Exposition collective organisée par le CRAC et le Musée M'an Jeanne
Sous la direction de Jean-Louis Vetter
AU CHATEAU DU TREMBLAY, à FONTENOY (Yonne)
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Jeanine Rivais : Raymond Reynaud, vous contribuez avec un nombre important d'œuvres, à l'exposition de l'été 1997, au Tremblay. Quelle définition donnez-vous de votre travail ? Et, vu l'importance de votre création, comment avez-vous opéré la sélection ?
Raymond Reynaud : Chacun de nous pouvait apporter une douzaine d'œuvres. J'ai donc voulu faire une petite rétrospective. Les derniers tableaux portent plutôt sur la "société de consommation", et les chemins où elle nous mène. Les autres sont des portraits de plusieurs époques, l'un plus réaliste, les autres composés de portraits mandalas qui vont dans l'espace. Quand je travaille, je n'échafaude pas trop de théories ; je laisse le tableau m'emmener où il veut. Mais, en général, à peine est-il commencé, que je suis impatient de le finir !
J.R. : En somme, vous luttez contre le temps ?
Certains de vos tableaux représentent des gens très connus, comme Boby Lapointe : ce tableau est presque réaliste. Celui d'à côté est un peu plus irréel, avec un personnage aux yeux étranges. Quelle est la relation entre les deux ?
R.R.: "Boby Lapointe" était un hommage à l'acteur, qui m'avait été commandé. J'ai donc dû m'incliner sur la figuration, et assurer une ressemblance. Mais d'une façon générale, je peins ce qui est au fond de moi-même. Le premier tableau est de pure circonstance, mais si j'étais toujours obligé de peindre avec de telles obligations, je crois que je ne peindrais plus !
J.R. : Puisque vous avez derrière vous une très longue et très originale carrière picturale, comment diriez-vous que vous avez progressé ?
R.R. : Je dirais que le Bon Dieu m'a permis de rencontrer des gens qui m'ont emmené vers l'Art brut. Puisque j'ai commencé par les Beaux-arts et l'Ecole de Paris, il m'a fallu, pour y parvenir, faire table rase de tout ce que j'avais appris ! Bien sûr, certains apprentissages me sont utiles, mais j'ai surtout essayé de tout oublier. Et puis, il y a eu les rencontres, comme celle de Chaissac dont l'œuvre m'a fait découvrir l'existence de l'Art brut. A partir de Chaissac, j'ai connu Lausanne, j'ai vu qu'il était possible de "faire autre chose". Je me suis donc arrêté de peindre pendant dix ans, pour éliminer ce que je savais. Et j'ai recommencé avec l'Art inventif !
J.R. :Vous avez eu de très nombreux élèves, des femmes surtout. Il est probable que vous les avez influencés au cours de ces quelques cinquante ans de peinture ! Mais, diriez-vous qu'eux vous ont influencé ? Et comment ?
R.R. : Je ne les ai pas influencés ! On m'a envoyé des inspecteurs des Beaux-arts, pour contrôler l'influence que je pouvais avoir sur eux ! Ils ont bien vu que je ne déformais pas l'inspiration de mes élèves ! Mais je les poussais à découvrir ce que moi-même j'ai toujours cherché à découvrir dans la peinture ; comment on pouvait parvenir à traduire une poésie intérieure. Tous ont appris à peindre à partir de leurs rêves, sans jamais faire du sous-Reynaud !
J.R. : Ce n'est pas du tout ce que je suggérais ! Je pensais que vous leur aviez inculqué une exigence
de création, peut-être certaines formes de créativité…
A l'inverse, est-ce que leur imaginaire a pu vous influencer ?
R.R.: Non ! Aucun n'a changé ma façon de penser !
J.R. : Vous êtes vierge de toute influence ?
R.R. : Oui ! Et eux aussi !
J.R. : Une dernière question, commune à tous les exposants : que pensez-vous de cette manifestation
?
R.R. : C'est une très belle
exposition, constituée de gens ayant une création personnelle, très différente des autres ; mais qui font quand même partie d'une même famille à la recherche de l'Art brut et de l'Art singulier ;
de l'Art tout court ; de l'Art contemporain, même, puisque certaines portes commencent à s'ouvrir, comme récemment celles de la Halle Saint-Pierre qui, nous a consacré une grande
exposition.
