Jeanine Rivais : Parlez-nous un peu de vous, et de votre arrivée dans le monde Singulier ?
Françoise Lescaut : J’ai vécu quelques années difficiles dans ma vie personnelle, où il m’était devenu impossible de peindre. Mais j’ai repris depuis quelques mois la création, à partir d’objets de récupération de toutes sortes de matériaux, en particulier des ferrailles, des fleurs artificielles, des choses que j’aime rapporter, venant de divers univers.
J. R. : Est-ce que c’est une présentation circonstancielle, ou bien votre présentation habituelle participe-t-elle d’une sorte d’autel religieux, apparemment sans que les thèmes que vous abordez le soient ?
F. L. : La spiritualité m’intéresse, mais je ne suis pas du tout concernée par la religion. Je procède ainsi quelquefois parce que je reconnais avoir une fascination pour cet univers, même s’il me dérange par ailleurs. Je le fais aussi dans un sens un peu ironique, en utilisant des choses banales, des ferrailles sur lesquelles tout le monde marche sans les remarquer. Pour en faire, sans beaucoup de transformations, des objets « précieux ». Cela me permet aussi de montrer notre société qui gaspille, etc. D’autre part, cela me permet de mettre en évidence combien la façon de regarder quelque chose peut être importante ; le regard que l’on porte sur un objet… Je m’amuse un peu à réaliser des compositions très clinquantes avec des matériaux très pauvres. Mais ce n’est pas systématique !
En fait, beaucoup de gens partent de petits contes… Moi non. Je suis plutôt portée par le matériau, mon oeuvre se compose peu à peu à partir d’objets qui me font des clins d’œil. L’histoire se crée peu à peu d’elle-même. Ensuite, je m’amuse sur le titre, je joue avec les mots.
J. R. : Dans chaque tableau, surgit l’homme, l’individu.
F. L. : Oui. Parfois aussi les animaux. Il s’agit pour moi de montrer la tendresse, mais de le faire avec humour.
J. R. : N’est-ce pas effectivement de l’humour, de partir des rejets de l’homme, prendre ses rebuts, ce qu’il n’aime plus, pour reconstituer une image de lui-même ?
F. L. : Et ce qu’il y a de drôle, c’est que ma démarche n’est pas voulue, construite. J’ai une fascination pour tout ce qui traîne. Dans la rue, les gens doivent se demander si j’ai trouvé une pièce… parce que je me jette avec un bonheur extraordinaire sur des babioles jetées au hasard. Nous sommes un certain nombre à procéder ainsi. Je ne sais pas si inconsciemment, notre société nous a amenés à « reconnaître » ces choses ? Ou si c’est juste l’objet lui-même qui sait nous séduire ? Par exemple, je suis très attirée par la rouille. Je trouve qu’elle est très belle. Et il en va de même pour nombre d’artistes qui ne savent pas si c’est une construction psychologique qui s’est installée à leur insu ; ou si c’est une attitude qui s’est imposée spontanément ? Tout est cohérent, finalement. Mais je ne sais pas ce qui est le plus important au départ.
J. R. : Revenons à ce paradoxe évoqué au début : sur le grand diptyque, vous avez sans ambiguïté ce cœur illuminé que l’on voit sur toutes les images religieuses.
F. L. : Oui, après coup, je l’ai bien vu. Mais je vous assure qu’il n’a pas été volontaire. A croire que nous sommes tous plus ou moins imprégnés de cette culture.
J. R. : Il me semble également que les compositions de vos tableaux, en particulier cette jeune fille au jardin qui rappelle celles des Tapisseries aux Mille fleurs, sont très proches de celles de la Renaissance ?
F. L. : Peut-être. Mais je n’ai pas beaucoup de culture de l’histoire de l’art. J’étais à l’origine plutôt scientifique. On est sûrement imprégné de telles choses, et elles ressurgissent sans avoir été volontairement créées.
En fait, les fleurs que vous évoquez sont faites avec des boîtes à œufs écrabouillées ! Ce genre de boîtes en plastique, que je n’aime pas beaucoup, finit par imposer une sorte de poésie, et il m’a semblé important d’utiliser ici ce matériau ! Ce qui est bizarre, c’est que je peux oublier des noms de personnes, des visages, mais que je sais précisément où sont entassées dans mon atelier toutes sortes de petites choses qui restent là depuis des années ! Je n’ai encore jamais essayé de faire un tableau avec un papier et de la couleur, parce que je suis portée par, et prisonnière de tous ces objets que j’aime.
