Ans Van Berkum pendant les discours ouvrant une nouvelle exposition
Ans Van Berkum pendant les discours ouvrant une nouvelle exposition
Josef Wittlich : Collection permanente
Josef Wittlich : Collection permanente

          Jeanine Rivais : Ans Van Berkum, quel est le statut du Musée de Stadshof ?

           Ans Van Berkum : C’est un musée privé. Mais la majeure partie de ses finances de fonctionnement vient de la ville de Zwolle. Hormis cet apport, plusieurs sponsors -dont PTT- Telecom est le plus important- permettent d’effectuer des expositions et de temps en temps d’effectuer des achats d’œuvres.

          Par contre, sa création a été une initiative nationale. Il aurait donc pu être implanté n’importe où en Hollande. Sa vocation, comme la collection qu’il possède, sont internationales ; notre programme d’expositions également. Car l’Art primitif, brut, insolite, naïf... les arts marginaux en général, n’étaient pas, avant 1994, représentés en Hollande.

          La vocation du musée est donc de montrer ce que sont les arts singuliers.

 

          J. R. : Puisque, pour vos achats, vous dépendez de sponsors, quelle est votre liberté d'action ?

          A. V. B. : Je suis absolument libre de ce que j’achète. Mais je ne dispose que de budgets occasionnels, que je dois “trouver” lorsque je veux acheter des œuvres. Les sponsors les placent ensuite dans le musée, sur la base d’un prêt...

 

          J. R. : Vous voulez dire que les œuvres exposées n'appartiennent pas au musée ?

        A. V. B. : Une partie lui appartient. Une autre est officiellement “empruntée”, mais à la condition d’y rester définitivement. Ceci pour contourner le problème des taxes prohibitives à payer à l’Etat sur les achats et les dons !

 

          J. R. : En somme, vous choisissez une œuvre ; le sponsor la paie, la "prête" au musée ; et le tour est joué !

          A. V. B. : Oui, c’est le “truc” ! Au-dessous de sept mille florins, l’Etat ne prélève pas d’argent. Si je paie une somme dix mille florins, je dois payer une taxe de trois mille florins ! Ensuite, les sommes à verser sont progressives ! Dans cette hypothèse, que reste-t-il pour les achats ? Je dois donc être très circonspecte ! Et c’est pourquoi les achats sont rares. Il m’est difficile de trouver des sponsors qui veuillent coopérer sur cette base ! Alors, ils me signent une attestation de “prêt” spécifiant que l’œuvre restera toujours dans le musée.

 

Broderie : Collection permanente
Broderie : Collection permanente

          J. R. : Et les artistes vous offrent leurs œuvres ?

         A. V. B. : Parfois. Ou bien ils les prêtent. Mais si c’est pour quelques mois, cela ne m’intéresse pas. Par contre, si une œuvre me plaît et que l’artiste est d’accord pour la “prêter définitivement”, je l’accepte, parce que le musée a un devoir de témoignage de notre époque pour les générations futures.

  

          J. R. : Est-il indiscret de vous demander quelle est votre formation, et comment vous êtes devenue conservateur de ce musée ?

       A. V. B. : Je suis historienne d’art, une profession qui compte très peu de femmes ! Plus, toutefois que beaucoup d’autres ! Mais les postes dans les musées sont encore plus souvent pris par des hommes que par des femmes, surtout les postes les plus élevés comme celui de directeur !

          Au cours de mes études, excédée par ce que je lisais dans les livres, j’ai commencé à m’intéresser à ce qui ne s’y trouvait pas. J’ai ainsi acquis un intérêt pour ce qui est “différent”, comme le “point de vue des femmes dans l’art”, puis leur création... Parallèlement, je m’intéressais aux travaux de vidéo, au style des textes sur l’art... toutes matières très négligées. J’ai travaillé dans des musées, organisé des mises en scène, des expositions, souvent sur des thèmes comme “l’idée de l’amour”, etc.

          J’étais professeur à l’Université d’Utrecht, et je cherchais un nouvel emploi, lorsque j’ai lu une annonce réclamant un conservateur pour un nouveau musée de Hollande, le Musée d’art naïf et outsider. J’ai immédiatement décidé que je “devais” obtenir ce poste ! C’est ce qui s’est passé !