J.R. : Vous venez, il y a quelques minutes, de me reprocher –certes gentiment !- de n'avoir pas parlé dans ma conférence "Une petite histoire de l'Art singulier", de votre maison. Réparons tout de suite cette omission !
R.R. : Oui, vous parlez de "la maison de Danielle Jacqui". Mais moi, j'ai créé un atelier-musée d'Art brut et singulier" que les gens peuvent visiter. Je suis cité dans "La France insolite" et Thévoz connaît très bien mon travail…
J.R. : Je savais que votre maison était un haut lieu de l'Art singulier. Mais j'ignorais que vous la
définissiez comme un musée ! J'en suis désolée, et je vous promets de ne plus vous oublier !
ENTRETIEN REALISE AU TREMBLAY LE 6 JUILLET 1997. ET PUBLIE DANS LE N° 61 DE NOVEMBRE 1997 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.
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RAYMOND REYNAUD (1920-2007)
“Venez dans mon musée, Vous y verrez mes rêves !”
ENTRETIEN de Jeanine Rivais avec RAYMOND REYNAUD.
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Jeanine Rivais : Raymond Reynaud, nous sommes dans la courette devant votre maison : à quel moment avez-vous créé ces sortes de petites tours qui ornent la façade ?
Raymond Reynaud : J’ai commencé par la plus grande. Puis un ami m’a dit que je devrais en faire une autre, pour la symétrie ! Quand elles ont été terminées, j’ai trouvé qu’il en manquait une troisième, entre les deux premières ! Et maintenant, je crois qu’il faudrait que j’en fasse d’autres derrière, pour cacher les gouttières !
J.R. : Vous avez aussi, à la porte de
derrière, de bien étranges sculptures !
R. R. : Ce sont des gardiennes. Je
les ai réalisées avec du ciment, de la chaux blanche et du sable ! Quand elles ont été à peine sèches, j’ai gravé dessus les dessins avec un clou.
J.R. : Nous voici –et pour moi, c’est le couronnement d’une longue attente impatiente !– dans le saint des saints ! Vous dites n’avoir pas sculpté depuis des années, parce que vous peignez sans arrêt ! Et pourtant, malgré des couleurs plutôt neutres, vos sculptures ont l’air tellement fraîches et vivantes ! Est-ce là votre problème ? Savoir les rendre vivantes ?
R. R. : Oui. Et mystiques. Pour cela, il faut que chaque élément soit en totale harmonie avec le précédent ! Je garde donc parfois pendant des années une sculpture non terminée, jusqu’à ce que j’aie enfin trouvé une pièce, un morceau de bois, un objet récupéré... dont je sois sûr que c’est lui et pas un autre qui convient à l’ensemble ! Ainsi, pour une grande sculpture que j’avais commencée voilà cinq ans avec un tronc de lierre, j’ai enfin trouvé il y a peu aux ordures, le rideau qui convenait et la sculpture a maintenant l’air d’une mariée ! Une telle démarche ne doit surtout pas être “gratuite” !
J.R. : A les voir ainsi, côte à côte, je suis
frappée de leur verticalité !
Aucune n’est par exemple conçue horizontalement ! Toutes dirigées vers le ciel, en somme !
R. R. : Oui, c’est vrai ! Et c’est la première fois qu’on me fait cette remarque ! J’ignore pourquoi, mais je suis incapable de les faire autrement. Même, quelquefois, cela peut paraître excessif ! Il y a trois mois, j’ai réalisé une croix : elle monte beaucoup plus haut que les croix habituelles !
Tout ce qui est étrange me convient, tout ce qui frappe mon imagination ! Regardez ici, c’est un sapin de Noël qui avait été brûlé aux ordures ! Je l’ai intégré à des éléments de bois.
J.R. : Ensuite, quand vous estimez avoir réalisé
la forme, vous commencez à peindre ?
R. R. : Oui, pour donner l’expression, la force à la peinture ! Je peins les détails avec des couleurs jaunes, rouges et vertes. Un peu de blanc aussi.
J.R. : A quel moment avez-vous commencé à travailler ces bois ?
R. R. : J’ai eu trois époques différentes ! D’abord un art pompier, figuratif : je n’ai réalisé que deux oeuvres, car en les regardant, j’ai su tout de suite qu’elles ne valaient rien ! J’ai eu immédiatement envie de changer !...
