Jeanine Rivais : Monsieur Gobin, vous êtes le beau-fils de Lucien Favreau. Il y a longtemps qu'il est décédé ? Qu'est-ce qui lui avait donné l'envie de réaliser de telles sculptures ?
Léon Gobin : Il est mort il y a une dizaine d'années. Il a commencé sur une lubie, simplement.
J.R. : Un manque, peut-être ? Un besoin de décorer ? D'autant qu'elles sont énormes, pour la plupart, voire plus que grandeur nature!
L.G. : Il a commencé à la mort de son chien (²) ! Quand le chien est mort, il lui a fait un tombeau, avec deux personnages à sa mémoire. Et tout est parti de là !
J.R. : Les personnages érigés de l'autre côté de la route ont des petits airs africains ?
L.G. : Non, non, non ! Vous avez Georges Brassens, Mireille Mathieu…
J.R. : En effet, ce ne sont pas des indigènes !
L.G. : Et puis, il y a le cantonnier du village ; et Monsieur Brun, cueilleur de champignons ! Je dois dire que ces sculptures gênent beaucoup certains voisins qui n'arrêtent pas de se plaindre !
J.R. : C'est partout pareil ! Hier, nous étions chez André Pailloux à Brem, et chez Danielle Arnaud-Aubin aux Sables d'Olonne. Et tous deux se plaignaient de l'intolérance et l'incompréhension des voisins qui vont parfois jusqu'à saccager ce qu'ils ont fait !
Vous souhaitez commencer par l'intérieur du jardin ?
L.G. : Oui, parce que c'est là que tout a commencé !
Voilà, le départ est là, avec le tombeau de son chien. En 1963, quand le chien est mort, il a commencé ce tombeau, avec les deux personnages…
J.R. : Sa femme et lui, en fait ?
L.G. : Non ! Sa femme est la sculpture blanche au milieu du jardin.
J.R. : Toutes ces sculptures sont en plâtre ? Ou en pierre ?
L.G. : C'est du béton. Mais avec le gel, les œuvres commencent à se dégrader. A côté, vous avez le chandelier à sept branches.
J.R. : Oui, je vois que la tortue a perdu sa tête ! Lucien Favreau était juif ?
L.G. : Non pas du tout ! Ailleurs, un coq et un chat sont particulièrement abîmés !
Et puis, là, c'est "Ma Jouvence", c'est-à-dire le puits. Il fonctionne.
J.R. : C'est donc une sorte de fontaine ?
L.G. : Puis "Mon dessin" qui est une sorte de parcours de minuscules galets collés par terre.
Et les dessins sont assez violents.. Mais pourquoi les a-t-il dessinés ? Il ne nous l'a jamais dit.
J.R. : Ils sont d'autant plus étonnants qu'en 63, il n'y avait plus la guerre.
L.G. : Et nous arrivons aux signes du Zodiaque.
J.R. : Ce qui est surprenant, c'est la simplicité des sculptures au sol, par rapport à l'importance des sculptures verticales.
L.G. : Et ici, nous avons des pipelettes. Vous savez ce que c'est ?
J.R. : Des hirondelles ? Ou des femmes bavardes ?
L.G. : Non, il s'agit, des inséparables, ces oiseaux qui ne peuvent vivre l'un sans l'autre. Quand l'un meurt, l'autre meurt presque aussitôt après. Et puis, divers sujets : un papillon d'Afrique, un perroquet, le général De Gaulle, bien sûr. Ici, il l'a fait en peinture, mais plus loin il a fait son buste.
J.R. : En même temps, il a décoré la façade de sa maison.
L.G. : Quand vous regardez la façade, vous avez l'impression qu'elle est peinte, mais je vous dirai qu'il n'y a pas un seul coup de pinceau.
J.R. : C'est fait avec des pierres différentes ? Des ardoises ?
L.G. : Non. Il teintait son ciment. Il le projetait sur les murs, et il faisait ses feuilles de vigne ! Puis a réalisé des sortes de plaques légèrement en relief sur lesquelles il a sculpté ses scènes.
Puis vous avez le diable qui emmène une sirène.
