Jeanine Rivais : Pouvez-vous nous parler un peu de vous, nous dire comment vous êtes venue à cette forme de création ?
Malvina : J’ai 28 ans. Je peins depuis l’âge de 15 ans. C’est beaucoup par rapport à mon âge, mais pas très longtemps sur une vie ! J’ai fait des études, mais je les ai arrêtées à 21 ans, et je me suis consacrée depuis exclusivement à la peinture. J’y mets toute mon énergie. Le travail que je présente ici est représentatif de ce que je fais en ce moment. Car, en fait, depuis cinq ans, parallèlement à ma peinture, j’ai beaucoup voyagé. Et les influences subies sont entrées dans ma peinture, dans le choix des thèmes. J’ai fait de nombreux allers-retours vers l’Afrique, vivant là-bas la moitié de l’année, et l’autre en France. Au début, je n’y allais que pour peindre. Et puis, j’ai voulu rencontrer des artistes africains, exposer en Afrique. Actuellement, mon travail est absolument indissociable de cette tranche de vie.
J. R. : A part l’un de vos tableaux où j’aurais plutôt vu une Cène, peut-on dire que l’africanisation de vos œuvres tient surtout au fait de coller, d’agglutiner des gens en des foules colorées ? Dans la façon de placer des maisons, même si elles sont allusives, très en rond comme les cases des villages ?...
M. : Je pense que c’est plein de petits éléments. Ma peinture a évolué au fil des ans. Au début, j’étais très descriptive de mes séjours en Afrique. Maintenant, les influences africaines sont moins directement visibles. Mais en effet, le travail sur la courbe, les couleurs, ou l’approche des formes des visages continuent de les évoquer. Le visage est omniprésent dans mon travail. L’être humain, surtout le visage humain, la manière dont je stylise mes personnages comportent toujours des références soit à la morphologie africaine, soit au masque, soit à la chevelure… On peut aussi voir un rapport à la terre qui est également toujours présent.
J. R. : Il manque tout de même les ocres, pour que ce rapport soit évident. Puisque les couleurs africaines, sont le bleu du ciel, l’ocre de la terre, et les verts un peu fanés de poussière des arbres.
M. : Je vous répondrai que cela dépend totalement des pays. J’ai fait beaucoup de tableaux où il y avait en effet ces rapprochements, liés à une sorte d’horizontalité. Mais l’an dernier, j’ai passé huit mois au Sénégal où je vivais en bord de mer, et cela a donné de nouveaux éléments, de nouvelles courbes. Je suis davantage dans des tons marins. Ensuite, j’ai vécu en Casamance, au milieu de la végétation luxuriante où vous voyez à peine le ciel. Vous êtes envahi par le vert, et c’est encore un autre rapport.
Ce que vous dites était auparavant plus évident dans mon travail. Mais cette année, il y a eu cette approche de la forêt, et le rapport à la mer que je n’avais jamais traitée, la ville de Saint-Louis entourée d’eau, très plate, sans arbres, avec uniquement des habitations. D’où des tons un peu épurés, quadrillés, structurés. Des tons un peu cassés. Selon les endroits, les impressions sont tout à fait différentes.
J. R. : Est-ce par hasard que vous disposez sur ce grand tableau, j’en reviens à ma première impression, la scène que vous peignez, comme la Cène, le dernier repas du Christ ? En effet, dans les tableaux de la Renaissance, il y a toujours la foule qui regarde ces dîneurs et se tient dans l’expectative : que va-t-il arriver ? Que va-t-il se passer ? Il me semble que le tableau devant nous est absolument composé comme un tableau de la Renaissance.
M. : C’est vrai. Surtout en raison de la hiérarchie et la taille des personnages. Comme si des gens « au-dessus » regardaient au-dessous… des enchaînements de regards. Mais j’y avais vu aussi des éléments de cette ville de Saint-Louis où l’atmosphère est très spéciale avec l’architecture européenne. Peut-être le rapport à la Renaissance peut-il se faire par cela ? Une architecture européenne, peuplée par les Africains. Une présence coloniale qui a fait la spécificité de cette ville.