J.R. : Depuis bien longtemps, je voulais vous poser une question. Mais depuis hier où je suis toute émoustillée à l’idée de venir voir votre maison-musée, j’essaie de retracer votre itinéraire pictural. Et je peux enfin savoir comment, puisque vous peigniez à l’origine des natures mortes et des paysages, vous avez pu passer d’une réalité qui vous entourait, à une création tout à fait fictionnelle ?
R. R. : J’ai étudié aux Beaux-arts de 1935 à 40. Pendant la guerre, je vivais à Salon de Provence. Lorsque je voyais des reproductions de tableaux de Picasso, que je lisais des articles sur le “Cubisme”, je demandais à mes professeurs de quoi il pouvait s’agir. Comme ils n’en savaient rien, ils prenaient des airs entendus pour me répondre que ce n’était pas important ; que seuls comptaient Léonard de Vinci et la Renaissance italienne ! J’ai donc vécu sans connaître rien d’autre pendant des années !
En 49, je suis venu à Sénas m’installer comme peintre en bâtiment. J’avais plusieurs ouvriers. Ce sont toujours d’autres gens qui sont intervenus dans ma vie et l’ont fait bifurquer : un jour où nous étions tous à l’atelier, à l’heure du repas, est arrivé un instituteur. Il a demandé qui était Reynaud. J’ai répondu que c’était moi, bien sûr ! Alors, il m’a dit : “Vous savez, votre peinture est très mauvaise ! Les paysages que vous peignez sur les capes de cheminées dans les fermes, c’est de la merde ! Je connais des stages organisés par le Ministère de la Jeunesse et des Sports, principalement pour les enseignants. On y fait de la vraie peinture. Vous devriez y aller. Mais cela se passe à Marly-le-Roy, près de Paris.” Les ouvriers se sont mis à rire, et ils ont dit : “Il ne risque pas d’y aller ! Il a bien trop peur !” Cela m’a piqué au vif ! Et je me suis engagé à partir ! L’instituteur m’a inscrit comme si j’étais dans l’enseignement. Et j’ai été admis à participer à un stage ! Il a bien fallu que je m’en aille ! Je suis arrivé à la gare. En attendant le train, j’hésitais : je pars, je ne pars pas ! Finalement, je me suis dit que je ne pouvais plus reculer ! Je suis donc monté dans le train ! J’étais encombré de mes bagages et mon carton à dessins. Dans le wagon, il y avait un monsieur qui n’arrêtait pas de me regarder ! Il avait dû se rendre compte combien j’étais nerveux ! Et pas rassuré, non plus ! Finalement, il m’a demandé où j’allais ? J’ai répondu : “A Paris”. -“Et vous connaissez Paris ?” “-Non !” Il s’est mis à rire ! Il a insisté : “Mais comment allez-vous vous débrouiller ?” J’ai déclaré : “Je suivrai la Seine !” Il a dû avoir pitié de moi, car il s’est écrié : “Attendez ! Attendez ! Moi, je suis secrétaire du Sénateur-Maire de Carcassonne ! Je vais demander si, en arrivant à Paris, il peut vous prendre dans notre taxi ?”. Et il a quitté le wagon. Il est revenu un long moment après, et il m’a dit : “A l’arrivée, notre taxi vous conduira à la gare Saint-Lazare !” Quel soulagement !
Je suis donc parvenu le soir à Marly-le-Roy où avait lieu le stage. Et là, naturellement, je me suis trouvé au milieu d’instituteurs. L’un d’eux m’a demandé : “Stagiaire ?” J’ai répondu : “Non, de Salon !” Ils ne m’ont plus adressé la parole de trois jours !
Au cours de ce stage, plus question de Beaux-arts ! C’était l’esprit de l’Ecole de Paris ! Un professeur avait placé devant nous une nature morte avec des pommes, des bouteilles, etc. Il nous avait bien expliqué ce qu’il fallait faire, par rapport au tableau de Braque. Mais moi, j’ignorais de qui il pouvait s’agir ! Et je ne comprenais rien ! Le professeur avait insisté sur la nécessité de bien tenir compte des rythmes, et de ne pas trop se soucier de l’objet ! Moi, bien sûr, je “faisais du Beaux-arts !”. Et chaque fois que le professeur passait, il effaçait tout ! Cela a continué pendant trois jours, et le stage durait une semaine ! Le troisième jour, j’ai enfin commencé à comprendre ! J’ai progressé très vite, et j’ai été reçu pour participer à d’autres stages. J’en ai fait pendant 25 ans !