J.R. : Et il rame de bon cœur, il est content de lui !
L.G. : Et, à côté, il a représenté Jésus, mais en bonne femme…
J.R. : En plus, avec une paire de seins qui pendent !
L.G. : Si des catholiques étaient venus, ils auraient sans doute été surpris ?
J.R. : Croyez-vous qu'ils auraient eu l'humour d'apprécier ?
L.G. : Et ici, il a représenté Léonard de Vinci, mais en buste.
Avant, dans cet angle, il y avait une sculpture couchée…
J.R. : Un gisant…
L.G. : Mais cela ne servait à rien. Cela représentait la comète d'Haley. Je l'ai donc changé, et avec ma fille, j'ai placé "Allez, les verts" ! Parce que, de ce temps-là, Saint-Etienne était en coupe d'Europe ! Il y a donc un jeu de mots entre la comète d'Haley, et Allez…
Le gisant représente son papa, tué à pendant la Guerre 14-18.
J.R. : Je suis surprise de constater qu'en fait, tous les thèmes l'intéressaient.
L.G. : Sur ce premier tableau mural, il a représenté sa maman, son frère, mais il n'a pas pu se représenter parce qu'il a eu la gale du ciment, il ne pouvait donc plus travailler.
Et, avant, il s'était représenté là-haut avec son chien Zapy, avec le barbecue que vous voyez à côté de nous.
J.R. : Je vois que le chien est omniprésent !
L.G. : Oui, et puis en haut de la maison, il a écrit : "Ote-toi de mon soleil !"
J.R. : Je crois qu'il avait beaucoup d'humour !
L.G. : Au-dessus de la première chambre à coucher, "Faites l'amour, pas la guerre" !
J.R. : Et là, sa mise en scène est sans ambiguïté : tout est en place pour faire l'amour !!!
L.G. : Et puis, il représenté un Charlot. Comme il allait travailler de maison en maison, il a intitulé cette scène "Le chemin de la Vie". Et toujours son chien Zapy avec lui.
Une autre de ses maximes, c'est : "Mon ami, mon chien ; mon maître Cheval" qu'il n'a jamais connu !
J.R. : Vous parlez sans doute du Facteur Cheval ? Il était dans ce milieu de siècle tellement célèbre qu'il en avait forcément entendu parler ?
L.G. : Nous sommes un peu en contact avec eux. Nous leur demandons de nous envoyer des visiteurs valides, mais pas des handicapés. S'ils sont dans un fauteuil roulant, comment voulez-vous qu'ils évoluent dans le jardin, et qu'ils entrent dans la maison ? Nous avons tout laissé exactement comme c'était du temps de mon beau-père.
J.R. : Oui. C'est ainsi que c'est intéressant. Parce que je vois comme la maison de Picassiette que je connais bien, a été modifiée, avec ajout de toilettes, etc. Je trouve ces changements dommage, parce qu'ils changent la vision sur l'ensemble.
L.G. : Puis, des Vendéennes, et la "Femme au serpent"…
J.R. : Eve, peut-être ?
L.G. : Il a aussi représenté Moïse. Et Picasso.
J.R. : Je trouve le jeu de mots amusant entre le puits que nous avons déjà évoqué, et la vieille Madame Dupuy qui est au-dessus !
Le champ de l'autre côté de la route est donc aussi à vous ?
L.G. : Oui. Passons dehors. Là-haut, vous avez le général De gaulle…
J.R. : Il est vraiment petit ! Et puis une femme qui fait des grimaces et le cantonnier du village qui disait "moitou"…
Quand j'étais enfant, je parlais patois moi aussi. Et en poitevin, "moi aussi" se dit aussi "mouêtou".
L.G. : Un jour, ma sœur me téléphone et elle me reproche :
"Tu ne m'avais pas dit que tu passais à la télé !
_ Moi, à la télé ? Je n'en savais rien ! "
En fait j'avais d'abord été contacté par un journal de la Charente, puis nous sommes passés sur une chaîne nationale. On m'a donc vu dans le monde entier !
J.R. : Vous voilà donc célèbre!
