également d’un autre et double paradoxe : réduire ces êtres qui sont apparemment toujours féminins, à de simples traces, mais les doter de vie ; affirmer que, pour elle, cette enveloppe charnelle est en même temps spirituelle ; que, de cette certitude dépend toute interprétation et surgit la dualité de la vie et de la mort, récurrente dans les œuvres de cette créatrice : cette femme aux longs seins pendants ("Détachement en attente" ou "Un moment de repos"), coiffée d’une demi-lune, semble en lévitation, sur le point de sortir de son cadre ? Mais l’artiste a posé à ses pieds un caillou ové (comment ne pas voir dans cet « œuf » un symbole de vie ?) au centre de gravillons qui lui font une sorte de nid : dès lors, par association intuitive d’idées, le mouvement de la femme s’effectue résolument vers le sol : pour protéger cet œuf ? Pour l’écraser ?… Et que penser ("Force de pesanteur") de cette autre femme dont l’abdomen contient ce qui, d’évidence, est un crabe ? Faut-il croire que ce chancre lui ronge le bas du ventre ? Que des souffrances intimes, des relations sexuelles pesantes ou malencontreuses… génèrent en elle l’impression d’être littéralement rongée ?… Enigmatique, Bettina Kraemer ne donne aucune clef --d’ailleurs, les possède-t-elle toutes ?— prête à accepter tous les questionnements sans en cautionner aucun ! A d’autres moments, le personnage est fait de minuscules lignes qui évoquent un sexe béant de femme… A la fois (et l’artiste vogue alors dans d’inquiétantes psychanalyses) personnage entier et englouti dans son sexe ; à la fois goule et sexe ; à la fois source de vie et tabou par la présence d’une croix, etc. De sorte que, prenant conscience de l’érotisme ambigu qui sourd de ces « scènes » d’apparence anodine, le spectateur se trouve de nouveau devant plusieurs propositions à décrypter ; et qu’il reste perplexe, car aucune ne semble prévaloir !
Reste l’omniprésence des yeux. Longtemps, leur nombre a varié de un à trois. Mais, pour Bettina Kraemer, doter ses individus de trois yeux, revenait à créer la sensation d’être épiée, comme si deux d’entre eux appartenaient à une présence étrangère trop forte, et contre laquelle il lui fallait lutter ! Peut-être a-t-elle acquis désormais assez de confiance en elle pour résister ? Toujours est-il qu’elle n’en concède plus qu’un seul !
Alors, après avoir évacué un à un tous ces problèmes, est-ce l’apothéose de sa libération morale et psychologique, lorsqu’elle pose au milieu de ses raides « fossiles », un homme/oiseau, léger, gracieux ; aux ailes éployées, au phallus élégamment suggestif ; à la tête tendue vers l’avant comme pour un conciliabule ? Cet « homme », contrepoint des éléments féminins de l’installation, modifie la vision de l’œuvre de Bettina Kraemer ; l’humanise, génère en changeant les rythmes une harmonie nouvelle, inattendue ; comme une musique enfin trouvée !
Tandis que, pour le visiteur qui, au cours de cette circumnavigation et au gré de sa subjectivité a simultanément aimé/refusé, questionné/suggéré… le point d’interrogation reste majuscule. Mais n’est-ce pas l’apanage de toutes les œuvres puissantes, qu’elles ne se laissent jamais tout à fait pénétrer.
VOIR AUSSI TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "LES HISTOIRES NATURELLES DE BETTINA KRAEMER" : BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA : N° 72 Tome 2 de Février 2003 : Rubrique banne 2002 Troisième Festival d'Art singulier. Et aussi : .http://jeaninerivais.fr/PAGES/kraemer.htm