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Texte-exergue, placé près du “centre” de l’installation :
“C'est comme si des millions de voix auxquelles il s’en ajoute chaque jour, murmuraient : Tu feras cela en mémoire de moi, de moi, de moi...
Et moi, je noue des nœuds comme d'autres salent de sel ; des dizaines de nœuds dans lesquels j’emprisonne LE MAL. Débordé comme l’apprenti-sorcier par l’ambition et la démesure de la tâche, je tente par la création d’objets symboles, d'exorciser toutes les violences, toutes les cruautés, toutes les injustices, toutes les humiliations, toutes les intolérances qui font la bonté de 1 humanité.
Ici se trouve un lieu de réflexion. Tu passes derrière le miroir, et tu contemples avec un autre regard, une œuvre plastique qui se joue de l'esthétisme pour parvenir au pathétique ; une œuvre qui se transcende pour prétendre devenir œuvre d’art. Les moyens plastiques sont simples, presque primitifs, à la portée de tout un chacun. Seule l'obsessionnelle complexité du jeu est dissuasive, car elle peut entraîner à la folie. Mais cette complexité confère un caractère magique à ce travail où elle entremêle des pratiques culturelles et cultuelles puisées dans de nombreuses sociétés humaines, de tous les temps, de partout !
Si je t'oublie, Shoah, le temps d’avaler ma salive, et je serai guéri.”
EMEN BE, in “Moi, Golem”...
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Jeanine Rivais : Jacques Braunstein, l'ensemble que vous avez disposé sur les cimaises de l’Art en Marche, m'est apparu comme “une installation" ; ce qui m'a surprise, car ce mot est habituellement réservé à des formes d'art froides. Or, vous y avez mis un ensemble tellement chaleureux, composé, chaque “partie” entraînant l'autre... que ma définition est peut-être erronée. Qu'en pensez-vous ?
Jacques Braunstein : Je suis partiellement d’accord ; c’est-à-dire pour tout ce qui concerne directement la Shoah : pour la figurer, j’ai conçu une partie “réelle”, prise sur des documents relatifs aux Juifs déportés le 25 septembre 1942 (de sinistre mémoire, et qui me taraude, puisque mes parents, arrêtés la veille, sont, ce jour-là, partis pour une “destination inconnue”... la mort ! à “partir du camp de Drancy et sont arrivés à Auschwitz le 27 septembre. C’est donc une partie du convoi que j’ai représenté là. Symboliquement, j’ai mis 99 personnes, présentées sous forme de “momies”. Ces “morts” sont dans des cercueils individuels, drapés naturellement dans des suaires. Ces personnages sont ligotés de ficelles nouées, pour figurer l’enfermement. J’ai progressé de droite à gauche, sens de l’écriture hébraïque : 98 noirs, et un blanc.
J. R. : Pourquoi le choix du noir ? Puisque vous précisez que le quatre-vingt dix-neuvième est blanc, cela implique-t-il que vous avez voulu un contraste important ?
J. B. : Oui. C’est une façon pour moi d’instaurer une symbolique, puisque bien sûr, le blanc représente la pureté. Savez-vous qu’un jour, après l’attentat contre une Synagogue parisienne, un homme politique connu, a dit : “Il y avait des Juifs, et il y avait aussi des innocents !” J’ai donc placé “aussi” “un innocent” !
J.R. : Voilà un lapsus d'une horreur rare !
Pourquoi fixez-vous vous quatre-vingt-dix-neuf "momies" dans des attitudes de danse ?
J. B. : Non, dans des attitudes de sacrifice. Ce sont des sacrifiés. Bien sûr, vous pouvez les croire en train de danser ; mais un pendu danse au bout de sa corde ! J’ai une grande fille, qu’enfant nous avions emmenée en Bretagne. Elle voyait partout des calvaires dont, n’ayant pas reçu d’éducation religieuse, elle ignorait la signification. Un jour, elle nous a demandé : “Mais qui est ce monsieur que l’on voit danser ?’’ Il était pourtant sur la croix. J'ai vu, ailleurs, certains crucifix conçus de telle sorte qu’ils donnent l’impression que le crucifié s’élève vers le ciel !
