Jeanine Rivais : Sonia Perez, parlez-nous un peu de vous.
Sonia Pérez : J’ai trente ans. Je vis en Bourgogne. Et il me semble important de dire que mes deux parents sont morts de maladies, parce que cela a marqué douloureusement ma propre existence. J’avais cinq ans quand ma mère est morte. J’avais jusque-là, comme tous les enfants, fait des cartes postales sur lesquelles je collais toutes sortes de choses. A sa mort, je me suis mise à dessiner. Je faisais des personnages en collant ensemble mes crayons de couleurs. Je réparais les poupées que je trouvais dans les poubelles du quartier. Bref, tout ce que je trouve dans mon travail actuel était déjà présent dans ma vie. J’ai eu une enfance très heureuse, malgré le chagrin de mon père et ses multiples dépressions consécutives à la mort de ma mère. On l’a lui-même fait beaucoup dessiner dans les ateliers d’Art-thérapie. Et je dessinais avec lui. Peu à peu, je me suis mise à raconter des choses pour moi, des œuvres très colorées, très remplies. Peut-être parce que j’ai un peu peur du vide ? Ou que j’ai été élevée dans la joie de donner aux autres, recevoir certes, mais toujours donner. Donner des histoires, des histoires de bonheur. La couleur, c’est le beau…
J. R. : Cela semble un truisme de dire que la définition de votre travail est l’accumulation. Puisque tantôt vos tableaux sont peints, tantôt ils sont collés, pouvez-vous expliquer pourquoi vous passez ainsi de l’un à l’autre ? Et quelle est votre définition de votre travail ?
S. P. : Je procède ainsi au gré de mes émotions et des journées qui passent. Parfois, dans des situations de la vie quotidienne, je me lance dans des dessins à l’encre. C’est alors un véritable besoin, une façon de m’isoler. Il y a donc ce côté instinctif sur « les sens en mouvement », c’est-à-dire des impressions de la vie quotidienne, très brèves, des émotions uniques... D’autres fois, pour les « Portraits singuliers », je suis plus posée. Je m’inspire des traits de caractère des gens qui m’entourent, des gens qui m’entourent.
J. R. : Nous sommes face à de petits personnages un peu égrillards, lascifs, constitués d’objets qui en font des créatures tout à fait baroques.
S. P. : Ce sont pour la plupart des objets ramassés au bord de l’eau, et que j’ai cimentés sur un support plat. Des souvenirs de voyages. L’un de ces tableaux est né après que j’aie vu un objet sortir de l’eau. Cela m’a trotté toute la journée dans la tête. L’idée peut jaillir aussi bien de visions que de la découverte d’objets. Tel corps fondu m’a évoqué un corps de sirène.
J. R. : Nous entrons alors dans la fantasmagorie, le rêve ? Mais lorsqu’il s’agit de personnages que « vous croisez », que deviennent-ils dans votre travail ?
S. P. : Si je prends, par exemple, "L’intrépide vagabond mélomane", il me ramène à un de mes amis que l’on appelle Boa, et qui joue très bien de la guitare, du swing manouche. Je suis partie de la guitare. J’ai commencé à triturer les formes et les objets, mélanger les paillettes avec le crayon de couleur. C’est plus fort que moi, il faut que je mélange tout ! Peu à peu, apparaissent des formes. Souvent, j’inclus un cadre naturel, beaucoup d’oiseaux, de poissons, des collages que je trouve beaux et que j’accumule parfois depuis des années… J’inclus des textes qui participent à la composition de l’histoire, parce qu’ils la transcendent, ils dépassent le personnage. Apparaît un univers autour de ce personnage.
J. R. : En général, ce personnage occupe le centre de l’œuvre. Est-ce lui qui repousse ce cadre floribond, tellement dru que l’on peut, à l’inverse se demander si ce n’est pas le cadre qui est en train d’avaler l’espace vital du personnage ?
S. P. : Il en va souvent ainsi dans la vie. Il arrive qu’on se sente bien dans un paysage, qu’on se sente maître de ce paysage. D’autres fois, on s’y sent tout petit. C’est pourquoi tous les dessins ne sont pas structurés de la même façon. Il y a des impressions diverses, des passages très narcissiques comme cet autoportrait. A l’inverse, la nature prend parfois le dessus.
