ART CRU MUSEUM
ENTRETIEN DE GUY LAFARGUE AVEC JEANINE RIVAIS
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Jeanine Rivais : Guy Lafargue, je voudrais que vous vous présentiez parce que, de vous je ne sais que trois choses : vous êtes psychiatre et psychothérapeute, ces deux états me semblant liés, mais peut-être est-ce une erreur ? Vous avez fondé un musée pour abriter des oeuvres créées par des patients gravitant autour de ces deux préoccupations; ou ayant une création extrêmement psychologique. Enfin, vous êtes vous-même créateur. Pouvez-vous étoffer cette trame tellement mince ?
Guy Lafargue : Avec cette entrée en matière, j’ai le sentiment que notre entretien va être fort utile. Vos questions, d’abord transmises par écrit comme nous en avions convenu, me donnent également à penser que je vais peut-être bousculer un certain nombre de lieux communs au sujet de ma discipline, et mettre d'équerre les on-dit et autres rumeurs me concernant, dont vous acceptez avec gentillesse de faire les frais...
Tout d’abord, je ne suis pas psychiatre. Ce métier appartient à la médecine, et, pour ce qui concerne notre champ de préoccupation -les forces humaines à l’œuvre dans l’expérience créatrice- je dois dire qu'à l'exception de quelques psychiatres "éclairés" (Hans Prinzhorn et quelques autres: Ferdières, Tosquelles, Oury, Gentis, J.P. Klein, Jean Broustra...), la psychiatrie a porté de très mauvais coups, produit beaucoup de contre-sens, tellement dit de sottises et commis d’attentats irréparables en interprétant ce champ par rapport à la pathologie ; et surtout en traitant les personnes aliénées en parias, voire en délinquants psychiques, et en tuant en eux ce qu'il leur restait d'inaliénable, justement : leur folie comme insurrection contre la toute-puissante et tragique normalité.
La pathologie, si l’on entend par là le mode de désignation des troubles de la personnalité, contrairement à ces discours de mauvaise foi, n’a rien à voir avec l’expérience de la création qui, elle, est un manifeste des forces de santé du sujet humain. Et d’abord, le concept de pathologie, en particulier de pathologie mentale, appartient au registre de la culture médicale aliéniste du début du siècle et du système de répression chimique et comportementaliste contemporain qui l’a ressuscité. Souvenez-vous cette parole de haute densité de Dubuffet : "Il n'y a pas plus d'art des malades mentaux que d'art des dyspetiques ou des malades du genou". Si l’on se réfère par contre au sens étymologique du mot pathologie - signifiant "connaissance de la souffrance" - alors, il est clair qu’il y a un rapport direct entre l’expérience de la souffrance morale, affective (qui n'est pas de la maladie, mais une sorte de message de l’organisme adressé au sujet), et la pulsion créatrice qui constitue la marque spécifique de notre humanité dans le règne vivant, et notre ressource la plus précieuse pour sortir de son aliénation. On peut comprendre toute l'horreur qu'il y a à penser qu'une société moderne puisse prendre comme programme généralisé d'hygiène mentale le parti barbare de réduire massivement avec des molécules et des électrochocs ce qui de notre humanité nous reste pour sortir de la barbarie. Abandonnons une fois pour toutes ce mot de pathologie aux orties.
J'ai du mal à définir exactement mon métier. Concrètement, je passe la majeure partie de mon temps à exercer le métier de formateur d'animateurs d'Ateliers d'Expression Créatrice dans le cadre d'un Institut de Formation que j'ai créé avec le concours pointu d'un certain nombre d'amis -les Ateliers de l'Art CRU- qui marche du tonnerre de Dieu, et qui répond visiblement à un besoin profond du monde social. Je travaille avec un public d'éducateurs, de soignants en établissements psychiatriques, de psychothérapeutes, de quelques psychiatres égarés (il serait injuste de remplir indistinctement la charrette... il y a des psychiatres humanistes qui ont gardé intacts et vivants les enseignements de la psychiatrie institutionnelle de Tosquelles, Oury, de l'antipsychiatrie anglaise... mais la lutte est rude).
J'ai des diplômes universitaires de psychologue clinicien et de docteur en Sciences de l'Éducation, et une formation technique de psycho-sociologue. Mes "objets" professionnels, c’est la relation interhumaine, les systèmes de valeurs, les systèmes de communication, les idéologies, l'institution. Je suis chercheur et théoricien dans le monde de toutes ces expériences fantastiques dont j'ai été l'acteur et le témoin depuis trente ans que je me suis engagé corps et âme dans cette aventure de la création. Ma singularité, je crois, consiste à refuser de cliver, de séparer l'expérience créatrice esthétique du processus de création de soi comme sujet humain. Je pense que c'est ça qui constitue le cœur de ma philosophie, de mon métier, de ma tension créatrice.
J'exerce de façon plus modeste le métier d'analyste pour des personnes que le Destin et une souffrance morale trop destructrice a placées sur ma route. Je dois à ces personnes ma connaissance et ma confiance profonde dans la disposition des humains à désirer devenir œ qu'ils sont profondément sans jamais avoir pu en prendre la mesure.
Et puis, il y a mon parcours personnel avec la création, avec I' expérience expressive créatrice; ma rencontre intime et bouleversante des langages de la création : la peinture, la sculpture, le collage, la poésie, l'écriture, le théâtre, l'expression corporelle... Et mes collisions avec des créateurs, puissants, terrifiants parfois, qui sont venus me trouver ou que je suis allé chercher, et dont le choc a déclenché l'ouverture de l'ART CRU MUSEUM, cet entrepôt des Objets abandonnés ou répudiés. Cette entre-position, qui n'est pas une propriété personnelle pour la plupart de ces œuvres qui sont ici, est aussi importante qu'a pu l'être la collection Dubuffet dans les années 1950 à 1970. Je ne sais pas quand elle trouvera son heure de gloire, mais pour l'instant elle n'intéresse personne dans la sphère culturelle officielle. Même pas dans le monde de l'art singulier qui est passé semble-t-il avec armes et bagages du coté de l'établissement officiel. Je n'ai jamais eu l'honneur de figurer avec mon ART CRU MUSÉUM dans les reportages de RAW Vision, revue qui a eu son heure d'originalité, mais qui n’est plus qu'une revue publicitaire pour les galeries -la meilleure revue d'art de l'année 99- ou dans ceux de DADA. Et puis je me suis fait virer de la Halle Saint-Pierre, après avoir été invité à participer à l'exposition "Art Brut et Compagnie". Probablement pas assez clean. Je suis même dénigré à voix haute par certains amis de la famille des Singuliers. Donc, en attendant des jours meilleurs, je me manage moi-même.
Je dois pour être juste dire avec une grande estime, que cet ostracisme ne concerne pas le formidable travail de l'équipe des amis d'OZENDA, de Jean Claude CAIRE et de sa compagne, d'André Escart, et de vous-même, qui me faites une place régulière dans la revue, et auxquels jusqu'à aujourd'hui je n'avais pas pris le temps de répondre à la mesure de mon désir. Cela va être chose faite grâce à vous.
J- R. : Guy Lafargue, nous sommes en train de faire le tour de votre musée. Une partie est composée de vos oeuvres personnelles. En quoi consistent-elles ?
G. L. : Ce sont en grande partie des œuvres anciennes, des collages, des peintures, des sculptures, des assemblages.
J. R. : Commençons par vos sculptures, justement : certaines sont très harmonieuses, et d'autres tellement perturbées !
G-L. : Vous vous doutez bien que je récuse complètement cette catégorisation du réel entre ce qui dans une œuvre serait harmonieux et ce qui serait perturbé. Vous savez bien que les ébranlements esthésiques ne sont pas dans les objets mais dans le sujet, dans le spectateur. L'objet n'est qu'une trace des forces inconscientes mobilisées par le créateur en lui-même et chez le spectateur. L'idée du CRU, de l'Art CRU est fondée sur cet axe intangible que l'œuvre est un manifeste de l'expérience affective solidairement engagée par le créateur et par l'Autre, par son destinataire avoué (le public) ou inavouable (lui).
Ceci dit, mon aventure avec la peinture et avec l'argile a commencé dans les années 69 / 70. Dès le début de cette "rencontre", j'ai réalisé des peintures et des sculptures très violemment expressives, Je veux dire par là que je me suis complètement défoncé dans ce jeu puissant et parfois assez angoissant, autant à cause de l'émergence de mon histoire personnelle (à laquelle j'assistai avec sidération) de ma vie affective, que de l'inquiétude créée par le regard des autres sur ma pathologie, de cette souffrance affective que j'évoquais tout à l'heure. C'est de cette éruption volcanique qu’est né le bébé Art CRU, comme mode d'expérience de la création centré non sur l'œuvre mais sur le processus de révélation et d'apprivoisement de Soi, de son expérience affective actuelle et de son histoire. C'est en cela qu’il y a un lien de parenté direct avec l'idée de Dubuffet d'Art Brut. Sauf que Dubuffet est resté collé à l'œuvre.
Vous m'interrogiez sur l'Art Cru Muséum. Mais l'Art CRU n'est pas un mouvement artistique, c'est une certaine attitude face à l'expérience créatrice. Ma création, mon invention personnelle, c'est d'avoir mis en place des cadres permettant à des gens de créer pour leur propre compte, en dehors de toute perspective artistique, par où s'indique aussi la famille "Art Brut.". Comme j'aime à le dire, l'Art BRUT et l'Art CRU sont enfants du même lit, mais ils n’ont pas le même père.
J. R. : Vous l'expliquez très clairement dans votre ouvrage "Requiem pour la vache folle ".
G. L. : J'adhère complètement à la définition que Dubuffet donne de l'Art Culturel, mais pour moi, le but n'est pas le même que celui de Dubuffet. Je ne suis pas un collectionneur, je ne suis pas un jouisseur de possession. Certes je suis dépositaire d'un trésor inestimable pour la somme d'amour, de souffrances, de tragédies qu'il représente. Mais mon action à la fois personnelle et professionnelle est d'abord centrée sur l'expérience créatrice comme transformation de soi, sur la création d'espaces construits, d'un cadre dans lequel des personnes pour qui il est vital de s'exprimer, puissent le faire sans danger excessif, dans un climat de confiance et de liberté profonde, c'est à dire affranchies de l'aliénation à la dimension de l'Art. Ma jouissance est d'ordre maïeutique, d'être un accoucheur du travail de la création des personnes qui me font l'immense confiance de se révéler dans ces écrins que je construis pour cela. C'est le processus de création à l'état natif qui me bouleverse. Et c'est bien là le cœur de mon attachement profond pour les créations d'Art Brut.
Mon idée majeure est que certaines choses ne peuvent pas se dire avec les mots, et que la création a une fonction fondamentale de connaissance de soi. La pulsion créatrice sert d'abord à la personne elle-même, pour rencontrer toute une partie de son expérience ancienne qui est inaccessible d' une autre façon, en particulier dans le jeu de la pensée, et même dans celui de l'écriture.
Parmi les oeuvres présentes dans ce lieu, certaines ont été exécutées par une personne dont j'ai conduit le travail analytique pendant une dizaine d’années, Paulette Maudire. Elle n'était ni peintre, ni écrivain. Elle est devenue une magnifique créatrice. Elle peint, modèle l'argile. Elle a également écrit des livres (voir bibliographie). Elle a maintenant soixante-treize ans et continue à créer. Elle n'est plus, bien sûr, dans les tortures morales où elle se trouvait lorsqu'elle a commencé son travail analytique avec moi.
J. R. : Cependant, demeurent beaucoup de problèmes, si j'en juge par les terribles coulures rouges qu'elle laisse sur ses oeuvres, au milieu des personnages !
G. L. : Toute forme expressive authentique est représentation de l'histoire du créateur; c'est-à-dire que pour moi, la création sert à déposer ce qui a eu lieu et qui, jusqu'alors, n’avait pas trouvé de possibilité de représentation.