J. R. : Revenons-en à cette jeune fille sortie tout droit de la Dame à la Licorne. Quand vos personnages sont faits de matériaux qui pourraient justifier de les faire grossièrement, ils sont paradoxalement infiniment précieux, sophistiqués, précis. Et quand vous les peignez, ils sont beaucoup moins ouvragés, alors que vous auriez là matière à infinie précision.
F. L. : Oui. Mais cela me dérange presque d’être trop minutieuse. Je fais tout cela spontanément, et j’essaie d’éviter justement cette finesse. C’est une chose en moi que je ne maîtrise pas. Il y a de nombreux moments où j’ai voulu, justement, laisser les œuvres assez brutes. A d’autres moments, j’aimerais faire des choses tranquilles, pas trop chargées, mais j’avance, j’avance, cela devient très chargé, presque trop à mon goût, mais je n’y peux rien. C’est comme une espèce de dédoublement.
J. R. : Quand vous faites des sculptures, en général, il n’y a aucune mise en scène, aucune narration. Vous mettez par exemple un petit personnage tout seul au milieu d’une grosse écorce qui peut être de la terre craquelée. Il est en fait hors de tout contexte, seul au milieu de rien. Par contre, dès que vous peignez, même si c’est à plat, le spectateur est dans la narration : ici un bord de mer…
F. L. : Oui, mais pour moi, ce n’est pas une histoire précise. Je suis par exemple restée tellement perplexe devant cette œuvre dont je ne sais absolument pas ce qu’elle raconte, que je l’ai appelée Histoire sans paroles. Les matériaux se sont placés presque d’eux-mêmes. Ils constituent un univers, un conte peut-être ; mais ce n’était pas délibéré. C’est comme si on me racontait une histoire que je composerais à mesure avec des matériaux dont je disposerais !
J. R. : Cependant l’histoire est évidente : nous sommes au bord de la mer. Il y a un homme sur son cheval qui promène sa dame.
F. L. : Oui, mais on ne sait absolument pas ce qu’elle éprouve. J’aime bien que les choses puissent s’interpréter de diverses manières. En tout cas, je n’ai aucune interprétation.
J. R. : Je crois que ce qui amène les gens à vous rattacher au domaine du conte, c’est le fait qu’en absence de perspective, le bateau, l’oiseau, l’homme sont sur un même plan, et l’homme, par exemple, donne l’impression d’être à cheval sur l’oiseau.
F. L. : Ah oui ! Je n’avais pas vu cela ! C’était effectivement un bateau sur la mer. J’avais une nostalgie de la mer.
J. R. : C’est cette nostalgie qui vous a amenée, sur ce paravent, à une histoire de sirène ?
F. L. : En fait, ce paravent a une histoire : A Dieulefit, une personne a organisé des expositions sur le thème des sirènes ; et moi qui n’avais jamais travaillé par thème j’ai participé à plusieurs. Cela m’a permis de constater, alors que je vais toujours au hasard, que les contraintes vous apportent autre chose : une obligation par rapport au thème, dans une liberté de conception. Je traînais cette carcasse depuis plus de dix ans, ce n’était même pas un paravent, c’étaient des planches. J’ai voulu absolument faire ce paravent. Et comme c’était peu après avoir travaillé sur les sirènes, j’ai continué sur ma lancée.
J. R. : Y a-t-il d’autres aspects de votre travail que vous souhaiteriez évoquer ?
F. L. : Non, sauf qu’au début, j’ai travaillé à la sculpture sur bois, la taille de bois et j’ai dû arrêter pour des raisons de santé. J’étais pourtant vraiment heureuse de ce travail et des résultats, et j’ai mis beaucoup de temps à retrouver un univers de création qui m’intéressait. Par exemple, la terre que tant d’artistes utilisent, n’était pas un matériau qui m’inspirait. Je commence seulement maintenant à prendre plaisir à travailler autrement. Mais j’espère que je vais évoluer vers des choses plus zen.
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.