Jeanine Rivais : Alain Kieffer, quand nous nous sommes connus, vous présentiez des poissons ; un espace foisonnant, à l’image d’un vrai aquarium. Vous avez changé de thème, mais l’impression demeure, d’un monde plein et très mobile !
Alain Kieffer : C’est sans doute inconscient ! Je n’avais pas pensé à cela !
J. R. : Du monde sous-marin, nous sommes passés à des personnages très quotidiens. Mais il me semble que le lien pourrait être que vos personnages sont toujours « à l’intérieur de… ». D’une grande bouche par exemple, d’une maison, d’un cercle… Est-ce par protection ou par menace, par liberté empêchée ?
A. K. : J’ai eu un petit garçon il y a trois ans, et une petite fille très récemment. Je crois qu’en fait, je me suis conduit comme un enfant qui se construit une cabane. Il y a aussi toujours un animal, et mes enfants sont passionnés d’animaux. Cette influence revient donc constamment. Cela correspond à notre univers, avec, comme en filigrane l’enfant caché sous la chaise ou sous la table et qui dit que le vent ne soufflera pas sur son abri pour le faire s’envoler.
J. R. : Nous sommes donc dans le monde des contes pour enfants ?
A. K. : Oui. Toujours.
J. R. : Deuxième caractéristique, l’humour ?
A. K. : J’essaie toujours de travailler à contre-pied de ce que je vis. J’adore le cinéma. J’aime la peinture, j’aime l’art en général… J’aime aussi les ex-voto, certaines de mes œuvres en parlent. D’une manière générale, j’essaie de capter des situations, et d’en prendre le contre-pied. Détourner la fonction première qui est par exemple le remerciement pour avoir sauvé Untel tombé de son balcon. Donner un sourire à la Vierge qui protège cette personne, mais qui décide finalement de le laisser tomber. Il y a ainsi l’antithèse de toutes les sources dont je me suis inspiré pour créer ces œuvres.
J. R. : Vous êtes donc dans une double attitude. D’habitude, par exemple, c’est la mer ou la baleine qui menacent le pêcheur. Or, chez vous, c’est bien le pêcheur qui, avec ses grandes dents et son harpon, menace directement le poisson ! Votre pêcheur est le dominant, et non pas celui qui, mis en danger implore un dieu ou un saint !
A. K. : Oui, mais c’est un acte rituel. Les dents ont un rapport à la faim, et cette pêche a simplement pour but de manger. Il y a donc quelque chose de vital sur cette sculpture qui n’est pas la notion de plaisir ; mais celle de l’homme d’aujourd’hui qui chasse pour le plaisir de tuer.
J. R. : L’une de vos œuvres qui m’a le plus impressionnée, parce qu’elle est à la fois très conforme à ceux qui sont dessinés ou sculptés sur les ex-voto ; ou à ces calvaires que l’on trouve autour des églises ou aux carrefours de chemins où ils ont été érigés en remerciement, est votre Christ : Comme à première vue, il est appuyé sur des personnages, on se dit en voyant les gros clous dans ses mains, qu’il va peut-être moins souffrir. Mais en fait, il n’est pas appuyé sur les gens (seule votre perspective fantaisiste donne cette impression). Il souffre donc. Pourtant, il n’attire pas ma compassion, parce que l’humour prend le dessus : Comme il s’est affaissé, sa couronne n’a pas suivi, elle est restée en suspension sur la croix. Et les clous qu’il a dans les mains sont presque aussi gros que ses doigts. Et puis, vous avez réussi un mouvement tellement beau de ce corps que, finalement, malgré la présence d’énormes instruments de torture, marteau, tenaille…, j’en oublie qu’il est en train de souffrir. D’autant que, contrepoint de ces objets de connotation terrible, il y a des lanternes. Qui éclairent quoi ? Impossible d’être très précis…Et ces glands de chêne, pourquoi sont-ils là ?
