TRACES, RACINES, MEMOIRE, TERRES, MOTS MAITRES
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Il faut se résoudre à prendre ce titre par la fin. Admettre que, pour faire un "jeu de mots", les "mots maîtres" sont également pris à l'envers, puisque la formule est, habituellement, "maîtres mots" ! Convenir que ces maîtres mots seront à suivre à la lettre, qu'ils ont été choisis pour leur concision et leur retenue, pour l’affirmation d’une urgence à les accoler afin d'explorer l'immensité de l'impact qu'ils véhiculent : Traces, Racines, Mémoire, Terres. Partir de leurs définitions originelles, et voir comment elles peuvent s'appliquer au monde de la création ?
La trace est le vestige que laisse un homme à l'endroit où il a passé. Elle est aussi l'impression, la marque psychique que des objets, des aventures produisent sur l'esprit. "Silencieuses", les traces témoignent de cicatrices psychologiques ayant pour nom l'exil, la rupture, la déportation, l'abandon… des instantanés de vérité qui touchent directement le cœur, s'incrustent dans la mémoire. Au-delà, dans sa valeur plus générale, la trace considérée comme mémoire, peut également être un document témoignant du passé, permettant par la connaissance de l'évolution de l'histoire, d'explorer les racines originelles.
Au-delà de la racine solidement ancrée d'une plante, le problème ne se pose-t-il pas en effet pour chacun de "retrouver ses racines", le fil chaotique de sa vie, retracer son histoire afin de laisser une trace, apporter un témoignage, exprimer une sensibilité, faire oeuvre de mémoire.
Retrouver la mémoire de ses racines, le lien avec le passé, implique de retrouver la conscience de soi. Naguère, où conserver et transmettre des événements de l'histoire se faisait par tradition orale, il était nécessaire de posséder une mémoire bien aiguisée. Transmettre était synonyme de solidarité avec les générations précédentes, une façon de construire le présent et préparer l'avenir, en fonction de l'image mémorielle. Il s'agissait de révéler le poids de l'Histoire sur l'histoire particulière des peuples ; et de démontrer que chaque individu est le produit de multiples contradictions, de tragédies et d’espoirs, de guerres et d’engagements…
Terre : Depuis les temps les plus obscurs, depuis la première histoire dont l'homme ait eu conscience, celle-ci s'est écrite dans la terre. C'est en terre que furent modelées les plus anciennes figures retrouvées. Alors que les populations ont de tout temps convoité les métaux ; alors que le bois est putrescible et inflammable, la terre a toujours été la mémoire par excellence des civilisations, à cause de sa résistance naturelle à l'usure du temps, et parce qu'une fois confiée au feu, elle n'est pas réemployée.
La terre ! Au dire de tous ceux qui l’ont un jour pétrie, elle exerce à jamais un pouvoir irrésistible ! Mais n'est-ce pas un miracle de retrouver dans des patines si chaleureuses, des formes si riches remontant, à travers le monde, à des époques où, pour longtemps encore, la France ne serait même pas la Gaule, avec ses dieux de pierre aux silhouettes à peine ébauchées ! Depuis la Dame de Brassempouy, premier visage humain vieux de 25000 ans ; aux sculptures des périodes du Jomon japonais remontant à plus de 5000 ans avant J.C. ; à celles de l'Afrique des origines ; à l'armée des guerriers grandeur nature du premier empereur Qin… l'émotion est perceptible dans la relation à la terre, de milliers de créateurs, leur plaisir de donner une forme à une boule d'argile, conjuguer les couleurs et le graphisme, trouver l'harmonie entre esthétique et destination, laisser des traces en un lieu privilégié : des traces en terre.
Traces de l'artiste, mais aussi du visiteur qui contemple l'objet. Qui va, peut-être, en le touchant, lui donner une seconde vie, générer de nouvelles traces, de nouvelles émotions éprouvées à contempler des oeuvres apportant la mémoire d'autres peuples ; d'origines parfois si lointaines mais donnant une telle impression de proximité. Tantôt provocatrices ou tendres, tantôt évocatrices ou réalistes, imposantes ou modestes… Sculptures fascinantes, aux morphologies imprévisibles ou ambiguës ; véhiculant tour à tour un tel sens de l’humour ou de la gravité, de l’érotisme raffiné ou de la brutalité, de la cérébralité ou de la sensualité ; une telle maîtrise de l’infime détail ; un tel talent à faire jouer la lumière sur ses courbes ou ses arêtes, un tel sens du volume, de l'espace et de la densité : un tel savoir-faire, en somme, dans l’art de travailler la glaise, qu'elles suscitent immanquablement respect, admiration et regret à les quitter !
De même, parmi ceux qui viennent à Banne, quelques sculpteurs participent-ils de cette complicité, emmènent-ils le visiteur en un périple qui plonge ses racines dans la mémoire, à la recherche de marques, d'indices, de traces. Proposant un langage universel. Cheminant "vers" quelque destination sans doute connue d’eux seuls, celle qui depuis la nuit des temps rapproche les hommes au-delà des races et de l’histoire. Traces et empreintes se mêlent avec les nuances de la terre. Une écriture sculpturale et graphique hors du temps, intimiste, fouissant profondément, proposant à chaque visiteur sa propre lecture subjective. Un lyrisme sculptural de leur désespoir ou de leur propre fantasmagorie. Chaque fois, une nouvelle manifestation vitale, belle et surprenante, repoussante et fascinante, fallacieuse et sincère, profonde et déraisonnable, réaliste et illusoire, originale assurément : Ainsi est-il bon de parcourir avec ces "élus", des voyages au cours desquels s’accumulent des impondérables, admirer des oeuvres qui se détournent de l’itinéraire prévu, pour devenir réflexions sur la solitude, la difficulté d’être, sur le précaire équilibre qui lie les êtres... Se dire que, finalement, quelle que soit leur "destination", quelles que soient les traces mémorielles qu'elles proposent, elles sont, par le mélange d’éphémère et de durable qu’elles véhiculent, par leur totale adéquation entre création et imaginaire, porteuses d’un message intemporel d’une poésie puissante. Par elles, leurs auteurs illustrent cette phrase de Nietzsche : "Avoir du chaos en soi, pour accoucher d’une étoile qui danse".
Pour ces quelques créateurs qui, en toute sincérité, fouissent au plus profond d'eux-mêmes afin de laisser sur leur sculpture la trace des matériaux, de l'usure du temps, de leur particularisme par rapport à l'histoire de l'art, de leur propre histoire en somme, se référant subséquemment à la problématique de l'art et de la mémoire, il faut se rendre aux deux festivals de Banne 2011. Et rendre grâce, une fois encore, à Marthe Pellegrino, d'avoir offert tant aux artistes qu'au public, cette possibilité.
Jeanine RIVAIS
CE TEXTE A ETE PUBLIE POUR LE FESTIVAL DE BANNE 2011