J. R. : Quand vous dites "de l'histoire", vous entendez la propre histoire de la personne en souffrance ?
G. L. : Oui. De l'histoire personnelle propre à chaque créateur. Le créateur ne travaille en définitive, qu'à partir des impulsions qui viennent de sa vie affective inconsciente ; de la part inconsciente, fermée, de son histoire ; de cette part jamais découverte, jamais rencontrée librement. Pour moi, la création rend possible de penser I' expérience qui n' était pas pensable auparavant parce que I' histoire a détruit quelque chose. Tous les artistes ont un lourd contentieux avec la cendre…
J. R. : Excusez-moi de reprendre ainsi vos phrases, mais il faut que je m'habitue à votre vocabulaire avec toutes ses nuances. Quand vous dites : "...l'expérience qui n'était pas pensable auparavant...", vous voulez dire qu'il lui était impossible, impensable d'exprimer sa douleur ?
G. L. : Oui, c'est peut-être difficile à admettre : la douleur est éprouvée, mais n'est pas ressentie. Ce qui est impensable à exprimer, c'est l'origine de cette douleur, d'où elle vient, où elle s'est formée. Dans des oeuvres comme celle que nous avons sous les yeux, Paulette Maudire a réussi à symboliser dans "sa" peinture quelque chose qui est en même temps profondément pictural, et non pas seulement de la mémoire. Elle a réussi à exprimer son conflit profond, sa douleur profonde, qui consistait ici à être enjeu de la violence entre le père et la mère..
Ce qui est exprimé dans ses peintures est de l'ordre d'une tragédie qui s'est développée très tôt dans son enfance, et qu'elle a réussi à représenter et à apprivoiser. Et, dès l'instant où cette tragédie originaire peut être représentée, elle devient pensable sans danger majeur, et assimilable. Par contre, tant que cela n'est pas fait, l'expérience n'est pas assimilable, et la personne reste dans la souffrance névrotique, et parfois dans le danger de la folie. Créer sert donc à se délivrer, et c'est là je crois, la fonction majeure de la création : c'est un travail de délivrance, de mise à jour de l'expérience inconsciente mémorisée dans le corps, enregistrée depuis l'origine, mais qui n'avait jamais pu voir le jour parce qu'elle était terrorisante, qu'elle n'avait jamais pu trouver son mode de représentation. Lors du travail analytique que j'ai conduit avec cette personne, je l'ai soutenue, invigorée dans la spontanéité qu'elle avait dans les dessins, les peintures, écrits, sculptures... qu'elle a commencé à réaliser !
J. R. : Il y a un moment, vous m'avez dit que, contrairement à ce que je pensais, vous n'êtes pas psychiatre : à quel titre, dans ce cas, menez-vous des thérapies ?
G. L. : Je suis psychologue. Je pourrai dire maintenant psycho-plasticien. Jean Broustra, un psychiatre singulier, a écrit que j'étais "un créateur qui a rencontré la psychothérapie".
J'ai fait mes études universitaires de psychologie académique, culturelle, mais surtout j’ai étudié la psycho-sociologie et je me suis initié sur le terrain, en marge des académies au travail analytique. Une formation d'une certaine façon autodidacte et je poursuis en franc-tireur une carrière de théoricien. Je développe une pensée qui n'est pas en odeur de sainteté. Comme analyste, j'ai eu très peu de clients dans mon histoire, parce que l'essentiel de mon travail est engagé du côté de la formation. Mon travail avec ces personnes consiste à les accompagner dans leur recherche de compréhension et de connaissance des racines de leur souffrance et de l'histoire où elle s'est formée. Ceci n'a rien à voir avec un acte médical.
La médecine soigne des maladies. La souffrance affective n'est pas une maladie. La névrose et la psychose (quel beau mot que le mot "folie") ne sont pas des maladies, ce sont des modes d'organisation de la personnalité pour résister à la violence et à I' angoisse de mort. L'analyse est un travail de la personne non sur des troubles neurologiques ou comportementaux, mais sur l'élucidation par elle-même et avec le soutien compétent de l'analyste, de son lien au monde. Le psychiatre, de plus en plus, est d'abord un médecin, et sauf s'il a développé une formation dans le domaine analytique, dans la psychothérapie ou dans d'autres approches, émotionnelles ou expressionnelles, il n'est pas, en tant que médecin, automatiquement qualifié pour pratiquer un tel travail. L'observation actuelle montre une orientation massive de la psychiatrie vers la molécule et l'électrochoc. Madame Artaud écrivait qu'elle avait confiance dans l'électricité, mais l'électricité n'a jamais soigné ni guéri son Antonin. Les neuroleptiques neutralisent l'énergie libidinale, tuent la Parole en même temps qu' ils écrasent la folie.
JR : Je voudrais maintenant que vous expliquiez comment vous avez amené cette dame à dessiner ?
G. L. : Je ne l'ai pas "amenée" à dessiner. Cette demande d'analyse s'est posée à partir d'une situation où elle participait avec un groupe, à un atelier d'expression comme ceux que j’anime ici. Au cours d'une séance, elle a, pourrait-on dire, abandonné ses défenses contre la peur de ressentir certaines zones profondes de son expérience. Elle a connu à ce moment-là une véritable explosion vitale, et connu un état d'intense jubilation, d'angoisse et de très grande vulnérabilité. Cela a débouché plusieurs mois après, sur une demande de travail analytique. J'ai répondu à cette demande, et j'ai commencé avec elle ce travail de création à deux personnes que constitue une analyse. Assez rapidement, et d'elle-même, elle m'a envoyé des dessins.
J. R. : Elle a donc pris seule sa décision ?
G. L. : La thérapie est une relation de l'ordre d'un contrat dont les conditions se décident entre deux personnes ; une aventure dont on sait quand elle commence, mais pas du tout quand elle se terminera, ni ce dont elle sera la révélation !
C'est un travail de mise à jour, de révélation. C'est très intense, très perturbant dans le sommeil, dans la vie quotidienne, dans le lien avec ses proches qui est généralement bouleversé, dans la relation à son métier. Ça bouleverse tous les équilibres compensatoires péniblement acquis. Mais c'est aussi ce dont ont besoin certaines personnes pour redevenir vivantes. Très rapidement, cette dame a utilisé ses dispositions à la création qui étaient très fortes, très pressantes, une urgence vitale....
J.R. : Dont elle n'avait pas jusqu'alors conscience ?
G. L. : Qui se sont engagées à partir de ce moment-là. Cette personne était professeur de pédagogie en éducation physique en École Normale (comme on disait alors de façon judicieuse). Elle est aussi une femme intelligente. Elle avait commencé à succomber à la tentation psychiatrique, avant de poser cette demande de soin analytique.
Son oeuvre n'est pas du tout une oeuvre d’intention artistique, en ce sens que pendant toute cette période native, elle n'a jamais été faite pour être montrée publiquement. La plupart des créations qui sont ici, d'ailleurs, qui constituent l'ART CRU MUSEUM, ont été faites en dehors de toute préoccupation artistique, ou d'exposition. Elles n'ont pas été faites pour être exposées ; elles ont été faites dans une situation d'urgence, y compris pour les "artistes" qui y ont confié une partie de leur œuvres.
J. R. : Quand cette dame dessine ou peint, a-t-elle la conscience de votre regard sur son travail ; et quel est ce regard ? Pas médical, je l'ai compris. Excusez-moi d'insister avec la naïveté d'un Candide, mais j'ai beaucoup de mal à saisir toutes les nuances de ce mot "thérapie" !
G. L. : Certainement que dans son esprit, notre lien affectif est toujours en alerte, en murmure, mon regard est intériorisé peut-être comme celui de la mère l'est par le bébé où il puise son sentiment d'exister ou de n'être rien. Elle s'est éprouvée existante dans mon regard. Mais c'est fondamentalement pour elle qu'elle crée. Je ne suis d'ailleurs pas physiquement présent. Et notre travail analytique est terminé depuis quinze ans maintenant.
Pour répondre à une autre de vos questions, dans mon travail analytique, je ne suis pas "art-thérapeute". Je n'"utilise" pas l'art ! Quelque chose circule, dans la normalité sociale, au sujet de l'utilisation prétendue thérapeutique de I' art, qui s'est développé sous le nom "d'art-thérapie".
Je m'insurge contre ce mot et contre les pratiques qu'il recouvre, parce qu'à mon sens, on ne peut pas s'exprimer à la fois comme artiste (je parle des art-thérapeutes !) et comme analyste dans le lien avec une personne en souffrance. Les finalités de l'art et celles de l'analyse ne sont pas du tout les mêmes. Que devient la pulsion artistique, antisociale par nature lorsqu'elle est socialement prescrite ? L'art existe pour moi dès que quelque chose de créé est mis en circulation dans le champ social. Une oeuvre devient de l'art dès l'instant qu'elle est exposée, construite en fonction du regard de l'autre.
J.R. : Mais cette expression est la définition-même des artistes désireux de montrer leur travail, dans une relation créateur-spectateur !
G.L. : C'est là, en effet, le métier d'artiste ! Il n'existe pas d'artiste qui ne montre son travail, qui n'ait ce lien exigeant avec le regard de l'autre, précisément !
J. R. : Vous avez bien spécifié, il y a un moment, que les oeuvres de cette dame n'étaient considérées ni comme des oeuvres d'art, ni comme des oeuvres à exposer. Elles étaient donc conçues uniquement pour son mieux-être, et, en la circonstance, pour votre regard. Or, maintenant, vous semblez envisager d'autres regards sur son travail...
G. L. : Cela était le cas pendant une longue période, jusqu'à qu'elle prenne conscience et confiance dans la force de son langage.
Mon regard, mon écoute, ma considération personnelle et professionnelle d'analyste avec elle remplissent (ont rempli) assurément une fonction dynamique ! Mais essentiellement parce que je prends l'œuvre comme une Parole. Je ne la regarde pas comme une œuvre d'art, ce qui constituerait une fermeture au signifiant dont l'œuvre est le porte-parole. Et la personne ne s'y trompe pas. C'est sûrement cela qui a manqué aux figures de proue de la malédiction, aux artistes fous : d'être écoutés comme des personnes, dans leur parole et non dans les miroitements protecteurs de l'intellectualisation normative qui les rejette dans l'absence. Le travail analytique est un travail de parole : au lieu de prendre la Parole seulement en parlant, comme dans une psychanalyse, avec la bouche et avec les mots, elle prend la Parole avec ses peintures, ses argiles, ses images... ensuite elle parle avec le verbe et avec l'écriture de cet événement. Dans son cas, c'est l'esthétique, la pensée concrète qui est le langage, et non plus la pensée symbolique seule. Le mot "symbolique" est pris ici dans le sens que lui a donné Jacques Lacan pour désigner la pensée abstraite en mots.
Je trouve très important l'utilisation du mot "esthétique" pris dans son sens étymologique qui est, non pas la science du beau, mais la connaissance du sensible. Il s'agit-là d'un mode concret de la pensée qui permet justement d'atteindre ce que les modes abstraits de la pensée -ce que l'on appelle en fait "la pensée"- ne permettent pas de retrouver.
J. R. : Quand cette dame vous montre ses oeuvres, quelle est votre réaction ? Quel est le lien qui s'établit entre vous ? Il me semble impossible, bien que vous ayez affirmé ne plus être dans le langage de la parole, que devant des oeuvres si "chargées", vous n'ayez pas de réaction ? Ou bien avez-vous suffisamment de "discipline" mentale pour être capable de rester muet devant ces tableaux ?
G. L. : Dieu m'a préservé d'une telle inhumanité. Ces œuvres m'atteignent profondément et je ne mets aucun écran à l'impact affectif qu'elles ont sur moi, et que je communique. Je redis que beaucoup des peintures qui sont ici ont été faites après que la thérapie soit terminée, contrairement aux dessins Cette dame a donc trouvé un mode d'expression en dehors du travail fait avec moi. Mais il en a été de même pour les œuvres écrites, dessinées, collées qu'elle a introduites dans le travail analytique lui-même. Et face à cela, je travaille alors comme face à une parole abstraite en mots : nous en cherchons/construisons ensemble les signifiants originaires. C'est sa réflexion personnelle, que j'ai "rencontrée" après coup, comme remettant visuellement en forme les choses qu'elle avait vécues dans le travail analytique et de parole fait avec moi, et d'écriture dans notre correspondance, puisque c'est ainsi que nous avons avancé dans cette thérapie : à peu prés dix mille pages d'écriture à nous deux en dix ans, un travail absolument fabuleux sur lequel elle a écrit deux livres bouleversants.