A. K. : Il y a un musée à Serrières, qui m’a beaucoup impressionné et qui est maintenant fermé. Depuis une vingtaine d’années, il montrait de l’art populaire de la région, et des mariniers du Rhône. Entre autre, il y avait quelques croix/ex-voto qui servaient soit à protéger le bateau en les plaçant à l’avant, d’où la présence de lampes ; soit de remerciements pour des sauvetages sur le fleuve où la navigation était à ce moment-là très dangereuse. J’ai voulu donner ma vision des choses qui est plutôt, en fait, un anathème. Les éléments qui figurent sur ma croix sont conformes à ceux des vraies croix, éléments religieux ou quotidiens (clous, tenaille, marteau, main symbolisant le travail manuel, glands pour la fécondité…) Toute cette symbolique était expliquée lors de la visite du musée. Elle m’a beaucoup touché, et j’ai décidé de faire « ma » croix pour « remercier les gens qui n’ont pas été sauvés ».
J. R. : Que fait cette barque au sommet de la croix ?
A. K. : La croix de mariniers se termine toujours par une barque.
J. R. : Par contre, et cela vient sans doute de votre volonté d’inverser le sens de cet ex-voto, que sont toutes ces mains qui sortent de l’eau ? Comme si la souffrance n’était pas suffisante, ces mains émergées sont nettement menaçantes, avec leurs gros ongles dessinés et colorés de façon très agressive.
A. K. : Pas vraiment. Je les verrais plutôt comme des mains qui se tendent pour une supplication ultime. D’où l’interrogation : ce Christ a-t-il un regard salvateur ? Va-t-il leur accorder la vie ? Souvent, je n’explique pas tout le travail d’esquisses, de réflexion qui précède la création d’une sculpture. Un travail basé sur l’ironie, le détournement des choses, de la réalité. De cette façon, chacun y voit ce qu’il a envie d’y voir.
J. R. : Légèrement différents sont vos petits personnages encadrés et muraux : c’est votre galerie de portraits ? Chacun me semble se définir dans un paroxysme de laideur. L’un va même jusqu’à susciter le dégoût, parce qu’il est couvert de chenilles… Et pourtant, il a deux gros yeux vifs et une bouche qui me disent qu’il est toujours bien vivant.
A. K. : Oui. Ils sont vivants. Et moi, je les trouve très beaux ! L’un est un baryton en train de chanter. J’ai voulu travailler sur des visages très sérieux, un baryton, une cantatrice, une écuyère… Ils ont une part de sérieux, et ils ne sentent même pas ce qu’il y a en eux de délirant ; qu’ici un ver de terre sort d’une oreille gauche et un autre repose sur une tête. C’est une façon d’être…
J. R. : Oui, mais ce que vous m’expliquez relève du discours et n’est pas sur le tableau. Je vois cette chenille qui se tortille, je vois ce ver qui sort… Si vous n’étiez pas là pour me le dire, comment deviner, en voyant ses gros yeux, qu’ « il ne s’aperçoit pas » que ce ver sort de lui ? Rien ne me dit qu’il est un baryton… C’est donc votre discours qui « supprime » le danger et en l’interprétant, m’oblige à aller dans une direction qui est la vôtre.
A. K. : La notion de mystère est dans tous les cas importante. C’est ma vision des choses. Chaque fois, je construis une histoire. Je crois que mon conte de fée est pour moi tellement important que j’aime le dissimuler, le garder pour moi.
L’un d’eux est particulier. Celui avec une fleur. Il m’arrive de faire des cadavres exquis avec de la peinture. Celui-ci a été réalisé à trois. Je le trouve intéressant pour l’association des idées, avec un double rapport à la fleur, à l’oxygène et à l’étouffement parce que la fleur est dans la bouche du personnage. Et puis, il y a la fenêtre posée sur le ventre, n’attendant que d’être ouverte. Et cette fleur qui s’ouvre à l’arrière sur la tapisserie. Il y a une double connotation entre le jardin et la respiration.
J. R. : Tout de même, il est impossible de dire si ce personnage est une femme ou un homme. Par ailleurs, il semble être manchot.
A. K. : Non, pas vraiment. Son bras est assez indéfini. Peut-être, après tout, est-ce un membre fantôme ? Ailleurs, c’est Monsieur Loyal parlant si fort de son cirque que les otaries sont entrées dans sa bouche et le cirque se déroule dedans.
J. R. : En même temps, nous revenons dans le monde de l’enfance, parce que « Kikicircus » est un diminutif enfantin ? En conclurai-je que vous «retombez en enfance»?