J. R. : La présence essentielle des personnages que vous évoquiez tout à l’heure, est évidente. Ils sont toujours foisonnants dans vos tableaux. Cependant, je leur trouve plusieurs « factures ». Prenons cette pintade qui a l’air d’écorcher les yeux à l’un d’eux, placé en gros plan : est-ce parce que vous êtes autodidacte et que n’ayant pas étudié la perspective, vous n’avez pas su la créer dans le rapprochement homme/oiseau ? Ou bien avez-vous volontairement placé l’oiseau devant le visage de l’homme ?
M. : Je ne suis pas autodidacte. C’est volontairement que je l’ai placé ainsi. J’ai fait une série de tableaux que j’ai intitulés Vie ou rêve, où j’ai développé l’idée de la scène dans la scène dans la scène… Où j’ai voulu tout mélanger. J’ai évoqué des rêves parce que, justement, s’y mêlent de nombreuses scénettes, et quand on se réveille le matin, on ne se trouve plus dans la même logique qu’au moment du rêve. J’ai donc fait une série de tableaux basés sur cet illogisme par rapport au moment de veille. Cette superposition fait penser à une autre, etc. On n’a plus la notion de terre, mais de visages, tantôt petits, d’autres fois très grands, un animal par-dessus… Il s’agit de rentrer dans un nouvel univers.
J. R. : Parlons de votre façon de concevoir vos personnages : pour celui que nous venons d’évoquer, le visage est rehaussé d’une sorte de couronne –peut-être les cheveux ?- extrêmement sophistiquée, décorée, polychrome. Alors que sur un autre tableau, d’ailleurs presque japonisant, vous donnez l’impression que chaque visage est dans un œuf. En fait, le corps n’est qu’un trait allusif, comme s’il ne vous intéressait pas mais que vous l’ayez tracé juste pour que le personnage prenne sa place dans ce groupe. Là, le visage est à l’intérieur d’une ove plus ou moins régulière, mais toujours présente. Enfin, d’autres fois, vous les avez stylisés, mais ils sont « normaux »… Pourquoi passez-vous ainsi de l’une à l’autre formulation ?
M. : Tout dépend des thèmes que je développe. Bien sûr, certaines graphies reviennent, comme le visage ovoïde. Mais tout dépend des thèmes qui entraînent comme dans le cas du rêve, la déstructuration, des abstractions qui ont autant d’importance que les parties bien définies… Celui que vous avez évoqué fait partie de quatre tableaux que j’ai intitulés Hivernage, parce qu’au Burkina Faso, l’hiver est la période où il pleut et où tout pousse. C’est ce thème qui a entraîné cette façon de traiter ce tableau.
J. R. : Dans ce cas, l’ « œuf » qui les entoure serait la façon de se protéger contre les éléments ?
M. : Oui. Ou évocateur de la graine, puisque je suis dans un rapport au végétal. Ces tableaux étaient par ailleurs liés au thème de la fertilité.
J. R. : Vous seriez donc dans une symbolique très lourde, où les personnages seraient la graine dans la graine ?
M. : Je ne crois pas, parce que j’ai aussi fait des séries –une série en entraînant une autre- où j’associais le végétal et l’être humain. Où je faisais des parallèles, des comparaisons entre les deux. Ou des symbioses. Et cela m’a intéressée de me dire que « le cycle du végétal est aussi celui de l’être humain ». Dans ce sens-là, j’étais très évocatrice de l’Afrique où les gens sont très proches de la notion de terre, autant dans la musique, que la religion, l’animisme. Tout est lié à la terre. La terre source de vie. Les fétiches sont liés à l’univers de la terre, aux arbres, aux bois sacrés… L’être humain à part entière est là, au milieu de la société végétale, d’égal à égal. C’est ce thème qui m’a intéressée, en ce sens que le cycle de la nature et le cycle de l’humain sont en corrélation.
J. R. : Oui. Mais quand vous me dites « je traite les deux éléments d’égal à égal », je ne suis pas d’accord parce que le personnage se retrouve « dans » la graine. Même si vous personnalisez cette graine, etc., il est enfermé littéralement dans la végétation, dans la sylve, qu’il ne parvient plus à maîtriser.
M. : Oui. Là, il est prisonnier dans la graine. Mais il va sortir. L’évolution veut que la graine s’ouvre. En plus, il s’agit d’un tableau où la composition est très allongée. Dans un tel cas, on va obligatoirement du bas en haut, cela semble logique.
