Jeanine Rivais : Valérie Bidaud, voulez-vous nous parler un peu de vous ?
Valérie Bidaud : Je suis sculpteur. J’ai fréquenté les Beaux-arts, étudié un peu d’architecture. J’ai créé une petite entreprise de personnages qui a marché très fort, très vite. Je me suis arrêtée à la naissance de mon premier enfant. Je me suis remise à la peinture depuis cinq ans. Depuis que mes enfants me laissent le temps. Et désormais je prends le temps à cent pour cent.
J. R. : Qu’appelez-vous une « petite entreprise de personnages » ?
V. B. : Des moulages, que j’ai diffusés à travers des salons parisiens d’Art-déco. Cela m’a donné un savoir-faire qui m’a été très utile.
J. R. : Deux choses me semblent évidentes dans vos sculptures, et ce n’est sans doute pas original de le dire : énormes et dérisoires !
V. B. : C’est assez joli ! Oui, je suis d’accord. Il y a un côté très massif dans ce que je fais ; de très large dans la facture de la sculpture. Par contre, quand je viens à la peinture, je deviens beaucoup plus appliquée. Mais je ne peux pas laisser mes sculptures sans les peindre, il faut absolument que je mette des couleurs dessus. J’ai une formation de peintre au départ. Je suis venue à la sculpture, pour échapper à une technique qui me rattrapait tout le temps, finalement. Il a fallu que je me mette un peu en péril. Le fait de faire de la sculpture m’a permis de jouer beaucoup plus. Et m’a donné une liberté que je n’avais plus en peinture.
J. R. : D’où vient l’obsession du poisson ?
V. B. : Ce n’est pas forcément une obsession. Il se trouve que je suis originaire d’Etretat, que j’arrive en passant par la Réunion où j’ai fait une petite plongée. Quand je me suis remise à travailler, ma recherche est partie dans tous les sens. Et quand on m’a demandé d’exposer, j’avais des choses très différentes, il a donc fallu que j’organise un peu mon travail. Le poisson est venu tout simplement. Mais il est vrai que c’est un thème suffisamment large et précis pour permettre de raconter des tas de choses.
J. R. : Il me semble que tous vos personnages sont féminins, qu’il n’y a pas d’hommes ?
V. B. : Cela n’est pas aussi évident. Je crois que des hommes peuvent y voir autre chose ; qu’il n’y a pas forcément que du féminin. Chacun voit ce qu’il a envie de voir.
J. R. : Chaque personnage –et pour moi, il s’agit bien de femmes- semble commencer de façon presque hyperréaliste. « Elle » n’a pas de membres la plupart du temps. Et d’un seul coup, elle est atteinte dans son intégrité par ce poisson qui se greffe comme un siamois sur son buste. Pourquoi ce choix ?
V. B. : C’est un jeu. Je joue. Je crois qu’il ne faut pas aller chercher trop loin. Il faut se laisser aller à ce qu’on voit, sans essayer de le décortiquer. Tout le monde y voit des choses différentes. Les uns parlent de féminité, les autres d’accouchement…
J. R. : En l’occurrence, je n’ai pas l’impression qu’elle accouche de ce poisson, mais qu’il est greffé à la place de son bras ?
V. B. : Non. D’autres ont l’impression qu’elle se fait manger, etc.
J. R. : Cet appendice/poisson peut plutôt apparaître comme une infirmité. A chaque fois, ce poisson a pris la place d’un membre.
V. B. : Vous le sentez ainsi. Mais je m’interdirai d’y répondre parce que justement, j’ai des échos tellement différents ! Chaque personne y voit quelque chose d’intime. La majorité y voit un accouchement. A part un léger dérapage avec celle qui a la jambe en l’air, toutes ont les jambes bien fixées au sol. Il y a quand même des membres…
J. R. : Des membres inférieurs, oui. Mais pas de membres supérieurs. Ou alors atrophiés.
V. B. : Finalement, elles n’en ont pas besoin, parce que ce sont des personnages un peu aquatiques. La sculpture m’a justement donné cette liberté.