 

Détail de l'exposition "Petits formats" : ici, les oeuvres de Gérard Sendrey
Détail de l'exposition "Petits formats" : ici, les oeuvres de Gérard Sendrey

          J.R. : Vous semblez très féministe. Est-il facile pour une femme, en Hollande, d'obtenir, diriger, créer un musée appelé à devenir l'un des plus importants d'Europe ?

          Les Françaises désireuses d'occuper un poste important (politique, direction, etc.) souffrent beaucoup du sexisme des hommes. Ainsi, serait-il logique de définir votre fonction par le mot "conservatrice", mais il faut garder le masculin à cause de la connotation péjorative du mot. Et dire "Madame le Conservateur" !

       Le même ostracisme existe-t-il en Hollande ?

          A. V. B. : Bien sûr ! Je ne me dis jamais “directrice”, parce que le mot manque de sérieux. Néanmoins, nous sommes nombreuses à militer pour que nos chances soient égales à celles des hommes ! Mais c’est une situation délicate, la phra¬se “Un homme aurait fait ceci ou cela” revenant sans cesse. Etre choisie est toujours difficile à cause des préjugés : Comment faire reconnaître mon sérieux et mes capacités, quand je viens d’un monde totalement différent ? Prouver que j’ai les qualités requises pour diriger et faire prospérer un grand musée ? Il faut avoir une grande confiance en soi, et l’absolue certitude de vouloir absolument le poste ! Je ne regrette pas de m’être accrochée !

 

          J. R. : Quelle gamme d'œuvres, quels artistes avez-vous déjà choisis, et pourquoi ?

          A. V. B. : Je dois présenter tous les aspects de la création singulière actuelle, ceux que j’aime et les autres qui sont représentatifs. Il me faut veiller à ce que les œuvres choisies, une fois placées dans le contexte du musée, élargissent le “champ” déjà existant et qu’elles soient assez fortes pour faire comprendre aux gens qu’il s’agit bien-là d’un “champ pictural”.

          Chaque artiste apporte quelque chose, une sorte d’identification. Je dois considérer chacun comme une pièce d’un vaste puzzle, m’assurer qu’il va se couler à sa place et contribuer à l’intégralité du modèle. Sa présence dans le musée doit être évidente pour le public. C’est pourquoi je ne dois exercer aucun arbitraire !

          Avant la création du Stadshof, personne en Hollande n’avait la moindre idée de ce qu’est l’Art “hors-les-normes” ! Seul, l’Art naïf était un peu connu. Je me suis donc donné trois ans pour rendre explicite la vocation de ce musée. Aussi ai-je choisi des œuvres naïves ou singulières absolument incontestables : Gugging, Wôlfli... En ce moment, nous montrons la Collection Rainer qui comporte toutes les tendances de l’Art brut classique.

          Plus tard, j’essaierai d’organiser un travail plus expérimental, non pas pour confirmer ce qui est déjà connu, mais explorer le champ pictural singulier contemporain et la manière dont il évolue. Un de mes projets porte sur l’architecture fantastique, à l’échelle de l’Europe, peut-être du monde. 

 

Jeanine Rivais parlant avec le père d'un exposant
Jeanine Rivais parlant avec le père d'un exposant

          J. R. : Mais quel est le rapport entre l'art fantastique et l'Art hors-les-normes ?

          A. V. B. : C’est, je crois, une expression hollandaise, "fantastische architectuur". Elle désigne une création de fantaisie, comme celles du Facteur Cheval, les Tours Rodia, etc.

 

     J. R. : En français, "extraordinaire" conviendrait sans doute mieux ? Il ne faudra pas oublier les plus "modestes", comme Picassiette, Robert Tatin, Danielle Jacqui, etc.

        A. V. B. “Extraordinaire”, ou ! Ils seront tous là, dans ce vaste projet. Je voudrais réaliser cette exposition de façon très théâtrale, car il est difficile de donner l’idée de ce qu’est le Palais du Facteur Cheval à ceux qui ne l’ont jamais vu !

        Ce musée se veut expérimental dans la forme des expositions, pas seulement par le thème et le contenu. C’est ce que j’ai commencé à faire avec l’exposition actuelle sur "le Jardin enchanté".