Commençait ma deuxième période. Je me suis mis à peindre à la façon dont on me l’avait enseigné au cours de ce stage. J’avais aussi appris à faire des montages, avec des matériaux de récupération divers, que je trouvais mystiques, insolites, etc.
Seulement voilà, à mon retour, je me suis trouvé complètement bloqué ! Cela a duré dix ans ! J’ai fait une dépression. Heureusement, le temps passant, j’ai eu une inspiration : j’ai voulu traiter le thème des quatre saisons : c’était le commencement de ma troisième période.
J’ai développé ce thème plusieurs fois, uniquement à l’encre noire. Quelques mois après, au moment de Noël, m’est venue une autre idée : traiter (toujours à l’encre), les Sept Péchés capitaux. Et là, j’ai senti que j’entrais dans l’imaginaire !
D’autant plus que j’avais vu, à cette époque, au musée des Ponchettes à Nice, une exposition sur Chaissac, et une autre sur les Naïfs yougoslaves, qui m’avaient fortement touché. Un an plus tard, j’ai eu envie de travailler le bois. Mais le résultat était trop figuratif. J’ai arrêté pendant près de deux ans. Et puis, j’ai recommencé à travailler des bois ramassés aux ordures, auxquels j’ajoutais des éléments divers et de la peinture. Je les ai montrés à Michel Thévoz qui les a appréciés, et m’en a gardé deux. Cela m’a encouragé à continuer. D’autant qu’Arlette maronnait en voyant ces morceaux de bois qui traînaient, et me répétait que j’allais lui faire avoir une dépression !
J.R. : A ce moment-là, elle n’avait pas compris que vous aviez enfin trouvé votre expression et une vraie vocation ?
R. R. : Pas vraiment, non ! Et me voilà, aujourd’hui, comme Danielle Jacqui, plongé dans le monde de l’insolite ! Ce que nous faisons ne se ressemble pas ! Moi, je ne pourrais jamais faire ce qu’elle fait, qui est spontané et plein de force ; tandis que ma création, c’est presque de la mathématique !
J.R. : Vos sculptures, bien qu’ayant un aspect baroque et
inattendu, sont toutes, en effet, basées sur une symétrie ! En fait, même quand il n’est pas matérialisé, l’axe est “là”, comme une colonne vertébrale !
R. R. : C’est vrai ! Par exemple, l’autre jour, je cherchais un objet mesurant trois ou quatre centimètres de long, pas trop lourd. Et, tout à coup, je suis tombé sur un autre, un peu tordu, qui traînait aux ordures. Et j’ai dû tout recommencer différemment, pour créer un nouvel équilibre. Je veux m’en servir pour placer des panneaux de part et d’autre de ma Danse macabre.
J’en reviens à mes aventures ! Me voilà donc lancé sur les Sept Péchés capitaux ! Mais pour illustrer ce thème, il me fallait une force intérieure bien plus grande que pour le thème précédent ! J’ai commencé par l’Avarice, en représentant l’argent, le squelette.... Mais quand on se sert de la littérature pour faire de la peinture, rien ne va ! J’ai vite réalisé que ce travail n’était pas très bon ! Pour les trois suivants, la Colère, l’Envie, la Luxure, il s’est produit en moi une évolution vers la poésie. Restaient l’Orgueil et la Paresse qui sont encore différents ! Ils sont bien meilleurs, parce que moins anecdotiques. C’est à partir de là que j’ai pu démarrer!
J’ai réalisé qu’en fait, peindre c’est comme jouer dans une fanfare où le clairon n’a que quatre notes : les rouges battent les temps et les verts stabilisent le chant! Restent les noirs et les blancs pour équilibrer les deux couleurs. Jusque-là, dans mes harmonies, il y avait toujours plus de couleurs que de noir et de blanc ! C’est le fait d’être musicien qui m’a permis de m’en sortir !
J. R. : En quelle année se passaient ces découvertes ? Et pourquoi vos femmes ressemblent-elles à des fleurs ? Chacune a l’air d’être un vrai bouquet !
R. R. : Ces peintures ont été faites aux environs de 1972. J’ai travaillé longtemps pour trouver comment éviter qu’elles soient réalistes comme pour les Suzanne au bain ! Je voulais qu’elles soient délicates, à cause de la présence des vieillards qui étaient en train de les regarder !