Je reçois donc son oeuvre ici comme une oeuvre picturale intense. Elle a une puissance expressive extraordinaire, une violence infinie. Je reste sidéré devant de tels tableaux, tellement ils sont pleins et se suffisent à eux-mêmes.
J. R. : J'y suis également très sensible : un tableau comme celui qui est devant nous me remet en mémoire le cas d'une de mes élèves, il y a très longtemps. Elle avait ce qu'il est convenu d'appeler une "mère abusive". Chaque fois qu'elle dessinait dans la situation de liberté que vous évoquez dans votre livre, elle se dessinait complètement submergée par la mer ! Elle a grandi, a quitté l'école pour le collège, et je l'ai perdue de vue pendant quelques années. Un jour, j'ai appris qu'elle venait de se suicider: elle avait quatorze ans ! Je n'avais plus repensé à ce drame depuis quelque temps, mais face au travail de cette dame, je retrouve le même désarroi !
G. L. : Quelqu'un qui est pris dans la violence entre le père et la mère, c'est un de ses motifs récurrents.
Mais face à ces oeuvres, je ne fais pas du tout un travail interprétatif. J'essaie simplement, lorsque est déposé quelque chose de l'ordre d'un trauma, d'une problématique construction de sa propre identité, de discerner ce qui a pu se réaliser en elle grâce à sa création.
J.R.: Cette série d'oeuvres est à la fois magnifique et terrible.
G.L.: Oui. La vigueur, l'évidence, l'indicible sont là : les catastrophes de l'enfance, les choses qui ont généré la violence. Il y a des images tout à fait étonnantes ! Que faire avec une telle histoire ? Beaucoup de gens ont ces histoires-là enfermées dans la mémoire, jamais venues à jour. La névrose, qui est une armature protectrice, les aide paradoxalement à survivre, mais dans le mensonge. Ouvrir la conscience à ses fondations est ressenti comme dangereux, à juste titre. Beaucoup d'artistes coulent dans cette plongée.
J. R. : Vous voulez dire qu'à un moment donné, certains artistes ne maîtrisent plus la violence de leur sujet, et que de créateurs ils deviennent "malades" ?
G. L. : J'ai rencontré beaucoup d'artistes qui, ayant vécu ce genre d'épreuve, avaient été obligés de tout "verrouiller", parce que cela les mettait trop profondément en danger ! Tout ce qui a trait à la mort, en particulier, à la menace de mort dont chacun de nous est porteur, avec des intensités différentes !
Ce qu'on rencontre dans l'expérience créatrice... La pulsion créatrice va aller de façon entêtée à la recherche de ces objets de souffrance, pour pouvoir d'abord les représenter, puis les rendre possiblement assimilables. Il est impossible de faire tout seul ce parcours. D'une façon ou d'une autre, il faut quelqu'un à côté de soi, quelqu'un qui puisse être l'accompagnateur et le contenant de ces mouvements affectifs. C'est là aussi une aventure esthétique extraordinaire, seuls certains créateurs finissent par remporter cette lutte dangereuse.
Cette dame, finalement malgré ses intenses douleurs d'enfance, jamais entièrement apaisées, est "bien construite", elle n'est pas chaotique, sa représentation est complète. Son drame n'est pas du côté de sa construction comme sujet, il est du côté de l'héritage familial, de toute la violence vécue entre le père et la mère et d'autres choses plus troublantes.
J. R. : Revenons à ce que vous disiez des artistes, le jour où ils prennent conscience qu'ils sont en train d'aller au plus profond d'eux-mêmes, et sont "obligés de tout verrouiller". Pensez-vous qu' une fois qu' ils ont cette prise de conscience, ils soient capables de le faire ? Oublier, occulter purement et simplement ce qu' ils ont découvert ?
G. L. : Certains destins d'artistes sont tragiques. Ils tombent dans la déchéance, dans la douleur, érotique surtout. Parfois, ils vont jusqu'au suicide ! Très peu d'artistes réussissent la transgression qu'ils appellent de leurs voeux.
J. R. : Vous pensez que tous ceux que l'on a appelés des "artistes maudits" souffraient d'un traumatisme de cet ordre ?
G. L. : Il y a, à ce sujet, beaucoup de clichés. Mais ceux que l'on célèbre régulièrement comme étant d'immenses artistes et qui ont eu des destins tragiques, comme Artaud ou Van Gogh, sont des êtres qui ont rencontré et perpétuellement tenté de surmonter l'émergence de cette douleur. Et il n'y a eu personne pour les écouter à cet endroit-là
Je pense à ce propos, dans l'Art brut, à des personnes comme Aloïse. Pour moi, la création est une parole, et les œuvres de ces gens-là, prises dans le jeu fascinatoire des esthètes et des experts ne sont pas écoutées comme des paroles mais fixées comme des objets artistiques. Ce qui est problématique pour ces êtres comme pour les artistes culturels, c'est que le processus émergent est très puissant; ces gens se retrouvent seuls face à leur souffrance affective inexpugnable, face à un public qui les récuse dans leur être, à des critiques d’art qui les démolissent parce qu’ils opposent un déni total au désespoir dont ces objets sont les traces.
L'attente de l'artiste est d'être confirmé dans son Être, par quelque chose qui va avoir une fonction symbolique. C'est cela, l'art.
Otto Rank disait : "Les artistes sont des personnes qui ont besoin de l'art pour s'exprimer”; c'est-à-dire : les artistes sont des gens qui ont particulièrement besoin de pouvoir constituer une entité à l'extérieur d'eux-mêmes qui les confirme ou les fonde dans leur Être. C'est le public, quelques personnes privilégiées qui vont les confirmer dans leur identité. C'est cela la fonction artistique. Elle est dans le processus de pouvoir être "confirmé" par quelqu’un qui a manqué à l'origine, qui n'a pas rempli sa fonction. Ce peut être la mère, le regard de la mère qui est absolument fondamental dans le développement du bébé. Le bébé qui ne rencontre pas le regard de la mère ne se développe pas en tant que personne. Il reste "personne". Il ne se développe pas en tant que sujet. Il devient potentiellement un auteur d'Art Brut. Chez beaucoup d'auteurs d'Art Brut, que voit-on à la place des yeux ? Du blanc ! Ils n'ont pas de regard. C'est là un point de repère de cette catégorie d'artistes pour qui l'expérience constitutive de l'identité n’a pas existé. Ils créent, ils sont dans un processus producteur qui n'a aucune intentionnalité artistique, pour pouvoir ressentir leur être. C'est pourquoi, pour moi, il n'y a pas de "bons" ou de "mauvais" artistes, de "belles" oeuvres et d'autres qui ne le sont pas : ou c'est une oeuvre d'art, ou c'est une parole, ou c'est rien !
J. R. : Dans ces conditions, qui mettriez-vous dans votre Art cru muséum ? Y compris parmi les artistes appartenant désormais à l'histoire picturale ? Van Gogh, peut-être ?
G. L. : Je n'en suis pas sûr. L'histoire de Van Gogh est particulière. C'est celle d'un artiste qui n'a jamais vendu de toute sa vie parce que son frère a accumulé la matière mise à jour par le peintre et il est absolument bouleversant d'entendre la plainte perpétuelle de cet homme sans arrêt aux prises avec la nécessité, sans arrêt obligé de demander un peu d'argent, parce qu'il se trouve dans la dépendance totale. Pour lui, la création n'a jamais fonctionné comme communication : c'est un univers clos ; il est resté tout seul avec sa matière. Ceci dit, je serais comblé si j'avais un Van Gogh ! Mais son oeuvre n'illustre pas le "cru" ! Par contre, des gens comme Rustin, Souttery seraient à leur place !
J. R. Certes. Mais avec eux, nous sommes dans "notre" histoire ! Mais dans le temps, qui aurait pu y figurer ? Qui aurait correspondu à l'image que vous avez maintenant de cette "création "CRU" ?
G. L. : Dans l'art classique, personne. Pour les autres... je n'ai pas une grande culture artistique, et je ne peux pas les citer ainsi, à brûle-pourpoint. Bien sûr, j'ai des fétiches, comme Jérôme Bosch, Breughel, Goya ,Bacon, Rustin, Aïni...
J. R. : Diriez-vous qu'ils avaient une production puissamment psychologique ? N'étaient-ils pas plutôt les témoins, les "journalistes" de leur époque ?
G. L. : C'étaient certainement des gens qui intégraient les deux dimensions, c'est-à-dire une force personnelle d'expression, dans laquelle ils traduisaient des choses personnelles de leur intimité ; et en même temps qui étaient complètement dans le code, qui créaient le code, en fait. Parce que l'art de cette époque n'avait pas du tout la même fonction que l'art de maintenant.
J.R. : Parlons maintenant de votre démarche et de vos créations.
G. L. : Voici La Vie cachée de la Joconde. C'est un tableau que j'aime beaucoup. J'ai beaucoup travaillé, fait beaucoup de collages. Ce que je dis pour les autres a été vrai pour moi ; c'est-à- dire que je n'ai créé qu'à certaines périodes, dans des situations de crise personnelle où la création a vraiment rempli pour moi la fonction de vider, de déposer, de voir et de me réapproprier, pouvoir diminuer des souffrances : expérimenter sur moi, en fait !
On parle volontiers chez Freud d'auto-analyse. Moi, j'ai fait un processus d'auto-esthésie par ma création, qui m'a donné la conviction que je pouvais sans risque majeur me défoncer comme cela. Quand j'ai commencé, je réalisais des sculptures dans ces ateliers d'argile où j'allais. Ces sculptures inquiétaient beaucoup les autres participants. J'ai fait, à une époque, d'immenses collages. J'ai beaucoup travaillé le collage pendant la période où j'exerçais mon métier dans un service de psychiatrie...
J. R. : Pourquoi cette fascination pour les collages ? Dans votre livre, vous parlez de façon ironique des collages que l'on peut faire faire à l'école, etc. Dans ces conditions, pourquoi semblent-ils revenir dans votre vie de façon récurrente?
G. L. : La rencontre avec le collage a été pour moi un moment d'expression, très lié à la rencontre du surréalisme. Si je revendique une filiation, une empreinte, une imprégnation, c'est avec le cadre mythique de l'écriture automatique en particulier. Et tout ce qui tourne autour de l'imaginaire a été mis en travail par l'attitude idéaliste des Surréalistes, de l'automatisme psychique, de l'automatisme pictural. J'ai beaucoup travaillé dans cette tension "vers" le mouvement de laisser la parole se dire elle-même avant que d'être pensée. Mon attitude profonde, vis à vis de la création, c'est que "ça" s'exprime d'abord "avant d'être soumis, s'il y a lieu, au contrôle de notre raison" (André Breton). Ceci est contraire à toute l'attitude culturelle, à l'Education scolaire qui est faite pour que "Ça" pense conformément au code, et surtout que "Ça" ne dise rien. C'est à peu près le contre-pied de cette pédagogie du commentaire qui conditionne l'esprit à se taire, qui tue l'esprit.
Le collage a donc été un moment très ludique et très puissant, qui m'a permis de résister à l'exposition quotidienne des violences vues à la télé. J'en ai fait beaucoup souffert, au moment des conflits en Roumanie, par exemple, tous ces conflits en Éthiopie, au Rwanda, en Algérie, les histoires des Kurdes, la Guerre du Golfe, etc. J'ai beaucoup utilisé le collage pour me vider de la violence émotionnelle et de la souffrance affective terrifiantes déclenchées en moi par ces images d'horreur servies au moment du hors-d'œuvre.
J. R. : Vous suggérez que le collage, par la minutie qu'il exige, vous oblige à vous vider de toute pensée extérieure ?
G. L. : Le collage a en effet une fonction fascinatoire, la quête d'images, la déchirure, le placement, les collisions, les "hasards objectifs".... Nous avons ici un atelier de papier, où les gens ne font que ce travail de collages d'images, de bas-reliefs, de sculptures de papier. Cette activité déjoue le contrôle conscient. Des jeux, des articulations très aléatoires se mettent en place, des rapprochements accidentels d'images qui déclenchent des processus intéressants. Mes dessins c'est encore autre chose. C'est ma vie, ma relation avec l'amour.
J. R. : Oui, mais vous y avez tout de même mis des symboles qui me semblent aller plus loin que la simple constatation : la scie et le marteau sont des outils de destruction ; la poupée qui est complètement démolie et le couteau placé prés d'elle... Tous ces objets semblent dépasser le "compte-rendu" d'une simple déception amoureuse !