J. R. : Si vous considérez la symbolique récurrente de ces anatomies, on peut dire qu’elles peuvent « aller quelque part », mais qu’elles ne peuvent ni « prendre », ni « serrer quelqu’un dans leurs bras ».
V. B. : Elles prennent ou elles se font prendre sans avoir besoin de ces bras. Cela me donne la liberté de les placer dans des positions pas agressives du tout. Elles jouent. Elles sont tout le temps en train de danser finalement.
J. R. : Justement, nous sommes dans une sorte de paradoxe : elles sont énormes, et très mobiles. Pourquoi ce choix de les faire si grosses ?
V. B. : Elles sont en effet très massives, très actives, très fixées… Actuellement, j’essaie de les rapetisser, mais je crois que j’ai un grand besoin de monumental. C’est peut-être le fait de n’avoir pas pu travailler pendant quelques années ? J’ai toujours vu grand, mais là tout m’est permis, donc je le fais.
J. R. : Ce qui est remarquable, c’est le côté très décoratif, très sophistiqué de leurs vêtements. Ils sont « brodés », rebrodés, tatoués… avec une infinie précision, un très grand sens du décoratif.
V. B. : Oui, par rapport à la sculpture qui est très brute ; où je laisse apparaître les coups de couteau ; que je ne polis pas.
J. R. : Quel matériau employez-vous ? Est-ce du papier mâché ?
V. B. : Pas du tout : Je fais une armature de grillage, puis je travaille au staff et enfin à la résine. Je dois aussi vous dire que je ne dessine jamais ces « personnes ». Je les fabrique complètement, elles sont faites mentalement. En fait, je sais exactement où je veux aller. Le hasard n’a pas de place dans ce travail. Avec la résine, il faut que le personnage soit monté rapidement.
J. R. : Pourquoi ce désir paradoxal de les faire énormes et de les rendre précieuses ? Vous pensez que cela ajoute à leur côté féminin ?
V. B. : Je travaille par petites séries. Quand j’ai ainsi constitué une sorte de petite famille toute blanche, il y a des moments où j’aurais envie de les laisser telles quelles. Mais c’est impossible. Je n’arrive pas à m’arrêter. Il faut absolument que je passe à la couleur. Et la couleur, c’est un jeu, c’est du plaisir pur. Je passe beaucoup de temps à peindre ; j’ai beaucoup de plaisir à harmoniser les couleurs, les choisir, etc. Passer du temps dessus, fait partie de la sculpture.
J. R. : Pourquoi, sur un si gros corps, une si petite tête ?
V. B. : Vous trouvez ?
J. R. : Absolument. Quelquefois, elles sont un peu agrandies par un capuchon, par une coiffure monumentale, mais d’une façon générale, elles sont très petites.
V. B. : C’est peut-être la féminité que je mets en avant.
J. R. : J’en reviens à l’idée de paradoxe, parce que malgré leurs proportions, je les trouve très féminines. Par contre leurs têtes n’ont rien de féminin. De plus, elles ont toutes l’air vieilles. Et comme ces personnes sont toutes dans une occupation ultra-quotidienne, on n’a pas le sentiment que leur visage corresponde au côté sophistiqué de leur corps.
V. B. : Oui. De toutes façons, je pense que ces visages n’expriment que des interrogations. Qu’elles ont toutes un regard interrogatif. Elles ne fixent personne, elles regardent au loin, souvent en l’air, je crois qu’elles s’interrogent. Donner la réponse, m’est impossible, je ne l’ai pas.
J. R. : Dommage, car c’était ma question suivante. Quelle que soit leur position, elles sont tournées vers le ciel : que font-elles ? Le prennent-elles à témoin ? Sinon, que regardent-elles ?
V. B. : Le fait de me remettre à travailler m’a remise dans des interrogations. Et je crois que mes sculptures sont là pour m’éviter de les exprimer platement. Cela me gêne un peu de donner des explications. Je crois qu’en les regardant, on voit que c’est une respiration. Qu’elles cherchent de l’air et qu’elles le trouvent ?
J. R. : Vraisemblablement, car elles ont toutes l’air très heureuses.
V. B. : Je pense que oui.
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.