J.R. : Venons-en aux parties “latérales" de votre espace : elles me semblent complètement en non-équilibre par rapport à la partie centrale. Elles ne sont pas aussi structurées, et les personnages semblent plus anecdotiques, d'une symbolique moins évidente. Peut-on dire qu’ils pourraient être des objets tumulaires, comme ce personnage à tête d’oiseau ?
J. B. : Je ne suis pas un Juif pieux ; et pourtant, conformément à la tradition biblique, je ne représente jamais une figure humaine, sauf si elle surgit d’elle-même sous ma main.
J.R. : En l'occurrence, il semble s'agir d’Hitler ?
J. B. : Oui, il a jailli de lui-même. Quant aux tombes, sauf un caillou blanc, les Juifs ne mettent rien dessus, ils ne pratiquent pas le culte des morts. C’est ce que nous reprochons aux Egyptiens, d’avoir eu ce culte ! Je suis toujours, quelles que soient les apparences, dans la même symbolique : il s’agit ici d’Azazel qui est une représentation mythique du monstre chargé de garder le désert, et à qui on envoie le bouc-émissaire. C’est en somme un ange déchu : on peut donc l’imaginer à sa guise.
L’autre sculpture, rouge, représente un saint en souffrance. Et comment mieux expliciter sa souffrance que d’une manière symbolique ? Et bien sûr, en fonction de sa conception personnelle !
J. R. : Enfin, qui est ce personnage, beaucoup plus grand que les autres, presque grandeur nature, en fait, qui, lui, possède un visage “humain" avec des yeux immenses ; et une inscription sur le front, en hébreu ; vêtu d'un châle, orné de bijoux, mais portant une étiquette attachée à la bouche ?
J. B. : Il s’agit du Golem. Sa bouche est entravée, afin qu’il demeure muet.
J.R. : J'en reviens à l’idée d’ensemble de votre “installation" : Pour une personne étrangère à votre symbolique, il est néanmoins facile de comprendre -avec des nuances, bien sûr- la partie centrale, dont le cheminement est évident. Alors que les parties latérales pourraient être faites d'une série d’"épisodes" non pas enchaînés, mais intermittents... A quoi correspond pour vous cette différence ?
J. B. : Je vous accorde que les dernières sont moins directement symboliques. Je suis allé du particulier, du convoi de mes parents partis de Drancy ; vers le général. Là, en effet, je suis simplement dans des symboles qui se succèdent : un enfant qui est mort en tenant sa balle... ou le monde... entre ses mains ; qui a été enseveli et que l’on a retrouvé ainsi... Une autre figurine est une poupée juive qui, bien sûr, n’a ni tête ni corps...
J. R. : Comment situez-vous l'absence de visage par rapport, par exemple, à l’art musulman ? Quelles raisons justifient ces interdits ?
J. B. : Je ne connais l’Art musulman qu’à travers les Ecritures ; et je le considère comme constitutif d’un décor. Par contre, il n’y a, dans mes œuvres, rien de décoratif. Je suis complètement étranger à cette notion !
La religion juive interdit la représentation du visage et du corps humain ou animal, parce qu’à un moment donné, ils peuvent devenir des idoles. N’oubliez pas que, dans la légende, Abraham a brisé les idoles que fabriquait son père !
J. R. : Votre travail étant si proche d’une réalité, d’une conception de vie, d’une religion, en tout cas d'une éthique, comment conseilleriez-vous aux gens qui n'ont pas cette culture, de l'aborder pour essayer de venir au plus près de votre démarche ?
