Albert Poizat est un ours. Souvent, lorsqu’il dîne avec ses amis, il s’installe à l’autre bout de la table, le plus loin possible d’eux, et il leur dit : « Je suis de mauvaise humeur, je ne veux pas qu’on me parle ». Inutile de préciser que, lorsqu’il a vu un magnétophone s’approcher de lui à trois mètres, il s’est sauvé à toutes jambes en déclarant qu’il n’avait … rien à déclarer !
Heureusement, Alain Kieffer, son ami de toujours malgré son mauvais caractère, a bien voulu répondre à sa place !
Jeanine Rivais : Alain Kieffer, merci d’être l’ami indulgent qui accepte les sautes d’humeur d’Albert Poizat, et de m’aider à éclairer ses œuvres devant lesquelles nous nous trouvons actuellement. Comment définiriez-vous ce sauvage ?
Alain Kieffer : Je dirai que c’est un poète. Un poète silencieux.
J. R. : Qu’est-ce qui vous fait dire que c’est « un poète silencieux », alors que tous ses personnages ont la bouche grande ouverte ?
A. K. : C’est peut-être une manière de compensation par rapport à lui qui parle très peu, qui économise ses mots. Les visages de ses personnages sont à la fois sereins et torturés.
J. R. : Oui. Votre analyse est très juste. Ce qui est remarquable aussi, c’est sa façon de donner à ses œuvres un petit caractère rétro. Comme si on les avait découvertes dans un vieux livre longtemps oublié, et que l’on présenterait maintenant page à page détruite ou abîmée au gré d’aléas appartenant au passé. Certains dessins ressemblent beaucoup aux œuvres de Dürer, par exemple, dans un esprit fin Renaissance, début du XVIe siècle. Comment obtient-il une telle patine ?
A. K. : Il s’agit de dessins et de peintures. Parfois sur toile, d’autres fois sur des plaques de métal. Il a passé sa vie à essayer des matériaux. A chercher des patines. Il travaille aussi sur le bois, la céramique, etc. Et il a également des œuvres en trompe-l’œil, très géométriques. Il est, en fait, très difficile à cerner, à la fois en tant qu’individu et dans son travail.
J. R. : L’opposition est saisissante entre la puissance de ses œuvres totémiques en bois, et la finesse de ses dessins, portraits ou paysages, à la fois réalistes comme ses insectes, et informels comme le milieu dans lequel ils évoluent, ce qui entraîne le spectateur dans le monde des supputations. A d’autres moments, il est dans le monde des ruines, et l’on ne peut que supposer les rayons du soleil éclairant le fond, mais la rivière est très réaliste, aussi « vraie » que dans un livre de géographie. Et puis les petits portraits en terre, précis et tendres, un peu humoristiques…
A. K. : Même s’ils ont l’air de crier, ils sont silencieux. Je trouve que tout est silencieux chez lui.
J. R. : Je dirai qu’il est un méditatif.
A. K. : Il a un regard sur tout ce qui l’entoure, et le transforme en toiles.
J. R. : Nous pourrions en venir à l’exotisme de ses sculptures en bois. Et à un ensemble de cinq toiles, dont chaque élément serait une partie d’un autoportrait qu’il aurait complètement déstructuré, « découpé ». On pourrait dire qu’il s’est « mis en pièces » ?
A. K. : Oui. Il fait de très nombreux autoportraits. Des autoportraits qui couvrent vingt ans de sa vie. Son vieillissement. On peut dire qu’il « se suit » avec ses pinceaux. J’imagine une exposition où il serait prévu de le faire asseoir au milieu de ces vingt années d’autoportraits !
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.