ANDRE BAUDON, musicien

Entretien avec JEANINE RIVAIS

********************

          Jeanine Rivais : André Baudon, tout le monde vous connaît depuis plusieurs années comme « le  Musicien » du festival de Banne. Pourriez-vous nous dire qui vous êtes, et comment vous en êtes venu à cette sorte de musique ?

      Maurice Baudon : Cette forme de musique est en fait une sculpture instrumentale. C’est une centaine de vieilles poêles à frire fixées sur des tiges de fer à béton que j’ai accordées au préalable, en faisant un travail sur les timbres. Ce n’est pas un instrument de musique conçu sur les bases traditionnelles de la musique occidentale avec les gammes. Il s’agit en fait de récupérer un matériau très rudimentaire, et faire un passage du bruit à un son harmonieux à l’oreille.

 

          J. R. : Pour avoir pu revenir ainsi à l’essentiel, vous avez forcément une culture musicale que je n’ai pas. Mais je crois que votre conception est la même que celle des structures Bachelet ou d’autres chercheurs qui se sont servis de verres, etc. ? Comment vous situez-vous par rapport à eux ?

          A. B. : Ce n’est pas du tout le même parcours. Eux ont un parcours de recherche qui rentre justement dans l’instrumentalisation occidentale. Moi je reste juste à la périphérie, à ce que j’appelle le passage du bruit au son. Je fais cette sculpture pour relier la forme esthétique, le son et le mouvement. Parce que tout cela est très articulé. Mon idée était de rester avant la définition, la perfection d’un instrument. Il n’y a donc pas de doigté, de notes précises, servant pour pouvoir jouer des compositions traditionnelles. Ce n’est pas du tout mon objectif.

 

          J. R. : On peut donc dire qu’en fait cet instrument est conçu de façon très aléatoire ? 

         A. B. : Empirique, avec un travail sur les timbres, comme je l’ai dit, pour qu’il soit possible de jouer avec.

 

        J. R. : Mais comment procédez-vous ? Vous essayez chaque élément, chaque poêle devrais-je dire, auparavant ? Et en fonction du son que vous obtenez, vous la placez à un certain endroit ?

        A. B. : Voilà. Ce n’est pas un instrument avec des doigtés préconçus sur lesquels on peut s’appuyer pour créer. Mais on arrive toujours à mémoriser tous les sons, et trouver une forme de doigté pour arriver à créer une mélodie. J’inverse en fait le processus. Ce n’est plus l’instrument qui se plie au musicien, c’est le musicien qui se plie à l’instrument.

 

          J. R. : Vous avez placé certains groupes de poêles verticalement, d’autres horizontalement : est-ce capital pour le son, ou pour l’esthétique ?

        A. B. : C’est pour l’esthétique. C’est une question de place : Mettre tout cela en place, trouver une place pour chaque élément. Ensuite, le son est différent en fonction du lieu où l’objet a été placé sur le cadre.

 

          J. R. : Comment appelez-vous cet instrument  qui est, en fait, complètement hors-normes?

         A. B. : Je l’appelle un « foliphone ». C’est à cause de son côté hors-normes que je l’appelle non pas un « instrument de musique », mais une « sculpture instrumentale ». L’objectif est d’essayer de faire entendre toutes les possibilités : pourquoi un son est agréable ou désagréable à l’oreille. Ce qu’entend l’oreille s’appelle un bruit. Que se passe-t-il dans la loi physique de l’écoute ? Le bruit devient un son. Que se passe-t-il au moment de ce passage ?

 

          J. R. : Mais c’est peut-être la main qui le produit qui fait la différence ?

         A. B. : Bien sûr qu’elle entre en jeu ! Mais en l’occurrence, n’importe qui, tapant doucement dessus, va se rendre compte qu’il produit des sons harmonieux. Alors que s’il décroche la poêle toute seule, ce n’est pas le cas. De les avoir mises en interférence, il s’est créé un jeu. Cet aspect harmonique de la relation du son est un travail de relation au son, sans faire un instrument avec un doigté préconçu. 

 

          J. R. : Comment rattachez-vous cette « non-musique » avec la musique que vous produisez avec votre saxophone dont vous jouez si bien ?

          A. B. : Elles se rattachent en ce sens que c’est l’univers des sons. 

 

          J. R. : Oui, mais avec votre saxophone, vous êtes face à un instrument traditionnel, avec la garantie puisque vous savez en jouer, de tomber directement dans l’harmonie. 