J. B. : Je suis tellement partisan de la culture que je dirai : “Lisez la Bible ! Et vous comprendrez forcément !”
J. R. : En vous écoutant parler de vous, et en regardant votre travail, je me rends compte combien je suis extérieure à votre façon de penser ! Y a-t-il, en conséquence, un point essentiel que vous voudriez évoquer, et que je n’ai pas pu -pas su !- vous demander : même si esthétiquement, je me sens très proche ; et si intuitivement je vais au-delà de l’esthétique pour sentir qu’il y a quelque chose de tellement puissant, je crains d’avoir oublié quelque chose d’important ...
J. B. : Non. Mais je voudrais dire que je ne suis pas obsédé par le Judaïsme ; que je suis sensible à toutes les violences, à toutes les cruautés
Je ne peux bien sûr pas me départir du fait que je sois juif, mais l’espace que j’ai créé ici propose certaines parties qui n’ont rien à voir avec cette appartenance ! Du moins pas directement, car je ne peux me priver d’une de mes sources culturelles et spirituelles.
J. R. : Pourquoi dites-vous que certains éléments sont indépendants de votre ligne générale ; alors que vous les avez intégrés à votre “mise en scène" ?
J. B. : Parce que c’est “moi” ; que cela fait partie de “mon” personnage influencé par toutes les civilisations, aussi bien inca, primitive d’Australie, papoue, africaine, etc. à partir desquelles j’ai bénéficié des influences culturelles. Elles m’ont permis de m’initier à une magie des formes. L’Occident a perdu ses racines, ses repères... Voyez la gabegie, la morbidité engendrée par le design, l’horreur de la production industrielle débridée ! !
En outre, on ne peut pas non plus se départir de son état psychologique ou physique du moment ! Il m’est arrivé de représenter des phallus sanguinolents et quelque temps après, d’avoir des saignements. Il y a sans doute en moi quelque chose qui me pousse à agir ainsi. J’ai représenté un jour un personnage avec un grand couteau dans le ventre : peu après, on a dû m’opérer ; me faire une petite incision pour accéder à un rein : le chirurgien a percé le péritoine et je me suis retrouvé dans la situation où j’avais présenté mon personnage. Je ne veux pas parler d’inspiration ; mais je crois que ce que je fais est influencé par toute une attitude psychologique d’un certain moment bien particulier. Je ne m’obnubile pas en voulant faire ceci ou cela : une situation naît et à partir d’elle, je conçois une œuvre.
J. R. : Vous voici à Lapalisse, le jour de l'ouverture du Musée l’Art en Marche, de Luis Marcel : comment vous sentez-vous intégré à l'ensemble des œuvres qui y sont présentées ?
J. B. : Je pense -j’espère- que chacun se sent très particulier. Et sa particularité fait qu’il ne s’accorde pas dans le lieu où il se trouve, sans pour autant être dissonant !
Je vois ici des œuvres primitives, alors que je sais pertinemment ne pas faire de l’Art brut ! Je vais essayer d’exprimer la différence : Mon œuvre est pensée, réfléchie. A aucun moment je ne suis celui qui se précipite sur une toile avec le besoin physique ou psychologique de créer à tout prix ! Je n’ai pas cette attitude qui est celle de l’Art brut où le créateur commence, et où les choses peu à peu s’élaborent.
J’ai une formation de designer, j’ai travaillé pendant dix-huit ans dans une société, à concevoir des postes de radios, de télévision, etc. Une fois que j’ai conçu intellectuellement une œuvre, je me dis : “Comment vais-je la faire ?” Alors je suis obligé de penser à la façon dont je vais réaliser ce que j’ai conçu, et avec quoi. A partir de là, je deviens simplement un exécutant !
C’est pourquoi, aujourd’hui, je tiens d’autant plus à rendre hommage à Luis Marcel qui a transformé (comme un essai au rugby) un projet utopique en réalité.
Il y a des années, après avoir vu mon exposition (1989), à la galerie parisienne Barbier-Beltz ; sensible à la forme plastique et au fond qui semble émerger de mon œuvre, il m’a promis qu’un jour... il présenterait ce travail dans un musée. Il a fait mieux que tenir parole en m’octroyant un espace privilégié d’une dimension plus qu’honorable, tandis qu’”ailleurs”, dans les sphères les plus influentes, “on” taxait mon œuvre d’”envoûtement” dont les effets pouvaient être nocifs...