J.R. : En observant attentivement vos oeuvres,
on constate en effet, que vous n’employez que peu de couleurs. Mais vous possédez l’art de les faire vibrer, en les plaçant par petites touches de façon que chacune mette une sorte de lumière sur
la prochaine, etc. Certains passages ont l’air d’être à la fois des flammes, de la dentelle, de l’eau qui coule ! Mais si, en effet, votre travail n’est pas réaliste, il est très évocateur ! Et
que diriez-vous de vos séries de portraits ?
R. R. : Eux aussi sont évocateurs : des curés, des bourgeoises, des Arabes, des paysans, des barbeaux, etc.
J.R. : Et nous voilà devant "Jean de Florette" ! Ce tableau semble plus figuratif : est-ce parce que le héros est une figure emblématique de la région ?
R. R. : Il est aussi plus naïf. Ce qui m’intéressait, avec Jean de Florette, c’était cette histoire d’eau. Et d’intolérance, parce que certains paysans sont des gens fermés : vous pouvez arriver de la ville voisine, vous serez toujours un étranger.
J.R. : Ce Jean de Florette a une tête au visage à la fois irréaliste et d’une expressivité tellement violente, tellement proche et humaine !
R. R. : Son histoire est si touchante que je voulais le représenter tout blanc, pur. J’ai cherché
longtemps, parce qu’il ne fallait pas non plus qu’il soit trop symbolique ! C’est par lui que j’ai commencé le tableau, tenant son verre de vin et son harmonica. Je voulais aussi que l’on
comprenne qu’il était bossu, mais sans faire sa bosse trop évidente ! Et, pour montrer qu’il était gentil, je l’ai
placé dans un environnement de soleil et de fleurs, mais je me suis aperçu que
cette façon de l’entourer revenait à lui faire un cercueil !
J’en suis venu à tous ceux qui ont joué un rôle dans son destin : Atillo qui a monté la tête à Ugolin, le persuadant qu’il deviendrait riche en cultivant des oeillets ! Mais pour cela, il lui fallait de l’eau ! Ugolin voulait donc s’approprier le champ hérité par Jean de Florette, parce que, sur ce champ, il y avait une source ! Pour l’obtenir, le Pépé et lui ont bouché la source. Il me fallait ensuite décrire leurs manigances et la “disparition” de la source ! La triste histoire de Jean de Florette qui hérite d’un champ sans eau et qui va s’épuiser à creuser un puits ! Ses lapins qui prolifèrent, ses courges qui se dessèchent. Et sa famille qui se tue à aller à la source lointaine chercher de l’eau ! Ugolin qui reprend le champ et comme par hasard “retrouve” la source !...
J.R. : Contrairement aux autres, ce tableau est conçu par petites scènes isolées, à la manière des vitraux. En même temps, comme il raconte en détail cette histoire, il est un peu comparable à une bande dessinée.
R. R. : Oui. Savez-vous pourquoi je me suis mis à réaliser de grandes compositions comme celle-ci ? Cela va vous amuser ! Figurez-vous que j’étais allé, quelques années auparavant, présenter mon travail à Madeleine Lommel. Je lui avais montré ce que je faisais à ce moment-là. Elle m’avait dit que cela ne l’intéressait pas, que ce n’était pas de l’Art brut, que je n’étais pas dans le coup, etc.
J’étais de nouveau au pied du mur : C’est là que je me suis mis à peindre Jean de Florette Quand je suis retourné la voir, ce tableau a finalement été l’un de ceux qui l’ont convaincue que j’étais un artiste singulier ! Elle voulait même me l’acheter ! Alors je lui ai dit : “En me critiquant, vous m’avez appris quelque chose ! Vous m’avez obligé à aller plus loin !” C’est donc grâce à elle que je me suis lancé dans de grandes compositions !
J.R. : Elle vous avait, elle aussi, comme l’instituteur, lancé un défi, en fait !
R. R. : Oui ! Vous voyez comme les rencontres sont étranges ! Si elle n’avait pas critiqué un travail auquel je croyais, je n’aurais peut-être jamais essayé de faire autre chose !
J.R. :
Au fond, dans les péchés capitaux, le vôtre est l’orgueil. Vous dites, avec beaucoup d’humour, d’ailleurs : “On m’a pris au mot, et je suis parti à Paris !” Madeleine Lommel vous défie et vous
changez votre style, vous allez bien au-delà de ce que vous “savez” faire !