          A. B. : C’est un travail d’écoute, en fait. La musique, c’est entendre les sons. Si on entend le son, on peut travailler avec. Pour moi, le son, c’est comme une pâte. La note est un langage défini pour situer le son. Ceci dit, le son est une matière. Emettre un son, c’est sculpter la matière. On travaille cette matière avec différents instruments, soit préparés soit imaginés comme celui-ci.

 

        J. R. : Mais pour vous, votre état d’esprit est-il le même quand vous jouez sur cette structure musicale, et quand vous jouez sur votre instrument ?

          A. B. : Ce serait long à nuancer. L’esprit est toujours le même, seulement on s’adapte. J’ai envie de dire que la mission du musicien, c’est de disparaître dans le son, pour réapparaître avec sa personnalité. Un son est donné, violon, saxophone… Il faut comprendre ce son, s’y intégrer pour pouvoir le manipuler, le travailler. La personne est toujours la même. Mais il est vrai qu’elle doit se métamorphoser, s’adapter à ces sortes de caractères.

 

          J. R. : Vous n’avez présenté que des harmonies… j’allais dire harmonieuses ! Des morceaux extrêmement doux, jazzy assurément, très lyriques. Est-ce votre registre habituel ? Ou est-ce parce que nous sommes dans une église ?

          A. B. : Je joue avec l’acoustique de l’église. Un musicien ne peut pas échapper à ce qui est fondamental, s’harmoniser avec les lieux, avec les personnes qui l’entourent. Le but, c’est de s’harmoniser, quelle que soit la direction choisie. Ici le lieu définit la musique, en fait. Même si je fais, comme vous le dites, des harmonies jazzy, je ne peux rien bousculer au niveau rythmique. La musique a un volume sonore. Et en fonction du nombre de petits volumes à l’intérieur, le musicien va concevoir une globalité. C’est donc comme des cubes que l’on ne peut déplacer anarchiquement. Si on le fait, on va à l’encontre de cette loi universelle du son, de l’harmonie universelle. La façon dont on peut sculpter ce son est donc infinie. Tout dépend de la façon dont on va le ressentir et le redonner. 

 

        J. R. : Vous avez bien insisté sur le fait que cette machine est une sculpture. Etes-vous sculpteur ?

          A. B. : J’ai fait de la sculpture sur bois pendant de nombreuses années. Je suis autodidacte dans nombre de mes recherches. Cette pratique de la sculpture m’a aidé pour la conception de cet objet, le faire très soigné, etc. Découvrir la forme n’a pas été facile. Mais quand elle a été trouvée, il était impératif qu’elle soit harmonieuse. Et qu’elle se situe dans l’espace.

 

       J. R. : Et, puisque vous dites être sculpteur sur bois, la logique n’aurait-elle pas voulu que vous créiez une sorte de xylophone géant ? 

       A. B. : Cela, en effet, aurait été logique. Mais c’est devenu tellement galvaudé ! Dans notre vie, il n’y a qu’une partie consciente pour ce que nous réalisons. Je pense que cette sculpture représente ma façon très anarchique d’avoir étudié la musique en autodidacte. Sans l’avoir fait exprès, je suis très marginal dans ma façon d’entendre le son. Quand vous dites, « c’est jazzy », si vous parliez avec des professionnels du jazz, ils vous répondraient que non ! Que c’est une musique complètement différente. Avec des résonances jazz parce que c’est un saxophone. Et à cause de toutes les influences qui reviennent. Mais j’ai ma façon très personnelle d’improviser que je n’ai pas du tout forgée sur les lois harmoniques. Je le fais uniquement à l’écoute. C’est comme quand j’entends un son : comment l’intégrer dans les silences existants ? Ce serait très long à développer !

 

          J. R. : Question traditionnelle : y a-t-il quelque chose d’essentiel dans votre œuvre que vous voudriez évoquer, et à côté de laquelle je suis passée ?

          A. B. : Oui : Je vais simplement revenir sur la création de cette sculpture musicale. Sur le fait que c’est cette partie sonore qui fait partie de la musique, qui devient de la musique, mais qui n’est pas issue d’un instrument préparé. Vouloir avec cette sculpture, jouer des airs connus, me limiterait à l’extrême. Il s’agit donc de comprendre que toute personne peut faire de la musique. Simplement, il faut qu’elle découvre en elle ce contact à l’objet qui va produire le son. Qui, d’ailleurs, peut être la voix. Le point fondamental est de se relier à la source sonore, quelle qu’elle puisse être. Quand on est ainsi relié à cette source sonore, on peut faire avec elle de la musique, même si cette source ne s’appelle pas un « instrument de musique ». 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.