J. R. : On peut donc dire que dans certains tableaux, comme L’Intrépide vagabond mélomane, votre personnage est seul dans un cadre fantasmagorique omniprésent. Alors, que dans d’autres, comme La Maison en flammes, on sent bien que c’est lui qui gagne sur le décor. On peut même dire qu’il est en avant-plan du décor et qu’il est placé de façon très théâtrale. Il n’y a pas fusion, il y a juxtaposition des éléments et des personnages.
S. P. : Oui. Dans le premier cas, les personnages sont forts, puissants. Ils me ressemblent, à moi qui prends la vie à pleins bras et qui ai vécu des moments difficiles.
Comme je travaille toujours dans un état d’émotion violente, j’ai peut-être tendance à m’éparpiller, disposer les éléments indépendamment les uns des autres ? Normalement, je pars d’un point et je progresse en structurant tout autour de ce point. Or, d’autres fois, me sont apparus des éléments en différents points, et j’ai passé beaucoup de temps à les restructurer. Il y a les éléments récurrents, le cou, le sein idéal, la nature avec les fleurs, tous cela surmonté par les nuages et le soleil… Souvent, un texte apparaît après un rêve, ou pour exprimer ce que je pense du tableau. Dans les cas où je passe une nuit de rêve intense, il m’arrive de réaliser ce que j’appelle des « rêves emboîtés »…
J. R. : Peut-on penser que ce rêve pourrait se prolonger à l’infini, si la page ne vous imposait pas des limites géographiques ? Ou faut-il considérer que chaque œuvre est la narration d’une anecdote d’un moment ?
S. P. : Chacune est un lambeau de rêve. Je n’ai pas la prétention ni l’énergie d’offrir l’éternité.
J. R. : Pourquoi cette définition de « rêves emboîtés » ?
S. P. : Je me suis forcée à rêver cinq nuits de suite. Ce sont donc cinq rêves consécutifs. J’ai rêvé d’une danseuse sur la terre, la deuxième nuit, j’ai fait apparaître l’Homme-Chat. Etc. Il y avait un lien entre eux. Avec parfois, comme dans le quatrième, un personnage beaucoup plus évident.
J. R. : J’ai l’impression que cette opération est fondamentalement cérébrale. Vous dites « Je me suis obligée à rêver ». Comment s’oblige-t-on à rêver ? Est-ce comme ce que les Surréalistes appelaient l’écriture automatique ? Est-ce quelque chose de différent ?
S. P. : Ce sont des expériences. Mais je ne les réussis pas chaque fois. Je ne pense pas que dans l’avenir je vais les renouveler. A moins que j’aie d’autres idées ?
Au départ, j’aurais voulu présenter ces rêves séparément. Et finalement, comme je trouve un lien entre eux, je les ai présentés comme un ensemble. Or, quand on les place ainsi, on relève des disparités : l’un sort de l’eau parce qu’il a plus de couleurs ; pour un autre, il a fallu m’arrêter parce que cela devenait trop angoissant…
J. R. : Quelle importance donnez-vous à l’écriture qui, dans l’ensemble me semble très picturale, et placée géographiquement en des points où il est évident que se situe la pensée ?
Et le fait que vous ayez ajouté des écritures est-il lié au fait que vous vous soyez « obligée » à rêver ?
S. P. : Je voulais que le spectateur s’imprègne de ce qu’il voyait, qu’il essaie de s’inventer une histoire personnelle. Cela me permettait de lui donner quelques pistes, comme le bâton d’un promeneur qui l’aide à marcher. Finalement, j’ai conscience de vouloir émouvoir. Car à mesure que j’ai dessiné, les mots ont découlé des personnages. Chaque être a « parlé » ? De cet être, sont sortis des éléments qui n’étaient pas dans mon rêve.
J. R. : On peut donc dire que ces tableaux sont des extensions, des prolongements de rêves. Qu’à partir des éléments rémanents d’un rêve, se développe votre imaginaire ? Et, si comme vous l’avez dit, il ne s’agit pas d’implications psychologiques, sont-elles donc esthétiques ?
S. P. : Oui. Il s’agit d’étirer ce rêve, le rendre plus palpable. Peut-être effectivement est-ce une manière d’essayer de plaire davantage, d’être plus aimée ?
CET ENTRETIEN A ETE REALISE LORS DU FESTIVAL DE BANNE 2003, dans le petit village de BANNE, en Ardèche.