En même temps, vous avez, quand vous parlez de votre travail, une modestie qui est émouvante ! Ces oeuvres énormes sont absolument magnifiques, et sont des témoignages d’une grande imagination ! Attendez, car je veux nuancer cette remarque : Vous n’avez pas l’imagination du sujet, puisque vous avez besoin d’une référence culturelle : Cervantès, Pagnol... Par ailleurs, vous citez Daumier et Gustave Doré... Mais une fois que vos épaules sont bien carrées sur cette référence culturelle, vous laissez libre cours à votre imagination, et vous vous lancez dans une démonstration éblouissante !...
R. R. : Vous avez raison en ce qui concerne l’orgueil ! C’est ainsi que, de la même façon, j’ai provoqué Jeanne Disdéro qui travaille avec moi, jusqu’à ce qu’elle réalise des grandes toiles de six mètres de long ! Et tous les gens qui suivent mes cours font de grandes oeuvres. Je veux prouver que dans l’Art singulier, il y a de véritables peintres.
J.R. : Ceci dit, le travail de Jeanne Disdéro est intéressant, mais elle est encore trop influencée par le vôtre. Je me souviens des grandes oeuvres qu’elle avait exposées à Roquevaire. Il était évident qu’elle manquait encore d’imagination pour se renouveler sur toute la surface des toiles. Peut-être était-elle encore trop jeune pour se libérer de vous ?
R. R. : C’était sans doute vrai. Mais dans les oeuvres plus petites qu’elle a montrées à l’Assemblée générale du "Bulletin de l’Association les amis de François Ozenda", elle a trouvé une expression personnelle !
Vous savez, moi aussi au début,
j’étais influencé par Picasso, les peintres de l’Ecole de Paris, etc. Il faut toujours un certain temps avant de se libérer des influences des artistes contemporains !
Je suis entré dans cet Art singulier sans avoir vu ce genre d’oeuvres autres que
celles de Chaissac qui m’ont beaucoup surpris. J’aimais tellement le thème de Jean de Florette que je voulais absolument le peindre. Mais, une fois encore, je ne savais pas comment m’y prendre !
Heureusement, à cette époque-là, je faisais travailler toute une équipe de la MJC de Salon, et justement je leur avais fait réaliser cette histoire. Mais je trouvais qu’ils ne faisaient rien de
bon ! Ils n’étaient pas trop contents que je sois sans arrêt en train de les houspiller et de leur rabâcher que leur travail n’était pas satisfaisant ! Alors, ils m’ont dit : “Prouve-nous que
toi, tu saurais le faire mieux que nous !” J’avais donc désormais à convaincre Madeleine Lommel et ce groupe d’élèves ! Une fois encore, je m’étais fait prendre à mon propre piège !
J.R. : Avec ce tableau, ce qui fait de vous un grand peintre, ce
n’est ni la taille de l’oeuvre, ni le souffle épique de l’histoire... mais le fait que vous ayez la préoccupation de l’action de peindre. Et surtout –et c’est par là que peut-être, vous rejoignez
l’Art brut-- c’est le côté obsessionnel de ce travail, la multiplicité des détails, le fait qu’il vous était impossible de ne pas le peindre ! Vous procédez comme Wölfli ou Walla qui créaient
d’innombrables personnages entourés d’écritures. Mais vous remplacez les passages écrits par une foule de minuscules dessins : le détail tout petit dans le détail tout petit dans... dans le petit
tableau, lui-même dans le tableau, etc. Une oeuvre de si grande taille aurait pu être brossée à grands traits ! Au contraire, on vous imagine le nez collé inlassablement sur votre toile...
R. R. : En effet, chaque petite scène a été traitée de très près, parce que je sentais très fort cette aventure !
Même la composition a été conçue de près, avec un grand souci de chaque détail ! J’ai refait la charrette de déménagement au moins quinze fois ! Parce que c’est elle qui donnait le mouvement à l’histoire. Mais chaque fois, elle était trop longue, ou trop plate... Elle ne représentait jamais ce que j’avais en tête. Il fallait chaque fois que je la recommence, sous un autre angle... Ensuite, s’est posé le problème du chemin vers la rivière ! Puis, quand j’ai enfin réussi la première dynamique, il a fallu que je trouve celle qui lui “répondait” !
J.R. : Toujours votre souci de symétrie, alors !