Le courage de Luis, la valeur de sa parole, l’estime qu’il me témoigne à chacune de nos rencontres, son amitié qui m’est précieuse et nos relations chaleureuses de confiance constituent pour moi une source d’énergie propice à mon travail !
J. R. : Sur le carton d’invitation étaient notées toutes les variantes artistiques qui sont représentées dans le musée : Art hors-les-normes, visionnaire... Comment définissez-vous la vôtre ?
J. B. : Je n’aime pas être enfermé dans une catégorie, mais je pourrais éventuellement parler d’”Art-témoignage” ? Mais quelle que soit la nuance, il s’agit d’être vrai dans son travail. On est vrai avec lui si tout reste horizontal ! Mais à partir du moment où l’on veut le transcender, il faut trouver une autre dimension, la dimension spirituelle, ascendante.
Dans la Kabbale, il est dit : “Creuse, creuse, et quand tu creuses, il faut creuser vers le haut.”
J. R. : Venons-en aux nœuds évoqués dans votre exergue, et que je vous vois imperturbablement nouer depuis que nous parlons ensemble. A quoi correspondent-ils ?
J. B. : Quand j’ai commencé le travail présent en ce lieu, j’ai décidé de faire des nœuds sur les ficelles. Je me suis dit : “Je vais en faire symboliquement six millions !” J’en suis sans aucun doute aujourd’hui à plus de dix millions. Ces nœuds sont devenus mon matériau de base, symbole de ma certitude que tout le monde peut faire le travail que je fais, car je refuse la virtuosité.
J. R. : Peut-être. Mais il y a dans votre œuvre une profondeur, une intimité qui sont très personnelles !
J. B. : Bien sûr, chacun a sa manière de s’exprimer ! Mais je réaffirme ne vouloir faire montre d’aucune virtuosité dans mon travail. Ma recherche, tout le monde peut la faire. Tout le monde peut sauter 5 centimètres ! Simplement, moi, je vais sauter un million de fois. A partir de là, ma folie va m’entraîner très loin, car personne d’autre ne sautera un million de fois. J’exagère, peut-être ? Mais je n’ai aucun désir de sauter 2,45 mètres ! De même je n’ai pas l’ambition de faire un art qui serait hermétique ! Ou difficile à réaliser !
Pour intégrer ces nœuds à mon travail, je me suis créé une symbolique : Sur chaque ficelle, les nœuds se répartissent par “accumulations” séparées d’un espace que je ne maîtrise pas, que j’appellerais dépendant de mes rythmes de vie à un moment donné. Ces accumulations peuvent aller d’un à neuf nœuds selon des nombres impairs uniquement. Je m’efforce de passer d’un nombre à un autre en respectant une différence égale ou supérieure à quatre nœuds. Contrainte gratuite, mais elle est mienne, et je suis libre... Et même de transgresser mon propre fantasme.
Je m’occupe ainsi en toutes circonstances, comme ce matin pendant les discours. De cette façon, mon travail se prépare ; j’ai des matériaux d’avance. Je trouve cela important, parce qu’en même temps que mes mains, mon esprit travaille !
Et puis, ne dit-on pas, en sorcellerie, qu’à chaque nœud que l’on fait, on emprisonne un diable !
J. R. : Vous en avez donc enfermé plus de dix millions !
J. B. : Oui, mais malheureusement, je crois que je ne parviendrai jamais à les vaincre tous !... Alors, vite, que j’en enferme un dernier !
CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 1998, LE JOUR DE L'INAUGURATION DU MUSEE DE L'ART EN MARCHE DE LUIS MARCEL, A LAPALISSE.
ET PUBLIE DANS LE N° 62 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FANCOIS OZENDA.