 

          J. R. : Nico Van Der Endt, galeriste d'Amsterdam, et membre du Comité de sélection du musée, écrit, dans la revue Raw Vision : "... La juxtaposition d'œuvres singulières, rassemblées sans souci d'harmonie mais avec une grande liberté, indique clairement que ce musée flambant neuf veut susciter un regard nouveau sur des œuvres déjà vues..." Il vous reproche une dispersion nationale et surtout une dispersion des œuvres de chaque artiste. Il semble, en fait, regretter l'absence d'une disposition traditionnelle. Comment interprétez-vous ces phrases ? Comment définissez-vous ce "regard nouveau sur des œuvres déjà vues" ?

          A. V. B. : Je récuse tout à fait l’expression “sans souci d’harmonie”, parce que j’ai cherché dans les œuvres, des harmonies intérieures. J’ai considéré les interrelations des artistes individuels, tous différents à cause de leur “écriture” tellement personnelle.

En même temps, je trouve intéressant de voir les rapports plus cachés, plus proches des fondements humains : placer les œuvres individuelles dans un rapport nouveau, afin de susciter “un regard nouveau” ; obliger le public à ne plus chercher ce qu’il “connaît” déjà, à ne plus “reconnaître”, mais à voir les œuvres d’une nouvelle manière, avec des sensations toutes neuves. Quiconque connaît bien l’art se rend compte que la traversée d’un musée reproduit très exactement l’image mentale qu’il avait en tête avant d’y entrer. Je veux qu’en traversant celui-ci, il se sente dépaysé, qu’il voie que des œuvres étrangères les unes aux autres ont été rapprochées et, que la manière dont elles l’ont été oblige ce visiteur à retrouver les connections nouvelles qui forment la personnalité du lieu !

 

"Petits formats" (Détail)
"Petits formats" (Détail)

          J. R. : Cette volonté de changer la disposition des œuvres vous ramène donc à faire se côtoyer des artistes ayant, dans des formulations différentes, des états d'esprit très voisins : J'ai parcouru le "Couloir sage", le "Couloir fou", les paysages "à la Douanier-Rousseau", etc. En fait, vous avez regroupé dix expressions d'un même "thème", et il est fascinant de constater qu'elles s'enchaînent sans hiatus et "cohabitent" très harmonieusement !

          A. V. B. : C’est exactement ce que j’ai voulu  faire ; vous avez parfaitement perçu mes intentions. Mais cela implique beaucoup de soucis, d’approches différentes, avant d’être sûre que telle œuvre a trouvé sa place irréfutable !

 

          J. R. : Votre musée se définit Musée d'Art naïf et outsider : Comment liez-vous les deux définitions ? Quelle part estimez-vous donner à l'une et à l'autre ?

          A. V. B. : Je suis convaincue qu’il existe des rapports étroits entre Art naïf et Art hors-les-normes, qu’un artiste naïf œuvre dans la même attitude qu’un authentique singulier. Ce qui m’intéresse, c’est de débusquer les aspects communs aux deux spécificités. Partant, je ne trouve pas étrange de les accrocher ensemble. L’un et l’autre, parfois définis comme “trop rigides”, sont complémentaires. Dans les deux cas, les créateurs sont bien souvent presque illettrés, isolés et asociaux, étranges, nomades... “hors-les-normes”. Ce qui est un sentiment intérieur, une position différente des courants principaux. En fait, leurs parentés me paraissent absolument évidentes.

 

          J. R. : Il me semble que la Hollande abrite de nombreux artistes "naïfs" ? Pourquoi éprouvez- vous le besoin d'enrichir vos murs d'œuvres hors-les-normes d'artistes vivant en France ?

          A. V. B. : Je ne crois pas qu’il y ait plus d’artistes naïfs en Hollande qu’ailleurs !

         Il y a, bien sûr, des artistes naïfs, ici, mais pas d’identité “naïve”. C’est pourquoi il n’y aurait aucun sens à isoler ces artistes dans un petit clan à part ! Et je crois bien qu'à cause de la mentalité d'adaptation post-calviniste, il n'y ait chez nous que très peu de découvreurs ! Certes, les artistes affirment leur volonté de “changer”, mais ils changent tous ensemble, “dans le même train” ! En Hollande, la culture des Académies a une immense influence. Ce sont des sortes d’instituts pédagogiques dont les professeurs sont aussi des artistes. Ils donnent forcément comme modèle leur image personnelle. Il est donc aisé de savoir de quelle Académie vient tel artiste.