R. R. : Oui. Et il a fallu que je trouve le moyen d’exprimer le sentiment de paix, le côté statique de la composition. C’est ce côté statique qui m’a renvoyé de plage en plage jusqu’à la fin de l’histoire.
J.R. : Votre oeuvre la plus importante, après ce mythique "Jean de Florette" est un autre thème encore plus célèbre et culturel : "Don Quichotte".Récemment, je suis allée voir une exposition de Garouste, sur ce thème. Il est très lyrique, très narratif, son travail est beaucoup plus lié au texte que le vôtre. Je ne sais pas si c’était ou non son propos, mais je crois que dans le domaine de l’imaginaire, vous êtes allé beaucoup plus loin que lui !
R. R. : quand je regarde mon "Don Quichotte", j’ai toujours le sentiment d’avoir fait des vitraux. Je me donne l’impression d’avoir été sacristain D’avoir vécu avec des prêtres que j’aurais servis ! J’aurais feuilleté la Bible !...
J. R. : E la luxure ! Parlons de la luxure ! Toutes ces femmes ! Tellement érotiques ! Et cette
“personne” qui fait partie de votre “histoire” !
R. R. : Mais cela, c’est la vie ! Et si vous saviez le mal que j’ai eu à la dessiner !
J.R. : Elle a vraiment l’air d’une espèce de grenouille ! Cette
oeuvre-là est très humoristique, alors que vos personnages sont très sérieux, même quand vous fantasmez ! Ainsi, dans une autre “plage”, vous reproduisez le rêve de Don Quichotte, jusqu’à ce
qu’il parvienne à sa concrétisation et que nous soyons face à votre Dulcinée au balcon !
R. R. : Oui, mais elle est comme dans une prison ! Elle est certes sur un balcon, mais il y a des barreaux, et personne ne peut la toucher ! Elle est pour Don Quichotte l’inaccessible, le rêve, le fantasme !
En fait, je ne m’étais pas rendu compte en peignant cette scène que je la mettais en prison et qu’il ne pouvait pas parvenir jusqu’à elle ! Après coup seulement, j’ai réalisé que la distance qui les sépare allait beaucoup plus loin que ce que j’avais voulu y placer de manière anecdotique !
J. R. : En même temps, vous avez exploité abondamment les symboles
! Prenons l’éventail avec lequel les Espagnoles se rafraîchissent. Il est en même temps l’objet derrière lequel elles se dissimulent à moitié pour que les hommes les remarquent. Non seulement
votre Dulcinée est sur un balcon, mais elle est protégée par un éventail.
R. R. : Vous avez raison, mais je n’avais pas vu que les barreaux faisaient un éventail !
J. R. : En fait, comme dans chaque tableau, vous adoptez le côté sérieux, puisque Dulcinée est pour Don Quichotte la quête du Graal ; et le côté léger d’une civilisation. Dans votre travail, le spectateur est toujours face à une dualité.
En même temps, vous avez inclus la notion du Bien et du Mal : en haut le ciel, et en bas l’enfer avec ses personnages aux mains crochues , aux têtes de monstres, etc. Nous sommes dans la même démonstration qu’aux tympans des églises. Et, par moment, vous devenez tout à fait narratif : ainsi, la frise du bas est-elle conçue comme la Tapisserie de Bayeux ! Il est vraiment dommage de n’avoir pas plus de recul pour voir ce tableau dans son ensemble !
R. R. : Vous parlez du défilé des chevaux ? Mais il fallait bien que les chevaliers soutiennent toute cette histoire ! J’ai ajouté les livres, la culture naturellement, plusieurs mois après !
Vous voyez que de chaque côté j’ai fait des piliers qui élargissent la perspective sur la démarche de Don Quichotte : il y a le chevalier blanc, le gris et le noir. Et si vous les regardez de loin, vous voyez vibrer les dominantes. J’ai passé plus de trois mois à réaliser ces panneaux pour obtenir les effets dont je viens de vous parler !
J.R. : Cette oeuvre est vraiment magnifique,
elle aussi ! Votre imaginaire y est débordant ! En même temps, il y dedans un côté tellement naïf ! Vous procédez comme un enfant : s’il veut faire un chemin qui l’emmènera à la maison, il ne va
pas penser qu’il doit le dessiner selon une perspective, il va le faire monter directement jusqu’à la
maison ! Mais peut-être est-ce pour vous le chemin du ciel ? Quels sont ces personnages qui le bordent ? En même temps, votre chemin monte vers le soleil !
