DENIS BONNES NOUS A QUITTES
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Il buvait trop ! Beaucoup, beaucoup trop ! Il fumait trop ! Beaucoup, beaucoup trop !! Il avait créé une fanfare, et pendant des décennies joué du trombone mais il n'en jouait plus depuis longtemps faute de souffle ! Il jurait souvent, de son accent rocailleux inénarrable, avec son éternel sourire, sa gouaille, son humour, sa convivialité, sa joie de vivre ! Pourtant, la vie n'avait pas toujours été facile ni joyeuse pour lui, mais il la brûlait par tous les bouts depuis trop longtemps !
Il avait un jour commencé à créer des robots, faits de bois, "animés" de mille fils, fusibles et autres boutons arrachés à d'antiques téléviseurs. De bois ? Mais de quel bois ? Des douelles de barriques, cela va de soi pour quelqu'un qui vivait un verre de… vin à la main ! Des petits êtres aux jambes raides, corps interminables longilignes, cou tubaire tout en haut duquel se tenait une tête trop haute, trop large, trop ceci, trop cela… toujours trop petite !!! Personnages hauts en couleurs, sympathiques, sympaths vraiment !
Ces allochtones qui semblaient, pendant longtemps combler son besoin de créativité, ont-ils un jour failli ? Toujours est-il qu'il s'est mis à peindre : des sortes de portraits en pied ou en buste, plus graves ; d'effort tirant la langue, perplexes se grattant la tête, d'horreur ou d'indignation les cheveux en bataille tout autour de la figure, etc. Non pas réalistes, mais carrément humanoïdes, l'un d'eux d'ailleurs, minuscule, se confrontant à un robot !
Nous nous étions rencontrés au "Festival d'Art singulier, Art d'aujourd'hui", à Banne, en 2002. L'Art singulier, démarche dans laquelle il s'était totalement investi !
Amitié instantanée, indéfectible ! Denis et ses chemises hawaïennes, son inséparable chapeau de paille, sa moustache qu'il lissait sans cesse, tournant les extrémités pour les affiler, ses doigts jaunes à force de tabac !
Et depuis, nous nous sommes souvent croisés, de festival en festival, tantôt lui exposant, tantôt Michel Smolec ; tantôt lui, venant juste pour le plaisir de retrouver Marthe et Jean-Claude et tous les copains qu'il fallait fêter, bien sûr, en buvant un coup ! Tantôt nous pour vivre avec le festival. Ces dernières années, il venait moins, car n'ayant plus de permis, (et même si, souvent, il a roulé sans), il ne s'aventurait plus très loin de chez lui. La dernière fois que nous l'avons vu, c'était à Lyon à la BHN où il était venu –en car- apporter des œuvres !
A plusieurs reprises, nous avons été ses invités, les siens et ceux de Dominique, bien sûr. Et jamais leur convivialité ne s'est démentie. Nous avions même "notre" chambre, celle où l'on ne fumait pas, et que l'on aérait pour être sûrs qu'elle ne sentait pas le tabac ! Denis galopant après sa chienne qui profitait de chaque porte ouverte pour s'échapper et courir la pretentaine au long des rues de Carcassonne ! Denis nous recevant ! Denis invitant d'autres amis ! Denis nous faisant gravement visiter la citadelle ! Denis, notre ami !
C'est en 2002, à la suite du festival, que j'ai écrit sur Denis Bonnes et ses œuvres, mon texte. Qui a paru dans le "Bulletin Les Amis de François Ozenda, publié par deux autres fanatiques de l'Art singulier, Jean-Claude et Simone Caire ! Puis sur mon site, évidemment ! Mon texte intitulé
IN VINO VERITAS : LES ROBOTS DE DENIS BONNES
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Mais pourquoi donc, alors qu’ils affectent des rigidités de personnages corsetés, les robots de Denis Bonnes sont-ils tous cambrés, bandant des ventres de milords ? N’évoquent-ils pas, par leurs raideurs d’automates, des gens qui ont trop fait honneur à la bouteille ? C’est qu’en effet, cet artiste apprécie le vin, qu’il en use et en abuse sans modération. Mais pas en gougnafier n’aimant que le clap du bouchon : sa démarche est une approche friande de la « dive bouteille » et il traque dans les moindres recoins les effluves viniques qui roulent dans sa gorge comme roulent sur sa langue les « r » fleurant bon l’Occitanie. En gourmet perfectionniste, il suit de A à Z les arcanes de cette boisson ; pourchasse à travers chais et fûts le bouquet de ce breuvage ; collectionne pour se le mettre bien en bouche les douelles de barriques de toutes contenances... Puis, comme pour prolonger le plaisir de cette dégustation, il utilise ces dernières pour la conception de ses personnages, comme autant d’ingrédients pour le moins inattendus. Mimétisme ? Hommage à des générations de vignerons ou de tonneliers qui sont, le verre à la main, passés du douvain au vin ? Toujours est-il que, se pliant aux limites imposées par la courbure spécifique du bois, Denis Bonnes donne corps à de pittoresques et gouleyants robots que ne renierait pas Bacchus ! Et histoire de ne rien perdre se rapportant à cette aventure, il a, dès l’origine, vinifié ses créations sous l’appellation de Pin’Art.