G. L. : Les événements dont ces dessins constituent le journal allaient beaucoup plus loin qu'une simple déception. Il s'agissait de destruction. Je crois avoir effectué mon dernier gros chantier humain à cette occasion-là : c'est-à-dire d'accéder à une position masculine et -on ne peut jamais dire "définitivement" - me libérer du lien à la mère... quelque chose de ce genre. Nous sommes dans une époque où le Freudisme a expliqué un certain nombre de problèmes qui sont à prendre en compte dans mon métier. Je peux faire des lectures symboliques de ce que j'ai réalisé moi-même. Mais un problème est de les vivre et un autre de les représenter ; un problème est de le savoir ; et un autre problème est de les vivre ; de les avoir "rencontrés" et de travailler avec.
J. R. : Il me semble qu'il doit être difficile pour vous, habitué à vous "pencher" sur l'autre, sur les problèmes de l'autre, de clairement exprimer, à un moment donné, vos propres problèmes ?
G. L. : Bien au contraire. Pour moi, les deux choses ne sont pas antagonistes. Je fais les deux. Et ce qui fait ma sensibilité par rapport aux autres personnes, c'est incontestablement ce par quoi ils me soignent. A mon avis, un analyste/thérapeute ne peut pas exercer son métier de manière technique. Il est totalement engagé avec sa subjectivité, avec son expérience affective, son acquis, son histoire. C'est ce qui lui donne les outils pour comprendre l'autre et l'accompagner. S'il n'est pas allé lui-même au fond de certaines souffrances, de certaines poussées affectives de destruction, il lui est impossible d'accompagner et de comprendre les personnes avec qui il travaille. C'est pourquoi de façon instinctive, je reste en sidération devant ces œuvres qui nous entourent. Ce qu'elles ouvrent reste pour moi parfois longtemps énigmatique. Je ne cherche pas à interpréter. J'en observe les nécessités, je ne m'interroge pas sur le "pourquoi", c'est un événement de parole qui reste non révélé, peut-être se révélera-t-il un jour ?
J. R . : Parlons un peu de votre livre "Requiem pour la vache folle"*, Ce que je n'ai pas compris, ce sont vos niveaux de langages. Par moment, vous employez un langage châtié ; à d'autres moments, vous dites : "Y a pas... J'vas t'dire...". Pourquoi parlez-vous parfois comme un érudit, d'autres fois comme... Je ne prononcerai pas de nom, mais cette vulgarité me gêne... Pourquoi ce besoin de tomber dans la dérision ?
G. L. : Il y a des moments où je peux aborder certains sujets de façon incisive par l'humour, la dérision, et où je peux m'exprimer de façon beaucoup plus profonde en adoptant ce langage qui, en effet, déroute beaucoup, parce que je peux y développer de manière assez complète des théories sérieuses dans un langage qui bouscule la bienséance, la normalité. Je me suis aperçu qu'attaquer la structure de la langue était vraiment efficace dans la lutte contre la normose.
J. R. : Je n'ai pas vraiment eu cette impression en lisant ces textes. D'abord, ce style m'agace d'un point de vue esthétique ; il attaque mon sens de la pédagogie et fait ressortir mon goût pour le "bien écrit ". Mais surtout (et là, je me réfère au texte où vous évoquez le bébé qui devient l'enfant, les charnières de son évolution, etc.) : j'avais l'impression que ces problèmes étaient tellement sérieux que vous n'osiez pas, en fait, les aborder sérieusement !
G. L. : Je crois qu'en effet, ce sont des problèmes très sérieux ; mais le Dieu n'a jamais dit que la science devait être emmerdante ! Il n'est pas écrit dans les Tables de la Loi que le travail d'un théoricien doive être ennuyeux et sérieux et empesé. Il est assez paradoxal que vous soyez le chantre des Singuliers et des marginaux qui fréquentent les Cahiers d'Ozenda, , et que vous restiez prisonnière d'une définition académique et culturelle, surannée du mot esthétique qui est insensée. L'agacement est une réaction affective, le signe que vous êtes touchée dans votre structure de pensée (plus que dans votre pensée elle-même). J'ai atteint mon but !
Un texte, je l'ai vérifié mainte fois, a plus d'impact, est plus efficace si ces paroles-là dans ce langage-là s'attaquent à la structure de la communication. Ce n'est pas le contenu qui porte l'impact. D'ailleurs, je dis dans ces textes la même chose que nombre de théoriciens "pointus", sur l'Education, tel qu'on peut les consulter dans le bouquin de Jacques DELORS sur l'Éducation au XXIe siècle écrit pour l'UNESCO par les plus grosses têtes pensantes de l'Éducation de la planète. Ce qui produit l'impact émotionnel, ce qui est le grain de sable dans le système de pensée de l'autre, c'est justement cette corrosion langagière qui atteint directement les strates de l'inconscient, cette prise de distance, ce cynisme léger et virulent, à certains moments.
J. R. : Je dois donc être le type-même de public sensible à ces nuances. J'y suis même handicapée : chaque fois que je lis ce genre de texte, je dois, pour parvenir jusqu'à son sens, le rétablir dans un style "correct" ! Chaque fois, cela me fait prendre une distance par rapport à vous. Je me sens hostile et frustrée !
Mais quittons dessins et collages, et venons-en à l'immense Christ d'Aïni gui occupe le centre de l'espace. Nous parlerons beaucoup de cet artiste, puisqu'il semble Être la plaque tournante de votre expérience muséale !
G. L. : Ce Christ a pour moi une grande importance, parce qu'à l'exception d'un galeriste bordelais, j'ai été le seul à le recevoir, à accepter de l'exposer. Cette oeuvre est pour moi une œuvre charnière entre la période "native" d'Aïni, de créateur à l'état natif avec toute l'intensité et la violence affective qu'il a mise dans les autres oeuvres. C'était effectivement le moment où était symbolisé et traité dans cet objet la séparation de l'identité masculine et de l'identité féminine. C'est chez lui un thème très important : Être femme et Être Dieu. C'étaient là ses deux mythes fondateurs récurrents. Il se trouve ici dans une position où la croix, c'est-à-dire le supplice extrême vient faire séparation du masculin et du féminin. Cela passe non seulement par la crucifixion mais par l'empalement. Littéralement, la poutre maîtresse empale le sujet de l'anus aux cervicales, pour opérer cette séparation. C'est après cette période qu'Aïni s'est littéralement lancé dans une carrière artistique revendiquée comme telle, et de manière assez offensive. Et n'en est plus sorti. Je trouve ce Christ pathétique. C'est au-delà de la passion du Christ. Aïni est un immense artiste.
J. R. : En même temps presque monochrome par rapport à ses autres oeuvres qui ont toujours des couleurs très violentes.
G. L. : Oui. En sortant de cette période primitive, il a aussi gagné la couleur, et la liberté !
J.R. : Il explique bien, d'ailleurs, dans votre entretien intitulé "Tu crées ou tu crèves", comment il en est venu à la couleur.
A votre avis, pourquoi se défend-il si violemment d'être un créateur "brut" ? Est-ce parce que, dès le départ, il a eu conscience d'être un artiste, ou la volonté de l'être ?
G. L. : Je l'ai tout à fait soutenu dans cette conviction ! Je veux dire que, moi aussi, au début, j'ai cogné dans les tentatives qui étaient faites par les experts d'épingler son œuvre dans l'échelle métrique de la petite culture, et de l'assimiler à un artiste brut, parce que c'est quelqu'un dont l'oeuvre a perpétuellement évolué, contrairement aux Bruts justement. J'ai des oeuvres de ses premières expériences picturales ; et sur le passage entre ses premiers portraits ou ses premières imitations, qu'il faisait chez lui sur des boites de chocolat ou des cartes postales ; ses premières aventures picturales, ses premières aventures expressives; la façon dont cela s'est passé... Il a été dans une invention perpétuelle, mais aussi dans une transformation perpétuelle de ses objets de création. Contrairement aux artistes bruts qui, toute leur existence, ont vécu la répétition, Philippe Aïni, lui, a travaillé à se constituer et à se soutenir comme homme dans sa peinture. Il est sorti de la condition de crise dans laquelle il est né à la peinture et à la sculpture. Il a saisi à bras-le-corps l'opportunité d'une crise personnelle et sociale pour commencer à peindre et se donner une véritable identité d'artiste. Il est artiste. Il s'est d'emblée défini comme artiste, il a cherché à exposer, il a cherché des lieux d'exposition; ce que ne faisaient pas, bien sûr, les artistes bruts. Il ne peut donc en aucun cas être assimilé à l'un d'entre eux, et il a bien raison de s'en défendre !
J.R. : Venons-en à cet "écorché" qui est donc une de vos œuvres que je connais en reproduction depuis des années, et que j'avais hâte de voir "en vrai". Quelle est son histoire ?
G. L. : Il avait du être jeté par un instituteur d'avant-garde !
J. R. : Par un médecin, peut-être, plutôt ! A moins qu'il ne s'agisse d’un travail d'artiste ? Regardez où sont placés les "bébés" ! Cette anatomie est complètement fausse !
G. L. : Mais c'est moi qui ai placé ces bébés ! C'est une création à moi ! J'ai trouvé un jour cet écorché sur une décharge, vous pensez! Et pendant très longtemps je n'ai pas su quoi en faire! Mais je "savais" qu'un jour je lui trouverais un rôle ! Et puis, un ou deux ans après, au moment des fêtes de Noël, je suis entré dans un grand magasin, et je suis tombé en arrêt devant ces bébés qui étaient entassés avec d'autres sur un rayon, en solde ! Ils sont d'évidence, dans une position fœtale extraordinaire ! Immédiatement, j'ai su qu'ils allaient prendre place dans l'écorché ! J'ai eu une vision instantanée. C'est une paire de "jumelles" ! Au début, j'avais intitulé cette création "Paternité oblique". Et puis c'est devenu "Le père de jumelles".
J'ai donc rapporté ces baigneurs du magasin, vidé l'intérieur du corps de l'écorché. Je me suis servi du pancréas, de la rate (?) oui, de la rate, c'est plus intéressant comme signifiant... enfin, je ne sais pas trop quel organe, pour figurer le pénis. J'ai placé ces bébés, et pendant deux jours, je suis resté interloqué, là, assis devant cette pré-famille monstrueuse ! Dès que j'en bougeais, je revenais vers cet objet qui me disait de moi quelque chose que j'ignorais, mais que j'avais là sous les yeux !
J. R. : Vous n'aviez pourtant jamais eu de problème de jumeau ?
G. L. : Si, justement. Ma grand-mère m'a dit, quelques années avant de mourir, et sous le sceau du secret à l'égard de ma mère, que je suis né prématuré, puisque je suis né au septième mois de sa grossesse; mais qu'au troisième mois , ma mère avait fait une fausse couche. Ma grand-mère "aurait" balancé le fœtus avant l'arrivée du médecin. Quand il est arrivé, il a constaté la fausse couche et annoncé : "Il y en a un autre" ! Moi.
Ma mère m'a toujours assuré que cette histoire était une invention de ma grand-mère. Je suis donc resté dans un état d'incertitude ; avec tout de même une problématique gémellaire imaginaire que je cultive volontiers, que je retrouve souvent dans mes créations et qui exerce sur moi un grand rôle de fascination ! Le jour où j'ai réalisé cette oeuvre, je me suis dit que je venais de poser quelque chose d'important. J'ai retrouvé cette préoccupation intacte une autre fois avec cette œuvre que j'appelle "Les météores", qui est pour moi parmi les plus belles que j'ai faites, qui représentent des jumeaux. Elle m'a été volée.
J. R. : Il est toujours difficile de comprendre pourquoi des gens en souffrance ne peuvent se faire aider. Ce que je voudrais que vous définissiez, c'est le moment où quelqu'un en souffrance, est capable de dire "aidez-moi !"
G. L. : Je ne peux pas répondre de manière sûre à cette question. Mais mon idée est que le pressentiment de la révélation qui est derrière cette souffrance, est intolérable. Les gens vivent probablement la possible émergence d'une "vérité" c'est-à-dire d'un surgissement de la réalité originelle, originaire, du Réel, comme quelque chose qui les tuerait. Devant cette imminence d'une menace de mort, tout se passe comme si l'accès à la connaissance devait nécessairement être suivi d'une telle souffrance que cela tuerait ! La demande d'aide intervient lorsque ce sentiment du danger est moins intense que la souffrance et l'invalidation actuelle de la personne.
