La saga des P'tikons est née de deux mots issus de l'humour et du hasard : Leur nom générique est survenu à la naissance du premier d'entre eux, lorsque son géniteur ne sachant encore trop qu'en faire le posa irrévérencieusement sur la sculpture exposée d'un de ses professeurs. Découvrant l'intrus, celui-ci s'écria : "Quel est le p'tit con qui a mis ça sur mon oeuvre ?" Le deuxième avait été, d'une main inconnue, tagué sur un mur : "Dupont est un emprostique !" L'expression fit tilt et depuis ce temps, l'"emprosticité" est liée de façon indélébile à l'existence des petits personnages d'Eric Doué ! Et, au fond, celui-ci n'était pas si éloigné de la réalité : incapable d'en trouver le sens dans le dictionnaire, il décida de l'inclure dans la famille du plus proche voisin phonétique qu'il ait pu dénicher : "Emphrostotonos : Contraction des muscles fessiers quand le corps se penche en avant !" Or, n'est-ce pas justement la posture qui caractérise les P'tikons, ces humanoïdes asexués, vivant à l'état d'ébauche, à grosse tête, énorme nez phallique, orbites creuses, bouches béantes s'il leur faut exprimer leurs revendications, réduites à un mince filet dans le cas contraire... les pieds plats assurant l'aplomb des corps un peu tordus, demi-penchés comme l'on imagine l'Homme avant qu'il ait vraiment trouvé la station verticale !
Et, lorsque cette horde d'allochtones nains, mus par un puissant instinct grégaire, envahit le monde des géants, c'est un déferlement donnant de prime abord l'impression d'individus clonés. Mais ils affirment très vite leurs différences, par leurs dégaines spécifiques, leurs profils incisifs, impertinents, rigolards... ou au contraire mollement anonymes... Des silhouettes à la fois identiques et multiformes, sculptées une à une par un Eric Doué convaincu que le nombre engendre la vie ; dans des argiles allant du blanc le plus pur au brun "pain d'épice", afin de prouver la possible harmonie entre ces métissages interactifs.
A partir de là, l'artiste a développé une histoire très personnalisée, relative à cet univers : d'abord, chaque protagoniste possède un numéro (actuellement, ils approchent de 3000 !). Et pour en garder trace, il rédige depuis l'origine Le Grimoire des P'tikons, transcrit à l'encre d'une calligraphie de clerc de notaire ; biographie in extenso rapportant leurs destinées, celles en particulier des éléments éparpillés sous d'autres cieux, les photographies de leurs nouveaux cadres de vie, les articles concernant ceux qui restent, etc. Ensuite, il refuse de les exposer dans des décors préexistants : puisqu'ils sont des conquérants, ils doivent intervenir partout, même dans les situations les plus aléatoires. La seule restriction consiste à en enfermer quelques-uns dans des valises : encore n'en est-ce pas vraiment une, puisque ce bagage implique l'idée d'un petit peuple portatif, véhiculé entre ciel et terre, "sortes de messagers possédant des mots de passe à destination d'autrui"**. Nombre des installations d'Eric Doué ont pour noyau une spirale symbolique, dont l'oeil serait le centre d'un cosmos miniaturisé. Après quelques "tours", elle commence à se dérouler comme mue par une poussée irrésistible mais dûment canalisée. Jusqu'au moment où le maître d'oeuvre élargit la spire et projette ses homuncules vers les espaces inconnus qu'ils vont investir au gré de ses humeurs : les uns, à la manif sur le manteau de la cheminée, défilant banderoles déployées ; d'autres se livrant à des acrobaties sur les dossiers des chaises, partant à l'assaut du four à pain, s'ébattant sur le sable, etc. Et il faut saluer alors le talent avec lequel il prend possession des lieux qui lui sont proposés ! Enfin, soucieux d'assister jusqu'au bout ses petites créatures, le sculpteur assume également la pérennité des "blessés", "estropiés", "décapités"... victimes de la cuisson ! Il présente ces vestiges fidèlement répertoriés, ligaturés sur des planches analogues à celles des musées lapidaires ; faisant état du "morceau de fémur du N° x", "fragment de crâne du N° y"... le tout constituant l'Allégorie des P'tikons cassés" !
Un monde ludique, vraiment, une immense mise en scène drolatique qui, passée la surprise causée par la taille et le nombre des oeuvres, entraîne dans leur sarabande provocatrice, le visiteur interloqué !
CE TEXTE A ETE ECRIT APRES LE DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.