J. R. : Je n’en suis pas sûre ! Moi je suis allée du haut vers le bas, c’est-à-dire d’une partie dégagée avec un ciel, vers une autre partie tout à fait distincte, séparée par une ligne horizontale : le dessus de la terre, et le dessous. Le dessus aérien, juste deux petits arbres dans un paysage vallonné. Et le dessous plein j’allais dire comme un œuf, et dans une antithèse complète par rapport au-dessus. Il me semble bien que la lecture de haut en bas soit ici la plus évidente ? Mais si vous le lisez de bas en haut, expliquez-moi votre progression ?
M. : Il est évident que c’est un travail sur l’opposition entre une partie aérienne et une partie souterraine où tout arrive, tout bouge, cela grouille, c’est dense, c’est serré, nous sommes d’accord. En haut, c’est plus cosmique, cette partie est même totalement abstraite. Mais pour moi, quand un tableau est conçu sur une telle opposition, c’est qu’on veut créer une rencontre qui aura des conséquences. Ce qui est en bas sera demain en haut. En plus, la forme allongée l’oriente obligatoirement vers le haut. C’est dans le sens où le tableau va vers l’ouverture, que je le lis ainsi.
J. R. : Chacun sait que « Afrique = Terre-Mère » : est-ce cette notion qui vous a intéressée ? Sinon qu’est-ce qui, chez vous, crée cette fascination pour l’Afrique ?
M. : Au départ, c’est involontaire. Je suis allée peindre là-bas. Et puis, il y a eu au cours de ce voyage, une totale entente entre ce pays et moi, à ce moment-là de ma vie, entre le pays et ce que je suis en tant qu’individu.
Au niveau de ma peinture, il y a eu des périodes où j’étais fascinée par le rapport entre les gens, cette densité de population sous le ciel bleu, les femmes, le rapport entre elles… Cela a été, selon les moments, un ensemble de détails avec un fil conducteur : le contraste entre « là d’où je viens » et « là où je travaille », mes idées qui ont pu changer, etc.
J. R. : Cependant, vos tableaux sont des impressions et non pas des témoignages ?
M. : Tout à fait. Des impressions que j’inclus dans des thèmes plus généraux : quand j’ai traité « la femme », je ne dis pas que j’ai traité « la femme africaine ». En tant que « femme en Europe », j’ai obligatoirement créé des parallèles, cela ne peut pas être aussi limité. Si je parle du rapport humain/végétal, l’Afrique est bien sûr à l’origine de cette pensée, mais c’est un thème actuel dont on parle absolument partout. Ce sont en fait des questionnements qui sont en nous, mais qui sont d’actualité.
J. R. : Vous êtes donc parvenue à une sorte d’osmose avec cette terre africaine, qui vous permet de vivre avec la même aisance ici et là-bas ?
M. : Oui. Mais, quand on n’est pas dans son pays, il y a un travail d’intégration. Cette nécessité est valable quel que soit le pays où l’on est parti. Dire que je suis totalement intégrée à l’Afrique serait faux. Au niveau artistique, j’y suis aussi à l’aise qu’en France. Il y a beaucoup de choses que j’ai intégrées. Par contre, il y plus de distance qu’au début dans ce que je prends d’Afrique dans ma peinture. J’étais nouvelle, j’étais en observation. Maintenant, je peux intellectualiser ma relation. Tous ces mélanges continuent de me passionner. Techniquement, j’ai aussi évolué. J’ai commencé à faire du batik. La plupart de mes tableaux sont en batik.
J. R. : N’est-ce pas contraignant de faire ces sortes d’ « enclos » de cire autour de tous les éléments de vos tableaux. Il faudrait d’ailleurs discuter de votre choix de cette technique qui crée des lieux clos dont il faut ensuite supprimer la trace, pour intégrer les personnages et les relier les uns aux autres. N’est-ce pas difficile de procéder ainsi ?
M. : Non, pas du tout. Quel est l’intérêt de la cire ? Ce sont toutes les matières qu’elle nous apporte. On peut la passer de façon très gestuelle. On peut être très simple, très sophistiqué, laisser la teinture entrer de façon aléatoire. On peut la provoquer, l’accentuer, la projeter, la faire craqueler…
Là encore, c’est une étape dans ma vie : aujourd’hui, j’aime cette technique, mais demain peut-être, je m’attacherai à une autre…
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.