L.G. : Je lui demande : "Qu'est-ce que j'étais en train de faire ? "
Elle me répond : "Tu parlais à un bonhomme (c'était le caméraman) et tu étais en train de commenter la tête du cantonnier.
J'ai ajouté : "Ce brave homme est maintenant parti à la maison de retraite de Barbezieux".
Et là-bas, on le prenait pour un fou, parce qu'il racontait à tout le monde :"Moi, j'ai ma statue à Yviers" !
Finalement, j'ai dit à ma sœur : "Je te crois !"; parce qu'elle n'est jamais venue ici.
Et nous arrivons aux Sept Péchés capitaux. Cinq sont bien évidents. Mais il n'a pas pu terminer les deux derniers, à cause de la gale du ciment. Ils en sont restés à l'armature métallique.
Cela me permet de montrer au visiteur comment il faisait ses ébauches.
Derrière, vous avez la "Femme au cactus".
Et puis, Monsieur Brun, l'homme aux champignons. Un homme du village aussi. Et puis, le ciel et l'enfer : D'un côté celui qui nous reçoit là-haut, de l'autre ceux qui ont été méchants !
J.R. : C'est vraiment un ensemble magnifique !
L.G. : Et puis une scène représentant un compagnon du tour de France avec, représentés, les trois corps de métiers artistiques : la peinture, la sculpture et l'écriture. Au-dessous il avait marqué "Lucien Favreau 1912". Et nous avons ajouté 1980 qui est l'année de sa mort.
Et Georges Brassens, "Moi je m'en fous, les copains d'abord".
J.R. : Quel plaisir de découvrir ce site ! En fait, nos amies qui nous en ont parlé l'avaient découvert dans le Guide du Routard". Et le maître de la chambre d'hôtes que nous avons retenue ne l'avait jamais visité. Le fait que nous lui ayons dit que nous venions ici l'a titillé, de sorte qu'il est allé sur Internet pour voir de quoi nous parlions !
L.G. :En effet, les gens du coin sont peu curieux. Pour les journées du patrimoine, aucun ne se dérange.
J.R. : En général, les gens ne s'occupent pas de ce qui se passe dans le village ! L'indifférence, la jalousie… sont les mêmes partout.
L.G. : Et puis, à côté de Mireille Mathieu, je suppose que c'est sa maman, et lui qui tend les bras à sa maman.
J.R. : Il a vraiment fourni un travail titanesque ! J'imagine le temps qu'il lui fallait pour chacune de ces grandes sculptures.
L.G. : Et puis un couple d'amoureux
Et enfin, l'histoire de la femme contre qui il était très fâché ! C'était sa tante qui avait donné plus à son frère qu'à lui. Pour se venger, il l'a représentée en morceaux : la tête et les jambes pendantes sur un socle, le tronc sur un autre et enfin le buste sur un troisième. C'était sa façon à lui de se venger.
J.R. : Quelle rancœur cela implique ! Et quel humour dans sa vengeance ! Je suis sidérée par l'humour qu'il a développé tout au long de ses sculptures !
Mais de ce côté-ci, est-ce une Fanny ?
L.G. : C'est une femme qui était une voisine, et une cousine germaine de ma femme. Son mari était tellement jaloux qu'il insultait mon beau-père en lui disant qu'il l'emmerdait avec ses sculptures, ses dessins, etc. Si bien que mon beau- père a peint la femme et a écrit : "Voici mon derrière, ma tête est malade !" .
Et le taureau : mais ces trois points, qu'est-ce que c'est ?
J.R. :En fait, il y a "La Vache qui rit", tellement célèbre partout !
L.G. : Oui, mais les points ?
J.R. : Je n'en sais rien !
L.G. : "Mort aux vaches" ! Il était franc-maçon. Et ces trois points étaient le signe de la franc-maçonnerie.
J.R. : Je n'aurais pas trouvé ! Je l'ignorais complètement.
L.G. : A côté, la chèvre…
J.R. : Oui, on voit bien ses bottes !
Savez-vous combien Lucien Favreau a de la chance de vous avoir, tellement fidèle et protecteur. Nous avons connu de nombreux créateurs comme lui, qui sont morts, et dont toute l'œuvre est détruite et enlevée en quelques jours ! C'est vraiment un crève-cœur.