          Pour avoir visité la France depuis plusieurs années, j’estime qu’il y règne une liberté beaucoup plus grande. J’y prospecte longuement et j’y trouve une richesse inexistante en Hollande. Je vais également en Allemagne, Autriche, Suisse, Finlande, aux Caraïbes, aux Etats-Unis... Nulle part, je ne trouve une création aussi diversifiée qu’en France.

 

Exposition Rosemarie Koczy "Je vous tisse un linceuil"
Exposition Rosemarie Koczy "Je vous tisse un linceuil"

          J. R. : Malgré l'évolution des définitions des arts hors-les-normes, tous restent lourdement psychologiques, voire psychanalytiques. Ramenant l'art à des proportions humaines qu'il avait souvent perdues du fait de son intellectualisation outrancière, les artistes singuliers vont forcément prendre une place de choix dans la culture du XXIe siècle. Quels sont, d'après vous, face à cette responsabilité, les droits et les devoirs moraux de ces créateurs ?

          A. V. B. : J’ai écrit, à l’occasion de l’exposition du "Jardin enchanté", la phrase suivante : “Pour ceux qui sont authentiquement “singuliers”, n’existe pas la possibilité de choisir : Ils n’ont pas un devoir social, parce qu’ils ne peuvent être que ce qu’ils sont. Ils n’ont pas le choix d’entrer dans un autre monde”. C’est le devoir d’autrui, plutôt, de préserver leur sincérité, respecter leur isolement, et les protéger !

 

          J. R. : Mais le nombre d'artistes hors-les-normes désireux de travailler "pour eux-mêmes" semble de plus en plus restreint. Est-ce à dire que les "purs et durs" comparables à ceux "des origines", soient une espèce en voie de disparition ?

          A. V. B. : Oui, et cela me pose un problème que je ne peux résoudre : Etre “singulier” est une condition humaine, ce n’est pas un mouvement. C’est non pas avoir une idéologie ou une mission, mais la seule nécessité d'être créatifs pour eux- mêmes, pas pour les autres !

          Tout ce que je peux et veux faire, c’est les “protéger”. Je ne leur propose donc pas de grands “spectacles”. Dans ce musée, nous sommes toujours en marge de l’Art moderne. Les grands journaux, les galeristes importants, les responsables des grands musées ne viennent pas ici. Seuls, viennent pour se “nourrir” l’esprit, quelques artistes professionnels, le public banal, pas “les feux de la rampe” ! Et je veux que cette situation perdure.

 

          J. R. : Nous sommes d'accord pour penser qu'un nombre croissant d'artistes singuliers veulent s'intégrer à la société moderne ; être à la fois dans "la hors-normalité" et dans "la normalité"!

          Face à cette peau de chagrin évoquée tout à l'heure, êtes-vous sûre d'être assez vigilante pour distinguer les vrais marginaux des faiseurs, le "bon grain singulier" de "l'ivraie mercantile" ?

          A. V. B. : Je ne crois pas qu’il y ait la moindre difficulté à repérer les faiseurs. Ni à détecter les artistes de qualité. Seuls, ceux qui se situent dans une frange incertaine peuvent semer le doute. Et malheureusement, les musées peuvent, eux aussi, commettre des erreurs !

C’est pourquoi je tiens absolument à rencontrer les artistes dont j’apprécie les œuvres, avant de leur proposer une exposition. Lors de cette rencontre, je peux percevoir leur sincérité, leur authenticité.           Même si je suis convaincue, je me donne encore un temps de réflexion. Si l’œuvre “tient la route”, et si ma conviction demeure, je peux les inviter.

          Mais l’œuvre “actuelle” ne me dit pas tout. Une fois installée dans le musée, je dois m’assurer qu’elle affronte sereinement le public ; qu’il est évident que je n’ai pas triché. Et suivre l’évolution de l’artiste : Etre absolument intransigeante dans mes options !

 

Tableau illustrant l'exposition "Out of India"
Tableau illustrant l'exposition "Out of India"

          J. R. : Antithétiquement à la définition de l'Art brut, nous assistons actuellement à une "régression" volontaire de certains créateurs ayant reçu une formation picturale, et cherchant par tous les moyens, à l'"oublier", pour revenir à d'autres types de formulations, d'expression. Que pensez-vous de ce phénomène ?