J. R. : Vous voulez dire que, de peur que la vérité qui est en eux les tue, ils préfèrent garder leur souffrance ?
G. L. : La vérité, c'est le contact brutal du Réel et de la pensée. Ils restent dans un état de défense qui leur a plus ou moins bien permis de rester en vie dans ces temps reculés du trauma originaire. On pourrait considérer que l'oeuvre de Van Gogh est une conjuration de ce moment, de ce rendez-vous qu'il se donne avec sa propre mort. Il a fait des signes, tout de même...
J. R. : Des signes qui seraient sans doute vus aujourd'hui ? Mais le seraient-ils ? Je pense à Jean-Pierre Chauvaud exprimant sa souffrance sans réussir vraiment à se faire comprendre ! Pratiquement personne n'a exposé ses oeuvres qui sont si terribles !
G. L. : Je les ai vues pour la première fois dans la collégiale de Rouen, pour le Salon "Art et déchirure", où j'avais introduit Philippe Aïni. Ils ont exposé ensemble dans d'autres endroits ! Et puis, il avait son propre musée, Le "Musée d'Augustin Trompe-L'Oeil", dont il a vendu les murs. C'est après ça qu'il a accepté de déménager ses œuvres chez Louis Marcel à Lapalisse.
Un nombre important d'oeuvres de gens eux aussi en souffrance restent ici de façon permanente, des totems qu'ils n'emportent pas !. Des histoires de deuils, faits ou non faits, que les gens viennent terminer ici ! Le modelage de l'Argile est un extraordinaire moyen de terminer des histoires tragiques.
J. R. : Pourquoi ne les emportent-ils pas ? Ils ne les supporteraient pas chez eux ?
G. L. : Cette création n'a pas été conçue pour cela. Elle vient aux mains comme un rêve. Ils ne peuvent pas l'emporter. Ils ne peuvent pas la détruire avant de partir. Ils me laissent le soin d'en faire ce que je veux. Parfois, je les garde un moment...
J. R. : Nous parlons de vous et de votre musée depuis un moment. Guy Lafargue, qui êtes-vous ?
G. L. : Je me considère dans mon métier comme quelqu'un d'assez atypique. Au fond, cela peut paraître paradoxal, mais je me vois comme un autodidacte. J'ai construit ma relation au monde du savoir, de la psychologie, de l'analyse par l'expérience. J'étais très rebelle, très ambivalent à suivre la filière universitaire. L'Université, elle, n'a pas été longtemps ambivalente avec moi. Chargé de cours de Psychologie Sociale entre 1969 et 1976 à l'Université de Psychologie de Bordeaux, j'ai été remercié et prié de faire autre chose. C'est à ce moment là que je suis entré à l'hôpital psychiatrique...
J. R. : Mais vous aviez besoin de diplômes pour exercer ce travail !
G. L. : Tout s'est passé simultanément entre les années 65/75, pendant ma formation, entre mes deux pulsions familières pour la création et pour la connaissance du champ analytique. Actuellement, je me définis comme un psychologue-plasticien. Par ce concept, j'essaie de tenir deux dimensions, celle de l'esthétique, de la sensibilité concrète, de l'utilisation des outils de la création; et quelque chose que je ne reconnais pas vraiment comme une science, et qui est ce que tout le monde appelle la psychologie. Certes, elle est une science, mais une science sans objet. Le processus de constitution de cette science est lui-même un processus psychique, ce qui d'une certaine façon la disqualifie.
Je m'intéresse beaucoup à la compréhension des phénomènes de création, à la dynamique de l'expérience créatrice dans la vie des gens. C'est cela qui est devenu mon objet de travail, mon objet de création, mon outil de pratique sociale. Pendant un certain nombre d'années, j'ai travaillé comme thérapeute, dans des institutions psychiatriques. Mais il y avait une telle résistance dans ces milieux-là, qu'à un moment donné j'ai fait le choix de me consacrer vraiment à ce qui était mon objet spécifique, à savoir : la question de la création et celle du soin analytique. Réunir dans une même intention professionnelle l'expérience analytique et l'expérience créatrice. Cela n'a donc rien à voir avec le métier des psychiatres qui consiste à s'occuper de la maladie dite mentale dans des termes que je récuse complètement. La notion de maladie mentale est une notion fabriquée par la société et qui ne correspond à rien. Dans mon travail, j'ai essayé de construire progressivement des outils, des concepts, des cadres de pratique, pour permettre aux gens d'expérimenter de façon intime et significative, l'acte de créer.
J. R. : Prenons un exemple concret : Vous affirmez que la maladie mentale n'existe pas. Vous récusez les démarches psychiatriques. Vous êtes un contemporain d'Artaud, on vous charge de le soigner. Comment vous y prenez-vous ?
G. L. : Voilà une question vraiment insensée ! J'ignore ce que je ferais ! Si Artaud s'était présenté à la porte de mon atelier quand je travaillais à l'hôpital psychiatrique, je l'aurais accueilli l'ai fait pour d'autres personnes. J'aurais engagé avec lui une relation, s'il en avait manifesté le désir ; s'il avait engagé des signes de vouloir établir une communication avec moi dans la position d'"écoutant". J'appelle "écoutant" quelqu'un ayant la capacité d'accueillir la parole verbale et non-verbale, d'accueillir une parole d'une autre nature, dans un acte de création et de communication...
J. R. : Mais était-il capable d'accomplir cette démarche ?
G. L. : Je ne peux pas répondre à cette question. Artaud a été soumis à des conditions qui l'ont rendu malade, qui ont transformé sa folie créatrice en maladie ; soumis à une contention, une rétorsion psychiatrique de l'époque qui est racontée par un infirmier de Ville-Evrard***, et montre les conditions terrifiantes auxquelles il était astreint ! Un être humain normal pourrait-il résister à de telles conditions de détention pratiquées dans cet espace ? A plus forte raison quelqu'un qui était dans l'état de fragilité où était cet homme en raison d'une histoire personnelle probablement très catastrophique ! Pour moi, ses écrits montrent que sa maladie était la lucidité. C'est quelque chose de terrifiant, et il s'est refermé sur lui-même. Artaud s'est consommé lui-même, et personne ne semble avoir trouvé de possibilité d'établir avec lui une communication, de faire effraction dans ce système clos qu'il voyait se développer à la manière d’un cancer de la pensée, et qui affectait son écriture.
Soigner Artaud ! Il est probable que son cas m'aurait provoqué et intéressé. Mais je n'ai jamais rencontré d'Artaud ! Par contre, j'ai rencontré des personnes très malades avec lesquelles j'ai travaillé. J'ai travaillé dans cette dimension où les gens pouvaient avoir un champ de parole au travers de l'expérience créatrice, dans une dimension où j'étais témoin et partenaire d'un travail d'élaboration. Voilà mon concept de la position de thérapeute utilisant l'expression créatrice comme moyen de parole ; ce qui fait que la personne n'est plus dans un processus de solitude totale ! D'une certaine façon, Ferdière, qui l'a soigné, a été remarquable avec Artaud. Il a fait tout ce qu'il a pu pour le ramener à l'écriture. D'abord, il était dans une dimension d'écoute esthétique ; il avait un accès immédiat, une compréhension de la création ; il était passionné d'art. Il a été très attaqué par les Surréalistes qui se sont ainsi donné bonne conscience avec Artaud. Il y a eu, de leur part, une utilisation mythologique d'Artaud comme figure emblématique !
J. R. : Je trouve terrible la scène où l'on donne un spectacle pour lui trouver de l'argent, et où on lui défend l'entrée du théâtre!
G. L. : Elle est la preuve de ce que j'avançais à l'instant, qu'on l'"aimait" bien comme figure emblématique, mais que, comme individu, personne ne s'en souciait. Il n'était pas clean, il dérangeait.
J.R. : Revenons à votre musée : alors que les autres "lieux" créés autour de l'Art brut et de toutes les tendances des Arts singuliers se sont appelés "Collection", "Site" puis "Musée", "Fabuloserie", etc., vous avez choisi "ART CRU MUSEUM". Pourquoi le choix du mot "muséum", à connotation tellement scientifique ?
Comment est née cette expression "Art cru" ?
G. L. : Je ne comprends pas trop le problème, la précaution, .la petite querelle de clocher qui agite les esthètes. Ça ne me dérange pas le mot Musée. Je le trouve très beau -le lieu des muses, de l'inspiration, c'est exactement ça-. Il y a une luxuriance de Musées extraordinaire en France et ailleurs, alors...
La réponse la plus juste à votre question porte pour moi sur le caractère ludique du mot "Muséum" qui dit à la fois deux choses : une espèce de dérision, car tout le monde pense, en tout cas moi j'y ai pensé, au Muséum d'Histoire Naturelle. Cette dénomination se rattache pour moi à l'histoire naturelle de l'expérience créatrice.
J'appelle ART CRU MUSEUM (jardin des douleurs) ce qui, d'ailleurs, n’est pas "ma" collection. Aucune des oeuvres qui sont ici ne m'appartient, sauf celles que j'ai achetées, et quelques cadeaux que m'ont faits les artistes ou les personnes qui viennent dans nos Ateliers d'Expression Créatrice. Ce sont des oeuvres que j'ai en dépôt. Elles sont là parce qu'elles ne pouvaient probablement pas être ailleurs ; ou parce qu'à un moment de l'histoire, je les ai sauvegardées, j'ai permis de ce fait, en particulier à un certain nombre des oeuvres d'AÏNI, qu'elles existent encore.
L'idée d'un musée s'est associée pour moi à l'idée de conservation d'un patrimoine ; et je pense qu'elle se justifie complètement. Je fais dans ce lieu un travail de conservation, et je l'appelle "musée didactique" : on ne vient pas ici pour voir des oeuvres comme on va voir la collection d'art plastique contemporain du CAPC, la collection du Site de la création franche ou de l'Aracine... Les gens qui viennent ici y viennent à travers un rapport d'enseignement. J'essaie de développer un contact d'enseignement sur l'histoire de la création à l'état natif. Beaucoup de gens dont les oeuvres sont ici n'ont jamais été des créateurs "avant" ; beaucoup d'entre eux ne sont pas des créateurs "après". Il y a des moments d'expériences créatrices. Beaucoup sont nés à la création ici dans notre travail des Ateliers de l'Art CRU. C'est une histoire de ce qui se passe lorsque quelqu'un accepte d'ouvrir son expérience au langage et à l'esthésie avec les matières, l'argile, les papiers, les tissus, le sonore, etc. Ces espaces sont ouverts pour que les gens puissent accéder à une expérience esthétique. C'est pour moi didactique. Mon "enseignement" consiste à expliquer ce qui se passe lorsque quelqu'un s'ouvre de façon libre à la puissance de la pulsion créatrice.
Le concept d'"art CRU" (toujours écrit au masculin et au singulier, quels que soient ses moyens de transport) est tombé dans mon escarcelle psychique dans le train qui me ramenait de Lyon, après un fameux colloque intitulé "Culture et handicap" où j'avais été invité par le Ministère de la Culture qui en était l'organisateur. J'avais parlé de mon travail, et présenté un film qui avait fait pas mal de casse dans l'auditoire parce que j'avais montré des choses que je commençais à regrouper dans la Galerie que j'avais ouverte à Auch. J'avais suscité beaucoup de violence verbale chez les prothésistes culturels.
Lors du voyage de retour, je m'étais réveillé dans la nuit, avec le mot "art cru" qui me tripotait le neurone. Ce mot, qui est donc un cadeau de l'inconscient, est devenu pour moi dès cet instant le pilier, le signifiant central de tout mon engagement d'existence. Tout s'est articulé autour de ce concept d'"art cru", mon statut professionnel, mon concept de travail social, ma relation à la création, ma tension vers les autres artistes. J'ai vraiment construit tout mon espace mental, social, affectif, autour de ce signifiant d'art cru. Art Cru Muséum s'est imposé dans la foulée, sans que j'y réfléchisse Il n'y a pas eu de négociation ni d'intention
particulière. J'ai seulement pensé après-coup que cette dénomination allait faire réagir beaucoup de gens ! Cela va un peu dans le sens de mon goût insistant pour la pro-vocation affective (du latin pro-vocare = "appeler au-devant"), et de ma pratique langagière déroutante qui en est l'avers symbolique et le dividende.