R. R. : Pour moi, ce sont des anges annonciateurs ! Nous en venons ensuite à la servante, au curé et au barbier qui
s’en vont au tripot ! Et finalement à la cage dans laquelle on ramène Don Quichotte à la maison. Mais ici, je l’ai représenté en bois.
J.R. : Je m’aperçois qu’en ayant ajouté les panneaux latéraux, vous
avez réalisé un triptyque conçu comme un tableau du Christ et des deux larrons ! Nous sommes donc encore une fois dans une double symbolique.
R. R. : Oui, c’est vrai. Mais vous savez, j’ai eu un problème avec cette toile : alors que je ne l’avais pas terminée, je suis parti en voyage. A mon retour, j’ai été incapable, pendant deux mois, de reprendre mes pinceaux, tellement le travail que j’avais fait l’avait été dans une tension insoutenable ! Et, comme un musicien qui arrête de jouer, j’avais perdu ma concentration ! Cela a été un véritable calvaire ! Je pensais alors beaucoup à un ami qui me disait : “Le matin, quand on se lève, on est seul devant le chevalet, pour recommencer une journée !” Personne ne peut vous aider ! J’ai prévenu Arlette que je ne partirais plus jamais quand j’aurais une grande composition en cours !
J.R. : Vous êtes vraiment un créateur habité ! Quand vous racontez cette aventure -cette mésaventure, plutôt–, la façon dont vous la racontez donne l’impression d’une vengeance de la toile, que votre Dieu vous a momentanément abandonné...
R. R. : Vous avez l’air étonnée que je parle toujours du Bon Dieu ! Vous savez, au début je n’étais pas croyant, je n’ai pas fait ma communion parce que mes parents n’étaient pas pratiquants ! Mais la croyance m’est venue en travaillant ! Le fait de réaliser ces oeuvres, les cadeaux que je reçois sans arrêt sous forme de matériaux qui me servent comme je le veux ; en même temps cette espèce de peur qui s’installe... tout cela fait qu’on est content de trouver une philosophie qui vous pousse à vous contenter de rien !
J.R. Quels projets avez-vous, concernant la pérennité de votre
oeuvre ?
R. R. : A un moment donné, la ville de Sénas voulait me faire un musée, mais les responsables voulaient accaparer tout de suite la totalité de mes oeuvres. Alors, nous avons refusé. Arlette avait demandé conseil à Madeleine Lommel qui a eu la gentillesse de nous le donner ! Mon oeuvre est donc protégée le temps que nous sommes vivants.
J.R. : L’idéal serait évidemment que vous
puissiez obtenir le statut officielde musée pour la maison, parce que les oeuvres aussi bien présentéessoient-elles, n’ont plus lemême sens au musée que lorsqu’elles sont “chezelles”. Sur “leurs”
murs, elles gardent leur poids de vie, au lieu de devenir –maisc’est bien sûr le sort de toute oeuvre muséale– de la culture morte !
Il en irait de même pour la belle collection d’oeuvres d’autres artistes que vous possédez : des Chomo, des masques africains magnifiques...
R. R. : Oui, pour les masques, ma belle-sœur nous en a rapporté beaucoup de ses voyages, et j’en ai trouvé d’autres au marché aux Puces de Saint-Ouen à Paris, dans des brocantes ici et là.
J.R. : Avant de terminer, je voudrais tout de
même que vous me montriez vos bordilles !
(il faut, pour ce faire, traverser un chemin, et arriver dans une sorte de clos bordé de “cages” !)
Tout cela est si bien rangé ! Depuis si longtemps que j’entends parler des merveilles que vous y entreposez, j’imaginais une sorte de décharge personnelle, un grand bric-à-brac d’objets usés les plus hétéroclites !
R. R. : Ils sont bien là ! Mais il faut que je sache à quel endroit précis ! De cette façon, quand j’ai une forme dans la tête, je sais immédiatement où trouver l’objet correspondant ! Cela me simplifie la vie ! Et puis, je vous ai dit tout à l’heure qu’Arlette n’aimait pas le désordre !
ENTRETIEN REALISE A LA MAISON-MUSEE DE RAYMOND REYNAUD A SENAS, LE 28 JUIN 1999.ET
PUBLIE DANS LE N° 66 DE JANVIER 2000 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.