Et qui est-ce, sur cette autre belle peinture ?
L.G. : C'était sa petite-fille.
J.R. : Donc votre fille ?
L.G. : Oui. Là-haut, le joueur de flûte. Savez-vous avec quoi il a fait les jambes ? Vous vous souvenez des bouteilles Lesieur que l'on écrasait quand elles étaient finies ? Il y a encore la marque "Lesieur" à son mollet ! Et là, quelqu'un a demandé "Mehr Licht", "plus de lumière" !
J.R. : C'est de l'allemand ! Décidément, c'était un touche-à-tout !
L.G. : Et nous en venons au veau d'or ! Et, en bas la statue de Moïse pour être fidèle à l'histoire.
Et nous arrivons à ses vaches : certaines sculptées avec très peu de relief ; mais la plus célèbre est la "Vache qui pisse" !
J.R. : C'est elle que l'on voit la première en arrivant ! Avec sa queue en l'air ! (Là-dessus, M. Gobin entre dans sa maison pour ouvrir l'eau, et la vache se met à pisser copieusement ! )
Ce qui est amusant, c'est qu'il ne s'est rien refusé ! Il a même repris des scènes mythologiques ! Je suppose que c'est le dieu Pan sur ce bas-relief ?
L.G. : Ce sont des nymphettes !
Allons maintenant à l'intérieur.
J.R. : Nous voilà de plain-pied dans le saint des saints. La chambre de Lucien Favreau.
C'est lui qui avait construit sa maison, parce que vous que le plafond semble très artisanal ?
L.G. : Non, non, c'était un héritage ! C'est lui qui a tout transformé. Avant, cette pièce était la cuisine.
J.R. : Je vois qu'il y a autant de sculptures et peintures au plafond que sur les murs. Très contrastées : allant de la pieuvre inquiétante au couple enlacé observé par une biche, etc.
Finalement, il a dû avoir une belle vie !
L.G. : De chaque côté du lit, son papa et sa maman. Et sur le mur en face du jardin, ma femme et moi !
J.R. : Il a même apporté des pierres pour faire le tour de lit !
Et les murs tout autour disparaissent sous les peintures. Parfois très drôles, comme celle de Mireille Mathieu écrasant le diable, ou le diable lui-même ; d'autres fois terribles, comme la scène sur le mur du fond qui représente la marche des prisonnières de Treblinka vers les fours crématoires ; d'autres fois encore, féroces comme l'Hallali sur le mur de gauche en entrant !
L.G. : Un jour, un couple, -elle est la cousine de ma femme-, est venu passer sa lune de miel ici, et sa nuit de noce dans cette chambre ! Et mon beau-père leur a dit : " Vous savez, à trois heures du matin, je monterai au grenier et je vous regarderai "travailler" !" En fait, en haut il n'y a rien ! C'était seulement une boutade ! Un clin d'oeil aux jeunes mariés !
(Nous longeons un couloir et passons ensuite dans le salon, tous les murs couverts de tableaux semblant nous regarder passer, y compris la Joconde qui sur sa cheminée, nous suit des yeux ! ! )
J.R. : Je suis tellement ravie d'être venue ! Merci, Monsieur Gobin, de nous avoir consacré votre matinée ! Ce lieu ne ressemble à aucun autre que nous avons visité, comme esprit, comme composition, comme imaginaire !! Oui, c'est avec plaisir que je signerai votre livre d'or !
ENTRETIEN REALISE A LA BOHEME, le 23 janvier 2018.
(¹) Lucien Favreau dans sa chambre : Photo Isabelle Louviers pour le Journal de la Charente.
Toutes les autres photos sont de Michel Smolec.
(²)J'ai oublié de demander à M. Godin si Lucien Favreau avait nommé son chien en hommage à Zapy Max qui était à cette époque, célébrissime ?
LUCIEN FAVREAU / La Bohême, Lieu-dit La Vaure Commune d'Yviers 16210. Tél : 05.45.98.09.49.
********************
Pour terminer la visite, voir les deux vidéos ci-dessous :