Et les voilà, côte à côte, véritable saga d’une unique morphologie humanoïde et parfaitement géométrique, campés sur leurs jambes raides. Leurs corps rectangulaires sont tatoués de couleurs vives qui leur donnent l’air de s’être échappés de quelque lumineux arc-en-ciel. Mais ils sont dépourvus de bras (machiavélisme de l’artiste qui peut ainsi tenter de les empêcher de trinquer ?). Quant à leurs têtes, naines, elles se retrouvent perchées à l’extrême bout d’un cou filiforme sans articulations (tout là-haut, pour qu’elles ne voient rien de ce que font les ventres ? ou au contraire pour qu’elles dominent la situation et donnent alors à ces personnages uniquement conçus en verticalités, des allures de totems ?). Mais il est, concernant ces têtes, un problème dont Denis Bonnes semble inconscient : C’est qu’au sommet des bustes, là où se trouvent les poitrines, il organise les seins ou les absences de seins (selon que les personnages sont féminins ou masculins), de telle sorte que mamelons et petits carrés colorés donnent l’impression d’une autre tête ! Ses robots seraient-ils donc bicéphales ? Et quelle serait la fonction de chaque tête : l’une penserait-elle « avec le cœur », tandis que l’autre serait cérébrale ? Et laquelle des deux commanderait aux sexes, disposés en une évidence criante sur chacun des ventres, générant un érotisme récurrent, l’air de dire : « Le bon vin m’endort » (mais) l’amour me réveille encore » ?**
Face à tant de bien-vivre, de truculence, l’artiste a-t-il des remords ? Sinon pourquoi apposerait-il sur chacun de ses robots des plaques sombres et sévères apparemment métalliques, porteuses de minuscules plots autour desquels sont enchevêtrés des circuits compliqués de fils multicolores ? S’agit-il pour lui de rappeler que ces êtres n’ont d’humain que l’apparence ? De dénoncer au contraire chez l’homme des automatismes qui n’ont plus rien de généreux ? Quelle que soit la réponse, la présence insolite de ces ajouts électroniques instaure un véritable paradoxe : la fantaisie contre la rigueur ! La spontanéité contre la robotisation…
Et il faut en venir à ce qui, en fait, constitue la quintessence de l’œuvre de Denis Bonnes : les titres qui accompagnent les sculptures, morceaux d’anthologie aussi indispensables que la couleur ou la forme. Dérisoires ou ludiques (Bogue* de lantroimil, les Bo-bo, Rosine naine de jardin géante, etc.) ; souvent rattachés à une histoire personnelle comme ce masque du Purquina Caro***, ils semblent corroborer l’idée que l’artiste n’est pas au mieux avec la civilisation contemporaine, mais que l’amitié et l’amour lui permettent de ne jamais boire la vie jusqu’à la lie. En même temps, ils donnent à la création de ce sculpteur une connotation littéraire où domine l’humour.
Alors, quand le vin est tiré, il faut le boire. Et, de la coupe aux lèvres, pour Denis Bonnes et ses robots, le chemin n’est jamais très long ! Qui s’en plaindrait, puisqu’il s’agit d’un grand cru ?
Jeanine RIVAIS
* = Bug, mais Denis Bonnes n’aime pas les anglicismes.
** Chanson populaire.
*** ( jeu de mots Africano / hommage à un vieil ami appelé Caro, qui a depuis toujours fait macérer pour lui les herbes destinées à concocter son quinquina….)
Denis est parti ! Son souvenir nous reste. A Dominique, notre amie d'un aussi long temps, nous présentons nos plus chaleureuses condoléances. Nous lui redisons, Michel et moi, que nous ne sommes pas seulement les amis des beaux jours ! Qu'elle le sache !
A Courson-les-Carrières le 20 janvier 2019.