          A. V. B. : Je ne suis pas étonnée de ce désir de “régression”, parce que l’Art moderne est trop souvent stérile, lié aux phénomènes de mode ! Où se tourner, alors, pour trouver une inspiration nouvelle, de nouvelles sources dans lesquelles puiser les fondements d’une création ?

          Ces artistes veulent chercher en eux-mêmes ce qui est caché sous la culture, sous les académismes. Mais il doit être très difficile de retourner aux origines, oublier les gestes acquis. Ce doit être une démarche ardue, un chemin très long qui implique une profonde concentration, et la possibilité de se retrouver très seul ! Beaucoup d’artistes “modernes” procèdent d’ailleurs de la même façon...

 

          J. R. : Il est bien sûr impensable d'opposer les uns aux autres, dans la globalité. Il est par contre déconcertant, dans l'un et l'autre cas, d'assister à une autocensure, une irréversible soumission à l'égard des marchands !

          A. V. B. : C’est appelé à devenir le grand problème des Singuliers. Même s’il est idéaliste de penser qu’ils peuvent créer, chercher juste pour eux-mêmes, leur expression personnelle, sans souci du “pain quotidien” !

          En Hollande, il existe des systèmes d’aide aux artistes. Mais ils doivent prouver qu’ils font l’effort de montrer et de vendre leurs œuvres. Dans le cas contraire, l’aide qui leur est allouée est différée, voire supprimée... Et les voilà de nouveau dépendants des services sociaux pour chômeurs !

          Néanmoins, produire “pour” le marché est dangereux et risque de détruire l’authenticité de l’œuvre. Depuis toujours, faire n’importe quoi pour devenir riche et célèbre, est en contradiction avec l’acte de créer une œuvre originale.

 

Dévoilement de la sculpture extérieure de Louis Chabaud
Dévoilement de la sculpture extérieure de Louis Chabaud

          J. R. : Vous évoquiez précédemment la nécessité, pour un conservateur de musée, de ne pratiquer aucun arbitraire ; et précisiez vos choix personnels. Un musée étant, par définition, un "témoin de son temps", vous devez avoir conscience d'occulter malgré tout certaines branches des arts singuliers. Lesquelles et pourquoi ?

       A. V. B. : Si, de l’Art naïf, j’exclus certaines œuvres gentillettes, je choisis toujours des œuvres comportant un petit côté “brut”. C’est la seule restriction que je pratique.

          Par contre, je suis très circonspecte à l’égard des arts médiumniques, parce qu’il m’est impossible d’évaluer totalement la sincérité de ces artistes.

         En outre, je tiens beaucoup à montrer des artistes nouveaux, qui n’ont pas encore été exposés dans des musées. Ne voyant pas l’intérêt de montrer des œuvres qui sont ailleurs, je laisse aux autres collections d’Europe, le soin de présenter ce qui a été fait dans le passé. Je ne veux pas qu’à cause de moi, ce phénomène de présentation en double ou triple des mêmes artistes, infiltre trop le champ des Singuliers. Toute personne obsédée par la nécessité de créer, passionnément désireuse d’innover, peut proposer une œuvre aussi puissante que celles de Wôlfli ou d’Aloïse. Je veux la découvrir, donner une chance à ses œuvres conçues aujourd’hui. C’est pourquoi je prospecte à travers toute l’Europe.

          La collection de Zwolle préexistant à mon arrivée, j’ai dû choisir parmi les œuvres, celles frappant mon imaginaire, mais déjà connues. Il faut bien que je les montre.  Mais l’orientation future du musée est d’explorer les frontières de notre champ pictural : D’où part-il ? Où s’arrête-t-il ? Où, par exemple, rejoint-il l’Art moderne ? Où dépasse-t-il les frontières qu’on lui reconnaît ? Où reste-t-il en-deçà ? Et pourquoi ? Montrer l’œuvre elle-même, mais aussi questionner et prospecter les frontières. Toujours chercher à découvrir pourquoi elle constitue un champ à part et tellement différente de celui de l’Art moderne : questionner et assurer la différence.