Ce qui est dans le musée est bien là, même si les collectivités locales et les élites culturelles de cette ville esthétiquement morte se désintéressent complètement de ce lieu, de cette entreposition éphémère et vulnérable. Je fais appel aux mécènes bordelais pour créer un site où abriter dans de bonnes conditions de mise en scène et de conservation les quelques huit-cents œuvres d'Art CRU/Art d'urgence que j'accueille à l'Espace/Création Chantecris.
J. R. : Nous avons déjà beaucoup parlé de lui, mais il faut que nous revenions au cas d'AÏNI. Vous déclarez dans l'une de vos publications, et vous l'avez redit tout à l'heure, avoir créé ce lieu pour abriter ses oeuvres. Comment l'avez-vous connu ?
G. L. : Cela s'est passé à peu près en même temps que ce que je viens d'évoquer. J'ai rencontré Philippe Aîni au cours d'un colloque que nous avons organisé ici, au Centre d'Action Culturelle de Saint-Médard-en-Jalles, dans la banlieue de Bordeaux. Nous avions organisé une exposition, et il se trouvait que mes oeuvres étaient exposées à côté des siennes ! Tomber ainsi sur ses premières oeuvres m'a fait un choc intense et profond ! Et les répercussions ont été très puissantes. A partir de là, j'ai commencé à le rencontrer. Nous avons eu une relation d'amitié très suivie. Je connaissais ses enfants qui avaient avec moi une relation affectueuse.
J'ai suivi sa carrière depuis le début, et j’ai organisé une de ses premières expositions. J’étais la deuxième personne à lui proposer une vraie exposition dans une vraie galerie. A l’époque, j’étais installé à Auch. Par la suite, sa vie complètement transformée par sa création a été traversée d'un certain nombre d'événements, si bien que ses oeuvres sont restées chez moi jusqu'à ce que j'émigre dans le Lot-et-Garonne : j'ai acheté là-bas une maison pour pouvoir déposer et continuer d'accueillir ses oeuvres pour lesquelles j'éprouvais une véritable passion. Établir une relation tellement passionnelle avec des oeuvres était pour moi un étonnement.
AINI, au fond, me montrait quelque chose de beaucoup plus achevé que ce que j'engageais moi-même dans ma propre expérience créatrice. Je trouvais une évidente analogie entre nos deux créations, mais lui, il allait "jusqu'au bout" alors que je n'avais pas le sentiment d'y aller. J'étais psychologue, je n'ai jamais osé compromettre ma fragile et illusoire carrière, bille en tête, pour devenir "un artiste" ! A certains moments de crise, cela m'a tenté, mais je n'ai jamais franchi le pas. Vivre comme artiste supposait beaucoup trop de souffrance, de dépouillement, d'insécurité pour parvenir où était parvenu AINI, c'est-à-dire être comme artiste éprouvé et parvenir au succès.
Voilà donc comment je l'ai rencontré. Je l'ai connu aussi dans tout ce travail généreux de la crise dont je parle dans mon livre.** Au fond, j'ai joué un rôle dans son travail, d'abord par mon amitié et ma présence, par mon soutien massif et inconditionnel de sa création (nous n'étions pas nombreux à cette époque en 1985), par mon écoute active de sa parole, de ses explications poétiques tellement ludiques, et je l'ai aidé à passer d'une création relativement enfermée où il se trouvait, à une situation où il allait pouvoir progressivement pouvoir s' installer et exposer dans le réseau artistique. Je l'ai accompagné chez Cérès Franco, j'avais pris rendez-vous pour lui avec elle.
Ce voyage à Paris a été un moment très critique. On était allé visiter en attendant l'heure du rendez-vous plusieurs galeries dont celle de Caroline CORRE de qui il avait essuyé un refus qui m'avait scandalisé en lui disant : "Il y a dans votre travail beaucoup trop de souffrance pour mes clients !" Aïni était sorti de chez elle dans un état de grande violence. Il voulait tout abandonner et repartir directement à Bordeaux, sans avoir rencontré Cèrès Franco ! Cèrès l'a accepté tout de suite et a commencé à lui organiser des expositions parisiennes. Je l'ai un peu managé au début pour qu'il plante sa création dans le monde de l'exposition où l’introduisit Cérès. J'ai fait ses dossiers pour le Salon de la Figuration Critique, où il a été accepté tout de suite ; pour Eymoutier. Je l'ai emmené à Rouen, Angoulême. Luis Marcel l'a rencontré chez moi, au premier salon d'Art Contemporain qu'il avait organisé à Toulouse. Beaucoup de gens ont oublié cette médiation que j'ai exercée pour Philippe. Mais comme il est absolument irrécupérable, rebelle, qu'il résiste à toute appropriation, il a pris en main son destin, et se débrouille très bien avec la vie d'artiste. Je ne l'ai pas revu depuis deux ans. Mais je crois que tout va bien pour lui !
J. R. : Parlons maintenant de ce livre que vous avez réalisé ensemble : "Tu crées ou tu crèves". C'est une série d'entretiens où vous écrivez notamment : "Ceux qui pénètrent dans le monde des images d'Aïni ne peuvent plus s'en dépêtrer, parce que son univers est fait de nos désirs et de nos peurs les plus profonds. Il devance ce que nous sommes capables de rêver de pire. Il contient en germe toutes nos visions inabouties. "
Expliquez-nous ce passage. Et dites-nous qui, chez vous, a été le plus impressionné : le psychologue, l'esthète ou l'homme qui s'est senti mis à nu par des oeuvres qui seraient comme un miroir de son moi profond ?
G. L. : Pour moi, Philippe Aïni a joué à pile ou face avec la mort. Il a incontestablement gagné son pari, parce que, quand il a engagé son expérience artistique, il a mis toute sa dot dans la balance. Il vivait une expérience existentielle cruciale telle que la traversent certains hommes, de manière privilégiée et dangereuse. Bien sûr, c'est un privilège dangereux. Il s'est jeté à corps perdu dans l'expérience créatrice, qui l'a assez violemment et rapidement éjecté dans la création artistique, parce que -et c'était ce qui était remarquable dans les confidences qu'il m'a faites et que j'ai enregistrées- il s'est aperçu que lorsqu'il peignait de cette manière qu'il avait entièrement inventée, il n'était plus dans la situation de souffrance affective profonde dans laquelle il était plongé lorsqu'il ne peignait pas ! Il a donc décidé de s'enfoncer complètement dans cette implication que l'on dit cathartique qui lui était donnée par sa propre expérience, de faire confiance à la pulsion créatrice. Il a fait confiance à son expérience ; il s'est mis à nu et sa création en a porté les stigmates par où son oeuvre est géante, c'est-à-dire qu'il a fait ce travail dont je parlais tout à l'heure, de donner forme à l'impensable. Cela, je vous le certifie, demande un courage et une audace extraordinaire.
Quant à moi, ce que je découvrais chez lui me saisissait dans les deux plans de ma propre expérience : Cela m'a bien entendu atteint dans mon humanité, dans la part de moi où je pouvais reconnaître des souffrances de même nature, parce qu'au moment de notre rencontre, je faisais des oeuvres aussi violentes que les siennes ; beaucoup de mes oeuvres en argile étaient dans les même intensités que ses oeuvres picturales ou sculpturales. La différence entre lui et moi, est que probablement j’avais une bonne assiette affective, alors que lui, à ce moment-là, n'en avait pas du tout, et que son travail consistait à s'en créer une !
Et professionnellement, je reconnaissais dans son oeuvre les racines les plus profondes du processus esthétique; mais surtout c'est en tant que passionné de compréhension sur ce sujet de la création que j'allais conduire ces entretiens. Je reconnaissais que quelque chose se jouait là à l'état natif de manière totale. Aïni était engagé de façon entière dans l'expérience esthétique ; moi j'y étais engagé de manière sporadique, avec des précautions et une existence satisfaisante par ailleurs au plan professionnel.
J'ai commencé ma carrière professionnelle à peu près à l'époque que nous évoquons. C'est donc vraiment un miroir de mes propres états inconscients. Je pense que ce que dit Jacques Lacan est très important, quand il affirme que "l'inconscient, c'est la parole de l'autre" ; c'est-à-dire que l'autre dit quelque chose qui est une parole sur soi à laquelle on ne peut pas accéder soi-même. Les paroles d'Aïni, lui-même le disait d'ailleurs, signifiaient "Je m'engage pour les autres". Cette constatation le bouleversait ! Que devant ses tableaux, des gens se mettent à pleurer, le sidérait. Il disait : "En fait, je suis sans le savoir le thérapeute de ces gens-là. Ce que je fais du plus profond de moi fait du bien aux gens. Ils viennent me trouver pour le dire, me raconter leurs histoires." Sa première exposition a donc été pour lui un grand événement : il s'est rendu compte que sa parole bouleversait les gens qui venaient le trouver pour se confier à lui !
J. R. : Diriez-vous que cette création physiquement inesthétique au sens culturel (personnages tordus, bossus, grimaçants, etc.)... a été, pour lui, le déversoir de trop de douceur côtoyée dans son métier de pâtissier, des "roses de sucre" et autres "nappés de chocolat" qui sont évoquées dans vos entretiens... Ou faut-il chercher ailleurs (et dans ce cas, où ? ) les racines de cette oeuvre somptueuse, belle à force de violence créatrice, à la fois multiforme et toujours si proche du spectateur, et tellement personnelle ?
G. L. : Je proteste contre cette version très culturelle, dans laquelle vous utilisez le mot "inesthétique" ! Pour moi, l'oeuvre d'Aïni est authentiquement esthétique, esthésique, hypersensible même. C'est vraiment l'authenticité qui est primordiale chez lui, et pas du tout la conformité aux critères culturels actuels ! "Personnages tordus, bossus, grimaçants...".Qui aurait l'idée aujourd'hui de dire des œuvres de Goya, Jérôme Bosch, Bacon, que c'est physiquement inesthétique ?...C'est au contraire puissamment esthétique.
C'est peut-être de façon professionnelle que je vais vous répondre.
Il y a une science fondamentale du XXe siècle qui est la psychanalyse. De ce point de vue, nous sommes tous habités par des images phantasmatiques de notre corps. Ces images sont les résidus des premières images de corps que nous nous sommes construites quand nous étions bébés , dans les premiers moments de notre existence, dans le regard de la mère, dans ses bras... Non pas comme des êtres constitués tels que nous les voyons maintenant. La construction du monde physique, visuel est un processus de construction, d'agrégation progressive. Des gens comme Aïni montrent ce qu'il en a été réellement des premières images perdues , des premières sensations de corps étrangers au sien ; le corps de la mère avec des yeux partout, des seins partout. Ce n'est ni esthétique, ni tordu... C'est l'état des images originelles du corps, devenue inconscientes, qui viennent au jour chez Aïni, chez Picasso... mais bien sûr, on pourrait parler de la même façon de Breughel, Bosch, Goya, Rustin, Bacon... de bien des artistes qui se sont autorisés une liberté inconditionnelle avec la représentation du corps qui est permanente chez Aïni, et qui "parle", ce qui est peut-être difficile à sentir et à comprendre... N'importe quel artiste authentique qui a jeté aux orties l'Education esthétique reçue dans son enfance et son adolescence se livre à cette écriture du corps.
J. R. : La façon dont vous avez conçu ce livre est surprenante : il s'agit d'entretiens où vous avez corrigé vos expressions, en passant du langage parlé au langage écrit. Mais vous avez laissé le langage parlé à Aïni : n'est-ce pas là une façon de déséquilibrer un peu plus le niveau de vos langages qui étaient dès le départ tellement différents? (Vous suggérerai-je vicieusement, à vous qui semblez si peu apprécier la directivité, que vous avez inconsciemment maintenu de ce fait une relation "professeur" / "élève" ? Car, je pense à la puissance que donne un langage châtie par rapport à un discours ordinaire, et je ne prétends pas que le "dit" de Philippe Aïni soit ordinaire, mais la façon de "dire" l'est assurément ! )Par ailleurs, vous y êtes tantôt le locuteur, tantôt le narrateur, témoin et protagoniste : Pourquoi dites-vous "Guy" et "Aïni"? Quel sens donnez-vous à ce distinguo entre un prénom (le vôtre) et un nom (l'artiste / l'ami) ?
G. L. : L'institutrice remonte au créneau?
Quelle était mon intention en réalisant ce livre ? Je crois que c'était très important pour moi de fixer cette parole native d'un créateur de la puissance d'Aïni. Dans l'intimité, je l'appelle Philippe. Dans la relation publique, dans ma relation à son art, je l'appelle Aïni, mais je pouvais aussi l'appeler Aïni dans la communication affectueuse, ceci n'a pas beaucoup d'importance.
Quand j'ai conduit ces entretiens, j'avais en tête la perspective d'écrire ce livre, de faire partager à un public concerné cette expérience extraordinaire que je voyais se développer sous mes yeux, à mon contact aussi, puisque j'y introduisais une dimension d'étayage de son expérience de création. Donc, mon attitude consistait à faire connaître au lecteur cette aventure héroïque de la "naissance" de Philippe Aïni. Montrer quelque chose à quoi je m'associais. Dans ce livre, il y a aussi ma présence, ce lien de proximité, de familiarité, d'accompagnement, de soutien à sa création. Je peux difficilement préciser quels y sont mes enjeux, sinon qu'ils ont toujours été désintéressés. Je voulais faire connaître le travail d'Aïni, donner des clefs, aussi, pour comprendre son travail qui était à cette époque très rejeté. Maintenant, il est "là-haut" ; mais ses créations suscitaient alors bien souvent l'horreur, comme celles de beaucoup d'artistes un peu "crus".
Aïni parlait beaucoup. Il avait un système d'explication que je trouvais très poétique. Je me disais : "Quel dommage de laisser se perdre toute cette matière poétique !" J'en étais le premier réceptacle, et je lui ai proposé ces entretiens. Il était ravi comme un enfant qui se sentait pris au sérieux. Il trouvait dans ma proposition une validation de sa personne, de son rôle d'artiste, parce que je le gratifiais inconditionnellement de ce titre !
J'ai rédigé le livre plusieurs années après ces entretiens, c'est-à-dire à un moment où il était déjà reconnu, et n'avait plus besoin de moi ! C'est la force des choses qui a fait que nos chemins se sont séparés !
J. R. : Revenons à votre développement d'il y a un moment : vous semblez en contradiction avec nombre de critères officiels : quelle est votre définition de l'art-thérapie?
Pourrait-on dire que des gens comme Aloïse, Wolfli, etc. ont inventé sans le savoir l'art-thérapie ? Et comment s'est effectué le glissement d'une activité souterraine, inconsciente, en tout cas solitaire et anonyme : et lorsque découverte, souvent ignorée ou méprisée...à une activité encadrée, officialisée ?
G. L. : Soyons clairs: je ne suis pas en "contradiction" avec les critères culturels, mais en conflit ouvert et frontal (ce qui n'a absolument aucun effet dans le réel). C'est une position quasi-aristocratique.
Là encore, je vais prendre le contre-pied de la façon dont vous posez la question de l'art-thérapie. Parce que j'en suis personnellement un pourfendeur, et que je me bats contre ce concept et les pratiques qu'il recouvre ! J'ai une position très proche de celle que défend Michel Thévoz, à savoir que la prescription artistique détruit par avance les quelques possibilités artistiques susceptibles d'exister chez des gens dans ce contexte psychiatrique où se pratique l'art-thérapie.
Je ne pense pas qu'Aloïse ou Wolfli aient "inventé l’art-thérapie". Ce sont les Américains, et les Anglais qui l'ont développée, et ils ont contaminé notre grégaire monde franchouillard, comme avec les Mac Do.
J. R. : Ma question était suggérée par le fait que lorsque Aloïse créait, elle ne souffrait pas...
G. L. : Il est probable qu'en dessinant -clandestinement, d'ailleurs- elle se faisait du bien. C'était son moyen de survivre dans l'anomie et dans la dissolution de sa personnalité.
Je crois qu'il faut bannir ce mot "art-thérapie", parce qu'il donne l'illusion que l'art pourrait être thérapeutique ; que l'"art" aurait des vertus curatives : l'histoire de l'art montre que c'est exactement l'inverse ; que dans les expériences artistiques les plus importantes, les plus authentiques, ce travail de la souffrance et de la douleur, aboutissent non à une thérapie, mais bien souvent à une autodestruction programmée !
L'art-thérapie est donc une fabrication culturelle de la deuxième moitié du XXe siècle, pour designer des pratiques adaptatives dans un univers dominé par la chimiothérapie et le comportementalisme. On va y utiliser des techniques et des méthodologies "artistiques", pour permettre de s'exprimer -l'intention est louable-, je ne la critique pas, je critique le cœur-même de ce qu'ils font de cette pratique, en faisant une prescription, une injonction -à des gens qui ne sont pas des, artistes, qui n'ont pas conquis à la force de l'affect le sens existentiel de l'expression- "Être artiste" par leur propre capacité de transgression du système social qui les nie, qui les amène soft dans la position de sujet aliéné.
Ce qui est opératoire dans la dimension artistique, c'est quand cette transgression est réussie ; quand l'artiste est parti dans ce travail d'attaque du tissu social que représente la démarche artistique. Les artistes sont des déviants, des hors-cadre, des hors-jeu par rapport au discours social!
L'art-thérapie vient institutionnaliser quelque chose qui est opératoire si cela s'inscrit dans un travail d'attaque de la norme, d'attaque du code social, dans ce qui est la position réellement artistique. Vous voyez ça d'ici : introduire la subversion dans l'établissement psychiatrique et dans l'Educationationale en même temps...On peut toujours rêver !
J. R. : Si je repense à ces tableaux que vous m'avez montrés ce matin, il faut donc les considérer comme le point final où la personne enfin libérée est capable de narrer picturalement et artistiquement ses problèmes. Est-ce bien ce que vous m'avez dit ?
G. L. : Ce n'est pas de cette façon-là que je vois les choses. Il ne s'agit pas de "narration". Le processus de libération est co-extensif, coalescent au processus de l'engagement créateur. L'acte de création est le lieu où se forme et se libère la parole, où se constitue le sujet. Il y a des gens qui ont besoin de faire un travail que je n'appelle pas thérapeutique -je me suis expliqué là-dessus- je dirai un travail analytique, c'est-à-dire résolutoire. J'aime bien l'étymologie : le mot "analyse" signifie "résolution", avec la sous-étymo de "soudre" qui veut dire "payer sa dette". Si nous avons tous un contentieux avec notre histoire personnelle, certains sont dans une position de souffrance humainement disqualifiante. Ils ne peuvent plus arriver à exister par leurs seuls moyens dans le monde où ils se trouvent. Ils recourent donc aux services d'un professionnel pour leur apporter cette aide, pour analyser/résoudre les raisons pour lesquelles ils sont dans cette position de souffrance invalidante. Le travail analytique est un contrat passé entre une personne qui se reconnaît et se dit incapable de vivre de façon satisfaisante, et qui appelle au secours, et un professionnel, une personne dont c'est le métier, dont c'est l'art d'écouter la personne, qui peut donner des moyens de "parler" inhabituels dans la vie sociale. Ces deux personnes passent un contrat de parole et d'écoute. Est mise à disposition de cette personne qui souffre, une certaine qualité d'attitude qui fait qu'elle pourra s'engager dans un travail de mise à jour, de formulation...
La psychanalyse choisit comme moyen de formulation, les mots. Moi, je choisis les mots et une autre forme de parole qui se développe dans l'expérience créatrice. Cela peut se "dire", cela peut se "parler" autrement qu'avec des mots. Voilà la définition du contrat analytique. Je ne parle pas de thérapie. Ce qui se passe dans le champ de la création, dans cet espace-là, n'a rien à faire avec l'art. Rien de ce qui est dit là ne pourrait, sans graves dommages être mis en circulation comme documents culturels, ou économiques dans des galeries ou des expositions publiques. Ce qui est sorti là a essentiellement et seulement pour but de pouvoir trouver quelle forme va prendre la souffrance, et d'où elle vient ; pouvoir commencer à penser ces moments de l'histoire personnelle qui ont été dramatiques pour la personne lorsqu'elle avait deux, trois, dix ans... traumatismes de tous ordres, sexuels, affectifs, etc.
Cette démarche n'a donc rien d' "artistique". Il n'empêche que des personnes trouvent là de nouvelles possibilités de s'exprimer, un territoire fastueux de développement d'une parole symbolisée dans une création. Certaines de ces personnes font parfois le passage de la position de confidence analytique à la position de prise de conscience artistique. Ce qui a été le cas de Paulette Maudire dont les oeuvres sont dans le musée. Bien après la thérapie, elle a éprouvé l'envie de montrer ses oeuvres dans des galeries (je les ai exposées à diverses reprises, en tant qu'oeuvres d'art), dans une démarche où c'est elle qui a posé l'acte de devenir quelqu'un heureux de montrer de temps en temps son travail.
Il est donc essentiel pour moi que ce soit la personne elle-même qui engage le challenge artistique, pour qu'il ait une valeur structurante, une valeur de construction de sa propre identité.
Qu'est-ce donc, alors, que l'art-thérapie ? C'est une institution apriori, étrangère au jeu du Désir du sujet, qui regroupe souvent, sur l'injonction de psychiatres, de rééducateurs, d'infirmiers... des gens dont on attend qu'ils s'expriment avec les moyens artistiques qu'on met à leur disposition dans ces ateliers. Certains peuvent faire des choses extraordinaires, bien sûr. Mais on décide souvent à leur place que certaines de leurs oeuvres construites dans cet espace sensé être de thérapie, où est sensé se produire un travail analytique, vont être sélectionnées selon les critères des petits chefs culturels bombardés commissaires d'exposition, et exposées à la Maison de la Culture de la ville. On va en interdire d'autres, parce qu'elles ne sont pas "belles", pas "esthétiques", et qu'elles feraient désordre ! Ainsi détruit-on ces gens, soit en leur faisant croire qu'ils sont des artistes, soit en les exposant à la vindicte d'un public qui, bien souvent, n'est pas tendre et ne les reconnaît pas pour ce qu'ils sont. On oublie totalement ce qui se passe sur les feuilles exposées. On oublie que c'est leur "me", que c'est leur corps, leur image de souffrance. Tout cela est exposé, mis à nu sans qu'ils l'aient nécessairement choisi et décidé. Je trouve cette attitude scandaleuse pour les gens ainsi exposés ; parce que trop souvent, c'est dans le cadre d'hôpitaux psychiatriques que se déroulent ces événements.
J. R. : Vous pensez donc que toute l'histoire de l'Art brut est née d'une indiscrétion ?
G. L. : Je trouve cette formule très séduisante ! Mais les deux choses ne sont pas liées. Je dirai plutôt d'une rupture abusive d'intimité, d'une sorte de viol, vis-à-vis de ces personnes qui sont devenues l'objet d'une emprise de tiers.
Dubuffet a peut-être bien lui-même passé une partie de son existence à lutter contre la décompensation psychotique. Dubuffet est, pour moi, -on le voit bien dans son oeuvre- quelqu'un qui lutte de façon permanente contre la fascination de la régression. Ce travail de lutte est magnifique, il l'a conduit pour se construire en tant que sujet. C'est d'ailleurs pourquoi je suis tellement virulent dans l'attaque que je porte contre ce petit livre pernicieux du Centre national de la Documentation Pédagogique "L'éducation artistique à l'école": dans ce livre, on explique comment conduire l'Education artistique des enfants. Toutes les techniques qu'a inventées Dubuffet, qu'il n'a trouvées nulle part -et c'est ce processus d'invention qui est gratifiant dans sa démarche artistique- sont proposées aux enfants comme "exercices d'approfondissement pour parvenir à une expression accomplie". On montre à la suite des injonctions aux maîtres, un tableau de Dubuffet en train d'assembler des fragments de travaux précédents. Et on fait faire des dessins "à la manière de" Dubuffet ! Ce qui a été vital pour Dubuffet dans son invention-même, est donné comme mode d'éducation esthétique des enfants. Ce faisant on les stérilise, bien entendu, de toute capacité d'être créateurs, c'est-à-dire de trouver eux-mêmes le chemin de la formulation plastique !
Quelqu'un a très bien compris ce danger, c'est Arno Stern qui est un grand penseur de l'Education créatrice. Il a mis l'accent sur l’essentiel, à savoir que non seulement on ne s'occupe pas à l’école de l'Education créatrice des enfants, mais on la met en pièces. On met en pièces toutes les capacités créatrices des enfants dans tous les domaines au profit de méthodes d'ingurgitation, d'assimilation de matériaux inertes, de mimétismes, en particuliers pour ce qui concerne l'Education créatrice, méthodes qui vont exactement à l'opposé de ce qui serait nécessaire dans une classe pour rendre les enfants heureux d'apprendre. Je suis animé sur ce sujet par une révolte très puissante. Mon livre, "Requiem pour la vache folle" est une expression de ma révolte face à ce gâchis, face à la destruction systématique qui est faite avec les meilleures intentions du monde, par le système Educationationale !
J- R. : Il est donc temps d'en venir à vous et la pédagogie. Vous venez donc d'évoquer votre livre sur ce sujet, composé d'articles écrits depuis trois décennies. Vous y remettez en cause le système pédagogique français (vous y êtes virulent au point d'écrire par colère "Educationationale", entre autres...) ; le système culturel. Bref, vous donnez un véritable coup de balai sur tout ce qui est intellectuel ! Je préciserai qu'en tant qu'enseignante -même à la retraite-, je suis fondamentalement opposée à votre projet de dénationaliser l'Education nationale: je n'ai aucune envie de voir s'installer en France un système à l'américaine, où les enseignants travailleraient à l'applaudimètre ! Ni d'autres systèmes qui seraient peut-être pires !
Pour quelles raisons selon vous, la France serait-elle tellement ringarde dans le domaine pédagogique et créatif ?
G. L. : Elle n'est pas ringarde ! Elle est dangereuse ! C'est un système dont on découvre la nocivité à travers ce qui se passe dans les classes, c'est-à-dire depuis quelques années, la mise en pièces par les élèves eux-mêmes de tout le système de l'autorité, de la loi, de la civilité, de cet allant-de-soi de l'obligation d'appendre, qui ne peut plus fonctionner ; avec un taux d'échec scolaire absolument scandaleux, un développement de la violence à l'école qui inquiète tellement les enseignants que l'état est obligé de créer des "SOS enseignants battus", et de faire entrer les CRS dans les cours de maternelles ! Il y là quelque chose de très grave sur le plan éthique, qui ne fonctionne pas !
Ma préoccupation est de m'exprimer sur ce qu'est l'acte d'apprendre, de faire mon travail de docteur en Sciences de l'Éducation. Je ne veux pas mettre un coup de balai sur ce qui est intellectuel, pas du tout ! Je
veux que l'on remette au centre de la pensée pédagogique une réflexion éthique sur ce que sont les processus de pensée en liaison à l'acte d'apprendre de façon significative. C'est la moindre des choses.
J. R. : C'est sur la façon dont c'est intellectuel ?
G. L. : C'est le concept lui-même de l'intelligence qui est en question; le concept de ce qui est instillé par l'Educationationale, sur lequel personne ne se penche réellement : sur ce que sont l'intelligence et l'acte d'apprendre ! C'est à ce niveau-là qu'existe un problème qui doit être repensé dans sa totalité.
En tant que penseur des sciences de l'Education, je souhaite réellement que quelque chose soit mis en chantier, en travail, par les enseignants eux-mêmes et par toutes les structures de cet organismanachronique. C'est un vrai dinosaure. Il est dans une résistance au changement qui semble insubmersible ! J'ai connu toutes les réformes possibles, depuis celle du baccalauréat en 60, celle de 68, les suivantes... Chaque fois que quelqu'un fait une tentative de réforme de l'Education Nationale, de l'enseignement, des examens... C'est toujours sur des dimensions anecdotiques que portent les projets ; et jamais sur la substance centrale de ce qu'est aujourd'hui la relation enseigner-apprendre !
J. R. : Vous pensez qu'ailleurs, dans le monde, c'est mieux ?
G. L. : Il faut inviter les gens à lire le livre de Jacques Delors, dont je parle dans mon ouvrage*. Ce livre s'intitule "Perspectives pour l'Education du XXIe siècle". Il y est fait une analyse en règle des -ce n 'est pas seulement moi qui parle, même si j'ai une certaine autorité à en parler-. Il est fait dans le cadre de I' Unesco, et rédigé par les plus grosses têtes pensantes de l'Education de la planète ; qui ne se trouvent pas dans les sociétés sur-développées, mais dans les pays sous-développés : c'est en Afrique, en Amérique du Sud, en Chine, en Inde que l'on trouve les penseurs qui réfléchissent sur la société de demain. Les conclusions de ces chercheurs vont exactement dans le sens de mon propre travail !
J. R. : Il est un aspect par rapport auquel j'ignore comment vous vous définissez : l'Art contemporain. Personnellement, je me suis mise des milliers de fois en colère à cause de ces phénomènes de modes, de copinage, de non-faire compensé par des kilomètres de dires fumeux, etc. Je viens en plus de lire récemment les ouvrages de Laurent Danchin et Pierre Souchaud sur ce thème, et j'en suis encore toute commotionnée ! Comment expliquez-vous que toutes les créations marginales aient été délibérément écartées du label "Art contemporain" ? Et qu'en pensez-vous ?
G. L. : J'ai mon idée là-dessus. Je suggère que toutes les personnes qui ont une plume rayonnante, à compter d'aujourd'hui, écrivent (et prononcent à voix haute) à chaque occasion les termes "l'Art ex-contemporain". Vous verrez très vite l'impact que cela a sur vos interlocuteurs. Moi je le fais systématiquement. De cette façon, cela devient situé dans le temps comme phénomène sociologique, comme une époque révolue qui a globalement commencé dans les années 60, après "l'Art moderne", et qui est mort étouffé par sa propre inertie. Ce qui disparaît dans la langue n'existe plus. Tout bien considéré, c'est une bénédiction que les Singuliers aient échappé à cette normalisation dont une grande partie a été construite de toutes pièces par les médias en collusion avec la culture officielle d'état. Ce qui se manifeste encore sous ce label reste purement résiduel d'une attitude fabriquée. Ça mettra un certain temps à passer.
J R. : Pour terminer, dites-moi ce que j'ai oublié de vous demander, et dont vous souhaiteriez parler ?
G. L. : J'ai porté mon livre à Michel Thévoz, et je voudrais vous lire un passage de sa réponse qui m'a beaucoup touché. Il me dit : "Vous nous livrez avec le "Requiem pour la vache folle", une somme de réflexions qui sont au croisement de la théorie, de la pratique, de la thérapie, de la création artistique. Au carrefour de toutes nos contradictions. Ouvrage crucial, dans lequel vous vous engagez personnellement, et par conséquent vous nous impliquez directement. Vous nous proposez une alternative globale à tout ce tqui s'est institué et nécrosé (il emploie le terme "nécrosé") en matière Éducative, scolaire, artistique, etc. Doublement impliqué, en ce qui me concerne, en tant que professeur de l'histoire de l'art et en tant que directeur de musée, je puis mesurer l'opportunité de ce message. Il serait hautement souhaitable qu'il puisse trouver un éditeur à large diffusion. Je suis sûr qu'il trouvera un écho considérable."
Cela m'a fait plaisir de recevoir une telle lettre de la part d'une personne avec qui je suis depuis quinze ans en communication. Je manifeste beaucoup d'ambivalence à vouloir publier ce livre ; parce que, s’il l'est, je vais recevoir des coups de bâton en retour !
Il y a bien une question que j'aimerais évoquer, c'est celle de mes démêlés avec le magistère des gens qui se sont approprié l'Art Brut. J'ai notamment fait partie, au titre de l'Art Cru Muséum des personnes invitées à l'exposition "Art brut et compagnie", à la Halle Saint-Pierre. Quelque chose m'est resté là, en travers de la gorge. Ayant été pressenti pour participer à cette exposition, et ayant donné mon accord, tout à coup, mon Art Cru Muséum a disparu de la programmation, sans que j'en aie été informé, sans que personne ait pris soin de m'expliquer pourquoi, ni sans réponse à mes courriers de protestation. J'ai eu quelques échanges assez difficiles avec l'un des organisateurs qui ont contesté que j'aie pu avoir été invité à cette exposition, et qui m'a traité carrément de menteur, ce qui m'a, évidemment blessé. Que l'Art Cru Muséum ne soit pas représenté dans une célébration de l'Art Brut parce que, qualitativement, c'est une autre dimension, soit. Mais tout de même, je pensais être "de la famille". Vous savez, je faisais, autrefois, au terme de mes ateliers de formation, le tour de France des lieux singuliers : Dènezé-sousDoué, Rothéneuf, Tatin, le musée d’Art naïf d'Angers, la Fabuloserie, gens et lieu sur lesquels je possède une iconographie. Nous allions ensuite à Lausanne, chez le Facteur Cheval, chez Candide, Lattier, Moralès, pour finir à Cadaquès, et puis plus tard chez Raymond Reynaud, Danièle Jacqui (j'ai des images superbes de leur travail). Je possède des trésors d'images et d'interviews que j'aimerais bien vous montrer un jour. Pour toutes ces raisons, je pensais faire partie du "...et compagnie" ! J'ai toujours été en excellente relation avec la pensée de Dubuffet, avec Thévoz... J'ai donc ressenti cette exclusion comme une censure, et je pense que c'en a été une. J'y suis éprouvé, mais je ne m'y habitue pas.
J'aimerais aussi dire pour conclure, quelques mots sur votre travail à tous qui habitez ces pages humbles et tellement vivantes. J'ai vraiment le sentiment d'être de cette famille-là dans le Bulletin que je trouve absolument fantastique. Ce document des amis d'Ozenda est le seul véritable lieu d'érudition concrète sur l'art singulier actuel, une sorte d'encyclopédie de tout ce qui touche à l'Art brut, singulier, cru, dans une ouverture d'esprit extraordinaire. Je n'ai jamais eu, jusqu'à présent, l'occasion de participer à cette revue ! J'ai tellement de travail que je n'arrive pas à trouver le temps d'écrire pour elle. Cet entretien aura été l'occasion d'y parler longuement de mon modeste mais incisif travail, ma contribution à cette passionnante histoire.
Mon futur projet, après que j'en ai terminé avec mon prochain livre "L'Expression Créatrice Analytique" sera une longue monographie sur l' Art Cru Muséum et les oeuvres qui s'y trouvent.
Entretien réalisé à L'Art Cru Muséum, à Bordeaux, le 29 juin 1999.
VOIR AUSSI : "ART CRU MUSEUM... A LA CASSE". Rubrique LIEUX MAGIQUES A VOIR ET/OU A PROTEGER.
Livres de Guy Lafargue cités :
* "REQUIEM POUR LA VACHE FOLLE" :
** "TU CREES OU TU CREVES : Entretiens avec Philippe Aïni"
Autres livres cités :
*** "ARTAUD ET L'ASILE ; André Roumieux et Laurent Danchin. Ed. Séguier. (Cf. Article J.Rivais. Bulletin de l'Association des Amis de François Ozenda, N? 61) -"LE MANIFESTE DU SURRÉALISME" André Breton
De Paulette Maudire, aux édition "Être et connaître": "L'AUTRE RIVAGE S'APPELLE L'AMOUR DE SOI" et "MAMAN LUCILE".
Ces deux ouvrages peuvent être commandés directement chez l'auteur :
204 Avenue Jean Guiton, 17000 La Rochelle - F, contre la somme de 110 F pour chaque ouvrage (port compris ).
Autres livres de Guy Lafargue non cités édités aux Cahiers de l'Art CRU
ARGILE VIVANTE n° 28 (120 F)
L'EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUE
n° 29 (tome 1 -150 F) et n° 30 (tome 2 120 F) )
TRAVESTI : COULOIR DES SONGES (poèmes automatiques : 120 F) LES CONTES D'ORDEBOUE ( 120 F). Édité le 1er Janvier 2000)
Commandes adressées (10 F de port en sus) aux : Cahiers de l'Art CRU :
34 Rue Chantecrit - 33.300 Bordeaux - France.
"La fille aînée". G.L.