Autour des années 60, des auteurs comme Bertold Brecht, des metteurs en scène comme Jean Vilar, des cinéastes comme Jean-Luc Godard, des peintres comme Andy Warhol... un peu plus tard et plus modestement en France le groupe de peintres D.D.P. dénonçaient les déviances de gouvernants et de citoyens pas trop “délicats”, pas très courageux, noyés dans les tics de la société de consommation. Si les oeuvres de Brecht s’avérèrent capables de résister à l’usure du temps ; si les dollars de Warhol conservèrent grâce à des phénomènes de mode une verdeur inattendue, nombre de créations trop directement liées à l’actualité, à des personnalités et des événement momentanés, perdirent leur pouvoir de dénonciation, et tombèrent dans l’oubli à peine exposées... Et furent remplacées par des oeuvres aussi intentionnellement militantes, mais d’expression plus générale, liées désormais non plus à la seule nécessité de prouver et de dénoncer, mais aussi à l’action de peindre : de clichés politiques, elles devenaient des oeuvres d’art. Tel est, quelques générations plus tard, le cas de Loren, dont la démarche pourrait être l’héritière de cet historique.
Soucieux de convivialité et de complicité, Loren a créé une association, Dep’Art, point névralgique de sa vie artistique ; cadre dans lequel son travail est généralement montré lors d’expositions à thèmes suscitant des débats d’idées. Installé en pleine nature, lié à une petite tribu de gens qui se sentent bien ensemble, cet artiste, plutôt que “militant de gauche”, se définit comme “un humaniste ayant envie d’abattre les conventions, dans la mouvance de gens favorables à la mondialisation, sans passer sur l’humain”.
Programme difficile lorsque, pour tout engagement, un homme n’a que sa peinture ; qu’il doit par elle convaincre un monde en continuelle évolution, en dénoncer les imperfections et témoigner de son propre mal-être existentiel ! C’est pourtant cet état d’esprit qui a déterminé la forme picturale, très proche de l’Art-Récup, à laquelle il s’adonne : parce que, hormis le poids du temps attesté par les objets sur lesquels il peint ; hormis le moindre coût de ces matériaux reçus gracieusement, il a trouvé là un moyen d’établir une complicité avec les gens qui lui réservent calendriers périmés, planches érodées, etc. Et il a développé un raisonnement socio-pictural qu’il défend pied à pied ! Ainsi, à l’instar de La Fontaine, remplace-t-il souvent les humains par des bêtes. Non qu’il soit misanthrope, il prouve sans arrêt le contraire ; simplement parce que l’animal véhicule des forces brutes et infiniment plus d’énergie que l’homme ; que, graphiquement, le bestiaire l’intéresse davantage : les crocs découverts, les mufles béants sont plus évidemment menaçants, leur violence potentielle plus directe, leur férocité plus démonstrative, plus capable de servir de faire-valoir au problème qu’il veut dénoncer. Ainsi, dans Entité chaotique ingouvernable (un tel titre n’est-il pas en trois mots toute une aventure sociale et psychologique ?), l’artiste peint une femme allongée, calée entre deux monstres. D’où, pour le spectateur, une foule de questions à brûle-pourpoint : Est-il dans une fiction ? Le danger pour l’humain vient-il des animaux ? L’homme est-il prisonnier de l’animal ? Entre ces dangers évidents, la femme serait-elle la garante d’un monde serein ? etc. La réponse est incertaine, comme elle est élusive dans un autre tableau qui, en fait, n’en est pas un puisqu’il est constitué de sept panneaux verticaux strictement interdépendants, mais que pourtant, par sens du jeu, l’artiste voudrait interchangeables, d’où une alternative esthétique ajoutée à celle directement posée sur les bois !
D’autres oeuvres proposent des affrontements plus latents : Les braves gens où quatre chiens placés en quatre espaces clos, ouvrent férocement la gueule en direction des autres… Mais chacun demeure sur son territoire parce qu’il a son paradis, son soleil... dont l’aspect et la définition sont strictement originaux... Défendre, pas attaquer, voilà déjà la moitié de la sagesse ! Ou L’Immaculée Conception, au titre symbole de pureté, mais vécu par Loren comme synonyme d’impossibilité, de sexualité pervertie, d’où la totale antinomie entre le titre et l’oeuvre.
Quelle que soit, en fait, la problématique abordée, Enfance fracassée, Pourquoi ont-ils muré l’Aurès, ou thèmes récurrents de la relation déjà évoquée animal-homme, de l’apport féminin serein et civilisé,( mère porteuse, mère et enfant, femme / ange, rarement femme-femme), du désespoir de l’individu dans ce monde hostile que l’artiste essaie sans cesse de remettre d’aplomb,-- hostilité d’ailleurs générée par l’homme même -- etc. ; en une sorte de ronde dont le fil conducteur est impossible à dénouer... Quelle que soit donc cette problématique, le peintre la pose dans un grand déploiement de “sang”, des projections de peinture dont l’abondance crée un apparent désordre ; au milieu desquelles, pour en isoler la violence, la cerner, il glisse parfois des plages monochromes aux couleurs livides de sorte qu’il n’existe finalement aucun répit pour l’oeil. D’autant que s’y ajoute l’autre apport incontournable de l’oeuvre de Loren, moyen d’élargir sa démonstration et de régler ses comptes personnels avec l’orthographe et l’élocution : des collages de pages de journaux, intégrés à l’oeuvre entre / sous / sur la peinture ; jouant des typographies pour créer la surprise ; du surlignage pour dégager tel passage, ou au contraire de l’effacement d’alinéas ou de mots qui obligent le visiteur à recréer le “dit” en fonction de sa subjectivité, de sa culture, de son ouverture au monde, des informations dont il dispose...
Ainsi, Loren déploie-t-il ses œuvres sans concessions, avec l’énergie d’un beau désespoir, comme autant de contes cruels, de démonstrations politico-socio-pédagogiques, dans le but bien sûr, de s’aider à vivre, mais aussi d’obliger autrui à se poser des questions ! Attitude utopique, peut-être, mais combien généreuse de la part d’un être conscient de la somme d’énergies qu’il devra encore dépenser pour changer ne serait-ce qu’un tout petit coin du monde ; en qui il reste cependant assez de force pour pratiquer l’humour face au mercantilisme : valsant avec ses prix, soucieux de contourner “la tyrannie du zéro”, il vendra volontiers ses œuvres pour 863,91 francs (par exemple !)
VOIR AUSSI : TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "PEINTURE ET MILITANTISME DE Loren" : BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA N° 67 DE janvier 2000 ; et "LOREN FACE AUX ALEAS DE LA VIE" : BULLETIN… N° 74 TOME 1 DE JUILLET 2004 et http://jeaninerivais.fr Rubrique ART SINGULIER. Et aussi : TEXTE DE JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE FESTIVALS RETOUR SUR BANNE 2002 et 2003.