(1er rang G/D) Jacky Chevasson, Raâk, Danielle Le Bricquir. (2e rang D/D) Jeanine Rivais et Claudine Goux : A  chacun son beau bouquet
(1er rang G/D) Jacky Chevasson, Raâk, Danielle Le Bricquir. (2e rang D/D) Jeanine Rivais et Claudine Goux : A chacun son beau bouquet

          J. R. : Vous exposez, à l'automne 1996, des artistes dans "Le Jardin enchanté", où se côtoieront Raâk André-Pillois, auteur en outre d'un merveilleux "livre" unique, sorte de reliquaire consacré aux cinq exposants, Jacky Chevasson, Claudine Goux, Simone Le Carré-Galimard et Danielle Le Bricquir.

          Comment vous est venue l'idée de ce titre ? Et comment expliquez-vous le choix des exposants puisque, à l'exception de la regrettée Simone Le Carré-Galimard qui est récemment entrée "pour de bon" dans le Jardin enchanté, les quatre autres sont sémillants de vie et de créativité ?

          Quel lien existe-t-il entre les œuvres retenues dans ce cadre ? Pensez-vous que notre fin de siècle soit "en manque" de folie et de merveilleux et que chacun (e) à sa manière, ces artistes soient tellement porteurs de rêve qu'ils/elles vont générer la féerie impliquée par le titre ?

          A. V. B. : L’idée du thème m’est venue d’une chanson de Georges Moustaki, qui dit : “C’est une chanson pour les enfants qui vivent entre l’acier et le bitume, entre le béton et l’asphalte ; qui ne sauront peut-être jamais que la terre était un jardin". J’ai d’abord pensé faire une exposition pour ces enfants-là. Puis, j’ai voulu changer la formulation et, après avoir longuement discuté avec Raâk et Danielle Le Bricquir, à qui j’ai expliqué mes idées sur l’exposition, nous avons finalement opté pour "le Jardin enchanté".

          Avec ce titre, j’ai voulu montrer ce qu’est l’art sans contraintes, sans normes, ludique, ce qu’il pourrait être dans le jardin d’Eden. J’ai écrit à ce propos, quelques mots en français : “L’art sans commandes, sans préjugés, sans ambition, sans contraintes, est vivant ; créé par des artistes qui ne regardent qu’eux-mêmes, qui ne considèrent pas la manière de s’exprimer, mais qui s’expriment tels qu’en eux-mêmes...”. J’ai voulu montrer des œuvres créées avec ces qualités de base et qui, malheureusement, se font de plus en plus rares. Tout être porte en lui “son” idée du Paradis : je voulais qu’en visitant cette exposition, il puisse dire : “C’était bien ainsi ! Tout cela a été perdu, et pourtant certaines personnes y vivent encore”. Je voulais en somme montrer des artistes travaillant sans avoir conscience de ce qu’ils réalisent, sans réfléchir et analyser ce qu’ils créent, qui, simplement, contemplent les créatures émergeant de leur travail et s’imposent comme des évidences.

Raâk présentant son livre magique
Raâk présentant son livre magique
le livre magique
le livre magique
L'installation de Raâk
L'installation de Raâk

          Prenez les galets de Raâk : ce ne sont que des minéraux, mais elle y voit des “choses”, des “êtres” qu’elle rend vivants simplement en y décrivant quelques lignes. Sous son pinceau, la vie intérieure de la pierre apparaît soudain. Modestement, l’artiste se défend : “Je n’y suis pour rien, c’était déjà là !” Elle se surprend elle-même, car elle n’avait pas planifié d’exécuter un animal ou une personne ! Simplement, ils émergent de la pierre grâce à sa manière inconsciente de permettre aux lignes de s’imposer. Elle a cette faculté de donner aux éléments la possibilité de “couler”. Elle est comme une rivière et son travail tel un bateau qui la traverse, puis reprend son voyage au long cours ! C’est ce mode d’expression absolument sincère que je recherche ! J’ai créé, dans le Jardin enchanté, un lac pour les œuvres de Raâk, sur lequel s’ébattent toutes ses créatures. Parce que dans ma vie, et dans la vie artistique, j’aime l’eau, j’ai pensé que c’était la meilleure façon de les faire exister !