A. K. : Il y a des choses qui se passent de manière spontanée, et que l’on oublie : se tromper de jambe de pantalon n’entraîne pas forcément la réflexion que l’on est un dauphin ! Or, quand cela arrive à mon petit garçon, c’est l’idée qui lui vient. Et je trouve cela magique !
J. R. : Oui, mais tout cela est une question de contexte familial, de culture commune, d’imaginaire déployé en famille…
Quant à ce personnage qui tombe du balcon de sa maison miniaturisée, il confirme ce que nous avons dit tout à l’heure. A savoir que notre imaginaire prend d’emblée le dessus. C’est seulement après que l’on vient vraiment à la réalité de votre tableau. Ce doit être sa taille qui fait supposer qu’il tombe du toit, et non pas du balcon. Car, dans ce dernier cas, il touche terre. Ce qui est amusant, c’est qu’en fait votre personnage est dans un contexte idyllique, où rien ne bouge, sauf une Vierge placée sur le toit. Que fait-elle là ? Est-elle assise ? En lévitation ?
A. K. : C’est une référence à un dessin animé intitulé Membly. Où un chien policier ressemblant à Columbo mais avec une tête de chien, poursuivait des bandits. Les bandits avaient toujours l’impression de l’avoir semé. Mais ouvraient-ils une poubelle, il était là, etc.
En fait, dans les ex-voto, il s’agit souvent d’un paysage de catastrophe. Quelque chose de négatif. Avec une Vierge en lévitation ; ou la Vierge et son enfant dans un nuage… au contraire, les évènements sont supposés être assez proches du ciel. Or, la mienne est sur le toit, l’air de dire : « Quoi qu’il arrive, je serai toujours là », comme Membly avec ses bandits. On peut même voir, avec sa présence sur le toit, un clin d’œil à la parabole de télévision devenue incontournable.
Quant à la taille de mon personnage, elle est une référence à mon unique cours de fac qui portait sur le rapport des hommes et des animaux dans les tableaux du Moyen Age. L’importance des hommes de taille beaucoup plus grande que celle des animaux, parce que ces derniers n’avaient pas d’âme. C’est pour cela que je ne tiens aucun compte des rapports de taille avec la réalité, mais je trouvais amusant de donner une taille phénoménale à mon personnage, par rapport à la taille de sa maison. En conséquence, il est bien évident qu’il ne peut pas se faire très mal ! C’est aussi une antinomie, dans le sens où le sourire de la Vierge est dubitatif : peut-être, finalement, va-t-elle le laisser tomber ?
Je consacre tellement de temps à mettre en place l’esprit de mes sculptures que je laisse mes titres assez vagues. Impossible de tout expliquer sur un petit carton. Alors, mieux vaut laisser les gens interpréter ce qu’ils voient, à leur guise.
J. R. : Pourtant, ils me semblent dans la même inversion du sujet que le tableau lui-même : Ainsi, quand vous titrez « L’aviateur », l’oiseau se trouve au-dessus de lui. Pourquoi toujours vouloir inverser les rôles ?
A. K. : Simplement parce que l’aviateur n’a peut-être pas besoin d’un avion pour voler…
J. R. : Voilà ! Votre réponse est l’illustration même de ce que je vous disais il y a un moment ; que le discours prend une importance capitale dans votre travail. Comme si la sculpture ne vous suffisait pas, et qu’il faille que vous soyez littéraire ! Ce qui, évidemment, n’a rien de péjoratif.
A. K. : Non, c’est le travail important que j’effectue avant d’en venir à la sculpture.
Et puis, quoi de plus génial que de s’approprier un objet quand on en fait le tour, sans avoir entendu l’explication qui s’y rapporte ?
J. R. : Voulez-vous ajouter quelque chose que nous n’aurions pas abordé ?
A. K. : Simplement que je commence un nouveau travail qui mélange une vision figurative de la scène, et une vue d’avion.
J. R. : Vous seriez donc en train de réinventer le Cubisme ?
A. K. : Je ne crois pas ! Je m’inspire de ce qui m’a touché ? Et dans ce cas, c’est le film de Pialat sur Van Gogh. Le rapport à la nature, au blé, avec des sillons en tous sens. Une vue de dessus, dans la campagne. C’est une nouvelle direction.
CET ENTRETIEN A ETE REALISE A SAINT-GALMIER EN 2005, LORS DU FESTIVAL DES CERAMIQUES INSOLITES.