 

Le triptyque de Claudine Goux
Le triptyque de Claudine Goux

          Claudine Goux, également, a une très vaste orientation sur toutes les formes de cultures, pas seulement européennes : des influences africaines, océaniennes, etc. Elle a un goût pour les rituels, avec des danses, des mystères... Au bout d’un moment, j’ai pensé que toutes ses œuvres étaient des rites de passage d’un état vers un autre, pour aller elle-même de l’autre côté du mur. Quand je les contemple, je me sens capable d’y passer avec elle : C’est pourquoi il fallait absolument qu’elle vienne dans le Jardin enchanté.

 

Un "Assemblage" de Simone Le carré-Galimard
Un "Assemblage" de Simone Le carré-Galimard

J’ai choisi Simone Le Carré-Galimard pour son penchant à garder tous les objets qu’elle aurait pu “transcrire” sous une autre forme ; pour sa grande sensibilité à toutes ces choses du quotidien qu’elle a su embellir. Par sa création artistique, sa propre vie a été une immense création. Ses œuvres ont, d’autre part, un côté érotique que j’aime beaucoup et que je voudrais plus prononcé dans "le Jardin enchanté".

(Simone Le carré-Galimard était décédée en 1996).

Une composition de Jacky Chevasson. Au mur, des Chevanosaures.
Une composition de Jacky Chevasson. Au mur, des Chevanosaures.

          Jacky Chevasson est revenu à petits pas de l’Art moderne. Un jour, il a découvert que ses mains avaient envie de partir à l’aventure et qu’elles aimaient un matériau nouveau pour elles, le papier encollé ! Grâce à elles, sont nés les “Chevanosaures”, sortes de petits androgynes. Sans identité sexuelle susceptible de poser problème, ils ont d’emblée appartenu au "Paradis", et sont devenus les protagonistes du Jardin enchanté où tout doit être harmonie. Je trouve les œuvres de ce créateur très attrayantes, très belles. Les couleurs en sont douces ; mais disposées dans le vert du Jardin, elles ont immédiatement irradié de “bonheur”, eu l’air d’appartenir à ce lieu, d’être “arrivées à la maison” ! 

Les "sécantures" de Danielle Le Bricquir
Les "sécantures" de Danielle Le Bricquir

          Et puis, j’ai choisi les œuvres de Danielle Le Bricquir, parce que cette artiste joue tout le temps ! Elle n’a pas de limites, ne s’arrête pas seulement aux traditions, aux histoires anciennes ! Emergent de ses fantasmes des êtres et des animaux étranges, conformes à sa propre manière d’être ; ancrés dans un quotidien où un canard fait de la bicyclette, des campagnards se rendent à la kermesse, etc. Ses créations semblent de prime abord éclatantes. Mais très vite, on s’aperçoit qu’elles sont beaucoup plus profondes qu’elles n’apparaissent. J’aime que l’on me fasse des surprises et quand j’ai découvert 1’"autre dimension", j’ai compris qu’en fait, son jeu n’a jamais de fin. Danielle Le Bricquir est de ces artistes qui ont parcouru un long chemin vers un état intérieur, puis vers un autre... C’est ce qui m’a fascinée.

 

          Je suis très heureuse d’avoir pu réunir cinq créateurs porteurs de rêve, capables de générer la féerie du Jardin enchanté. Grâce à eux, j’ai acquis la certitude d’avoir trouvé le “Jardin enchanté de l’Art” ! Et puis je suis heureuse de notre rencontre sur ce lieu. C’est la première fois qu’en art, je travaille sur un thème ; et il est très important pour moi que vous m’ayez donné l’occasion d’expliquer mes intentions, les raisons de mes choix... Et que dans cet entretien, les artistes n’aient pas été oubliés !

(G/D) Michel Smolec, Claudine Goux, Jaccky Chevasson, Raâk, Tom Blekkenhorst admirant le livre magique
(G/D) Michel Smolec, Claudine Goux, Jaccky Chevasson, Raâk, Tom Blekkenhorst admirant le livre magique

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN NOVEMBRE 1996, DANS LE MUSEE DE STADSHOF, APRES LE VERNISSAGE DE L'EXPOSITION "LE JARDIN ENCHANTE". ET PUBLIE DANS LE N°59 DE JANVIER 1997 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA

ET DANS LE N°21 DE MARS 1997 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL.