Pour le cinquième anniversaire du Musée de Stadshof, l'émotion était au rendez-vous. Toute la ville rendait hommage à Lisbeth Reith, qui fut à l'origine de la création de ce lieu devenu carrefour incontournable de la hors normalité dans le nord de l'Europe. Après le discours du Délégué à la Culture des Pays-Bas ; après la projection d'un petit film hommage humoristique réalisé par un acteur également concerné par les destinées du musée ; Ans Van Berkum, conservatrice depuis l'origine, rappela que, sans cette dame dont pourtant l'attitude est des plus modestes, il n'existerait pas. Le comportement des protagonistes de cette aventure montra d'ailleurs tout au long de la soirée, combien chacun se sentait proche de cette célébration, proche de ce lieu, attestant que Mme Van Berkum a su créer un lien très fort avec tous, s'entourer d'une équipe solide et chaleureuse.
Le sens de l'accueil n'est d'ailleurs pas le seul apanage de la conservatrice : une visite de la collection placée sous sa responsabilité prouve l'intelligence avec laquelle elle l'a installée, veillant à ce que les oeuvres présentées "élargissent le champ déjà existant, soient assez fortes pour faire comprendre aux gens qu'il s'agit bien là d'un champ pictural... se coulent à leur place et, par l'évidence de leur présence, contribuent à l'intégrité du modèle..."(¹). Cherchant toujours le détail important qui œuvrera dans le sens d'une meilleure compréhension de ses intentions, elle a su rompre la linéarité d'un parcours traditionnel en ajoutant des estrades autour desquelles le promeneur possède une vision en ronde bosse des sculptures qui s'y côtoient ; des niches vitrées sur lesquelles il faut coller son nez pour découvrir l'intimité d'autres oeuvres plus fragiles ; et, surtout, elle a installé dans de petites salles, des "espaces" réservés à certains artistes (Ad Maas, ses peintures de personnages momifiés et ses gisants sculptés et peints de couleurs livides... ; Raâk, ses galets peints, ses sculptures étagées comme sur une falaise, grimpant jusqu'aux photos d'oeuvres naguère placées in situ au bord de la mer ; et cette invraisemblable caverne d'une artiste hollandaise, Hans Langner où pendent, s'agitent, se chevauchent... littéralement du sol au plafond, marionnettes, bas renfermant des têtes sculptées, sculptures et peintures, objets récupérés, etc.. D'autres encore...) Coupant résolument le rythme de la visite, entraînant un moment le visiteur plus profondément au cœur de la création de ces artistes étapes, tous ces lieux privilégiés font aussi l'originalité du musée qui, plus jeune que les autres déjà devenus des références de la culture hors les normes, se devait de trouver une formulation personnalisée.
Pour cet anniversaire, Ans Van Berkum avait décidé de présenter une exposition qui illustrerait les deux parties du nom générique du musée : "Art naïf", "Art outsider". Prospectant à travers le monde (Afrique du Sud, USA, Haïti...), elle a considérablement accru la collection originelle qu'était la dation Arnulf Rainer : Zwolle possède déjà une très importante collection d'Art naïf ; et s'enrichit régulièrement en oeuvres d'Art brut (Roy Wenzel, l'Italien Carlo Zinelli dit "Carlo"...) et Willem Van Genk si difficile à classer, etc.
Dans cette optique, 1999 est l'année de dix huit "Meesters uit de marge", qui doit signifier à peu près, les "Maîtres de l'Art de la marge" ? Traduction fidèle ou approximative, des "Maîtres", c'est bien ce qu'ils sont !
Le rez-de-chaussée propose, pour quelques mois, le Paradis perdu de BONARIA MANCA qui, de bergère sarde, arrivée après la guerre "dans le continent", c'est à dire en Italie, s'est mise à peindre voici une quinzaine d'années, à la suite de graves problèmes familiaux. Elle est devenue peintre naïve très narrative d'une vie champêtre faite de maisons de guingois très bellement décorées, percées de multiples fenêtres minuscules, reliées par des ponts arcaturés, devant ou dans lesquelles se déroulent des scènes du quotidien campagnard : chèvre broutant une fleur, cortège de mariage quittant l'église à l'intérieur de laquelle se déroule une paisible Nativité, paysans au travail dans les champs, cavaliers galopant à travers les prés sans déranger les moutons broutant en rangées bien ordonnancées, etc. Une atmosphère bucolique se dégage de cette oeuvre où les feuilles des arbres se comptent le long des branches ; une grande simplicité en même temps qu'un grand sens de la composition décorative. Un vrai bol d'air pur, serein et "évident".
Dans une série de vitrines destinées à les protéger, se trouvent les oeuvres en papier, souvent déchirées, réalisées au crayon de couleurs de AALTJE DAMMER ( LA VIEILLE DAME ). Véritables puzzles que l'artiste aurait reconstitués sans pouvoir en retrouver toutes les pièces : parfois, un seul personnage dort sur un grand carrelage ; d'autres fois, ils sont plusieurs, placés au centre d'un autre carrelage, les uns au corps carrelé de formes géométriques surlignées au crayon noir, les autres pointillés de rangées régulières de minuscules boules brunes.... Il semble que le pavé soit un thème récurrent de l'oeuvre de cette créatrice, car dans chaque tableau, il est longuement élaboré, tantôt fait de petits carrés juxtaposés, de boules aux couleurs assorties, tantôt de croix, de huit, de lettres... Les gens y sont entourés d'animaux, des poissons notamment, des oiseaux.... Un chat couvert d'un pelage fait de minuscules traits sombres a les yeux cachés par des lunettes noires ; un autre est bâillonné, un troisième est en train de hurler comme s'il avait la tête enfermée dans un ballon... D'autres sont raturés de noir, de bleu... contrastant avec la connotation harmonieuse d'une plante grimpant le long d'un mur... Et, dans chaque oeuvre, souvent à gauche, un personnage très grand par rapport aux autres, lève autoritairement un bras terminé par un poing fermé, et montre des dents démesurées : Ce qui expliquerait peut-être que la plupart des "habitants" de l'espace de la Vieille Dame (mais ne pouvant traduire le texte hollandais, il est impossible d'être définitif ! ), oscillent (sans doute au gré de sa sérénité rompue ou restaurée ?) du stade de l'homme têtard à celui de l'individu parvenu à une évolution complète ; que presque tous aient les yeux clos, entre lesquels tombe le nez en virgule, et que la bouche affecte un air maussade ?
Une bien belle oeuvre, en tout cas, réalisée par une excellente coloriste qui, très probablement, a trouvé là le seul moyen de sortir de son enfermement ?
Sur le mur, une série de dessins de MARC LAMY, formant bas-reliefs, "prouve" au visiteur que la patience d'un artiste peut être littéralement infinie, sa rigueur et sa fantaisie si totalement symbiotiques que les détails s'y enchaînent comme les perles d'un bijou qui auraient l'air de n'être qu'une ! Dans cet univers, poussent partout des fleurs ; ici, des lys peut-être, aux immenses pétales parcourus de traits fins tandis qu'au centre, telle une nervure, se succèdent de petites boules serrées côte à côte. Ailleurs, les étamines sont soudées en une arabesque de petits triangles noirs, intercalés parmi d'autres qui sont blancs... Ailleurs encore, la fleur est vue de face, ses pétales exquisément dessinés entourent un "visage" travaillé comme une broderie d'une finesse arachnéenne ; au centre duquel luisent... deux yeux ... car la fleur est devenue visage ! Les autres fleurs parfaitement disposées en des géométries saisissantes constituent la tunique d'un corps oblong décoré comme un corselet d'insecte, etc. Entre ces éléments évolutifs, fluctuent des sortes de tiges tubulées, des amas de "coquillages" entrelacés... jusqu'à ce que la main du dessinateur parvienne aux limites du carré et borde ce "parterre" habité de plantes/personnages, d'une ganse brodée de petits motifs géométriques répétitifs. Une merveille, des merveilles plutôt, en noir et blanc ! Une technique hors du commun, au service d'un imaginaire à la fois débridé et obsessionnel !
Impossible d'échapper aux têtes obsédantes de TRUUS KARDOL, parfois en couleurs, faites de traits concentriques, dans des teintes violines ou grises, avec de gros yeux rouges ; mais le plus souvent en noir, avec un seul œil terrible, des dents énormes impeccablement rangées, d'une symétrie parfaite, surgissant d'une bouche aux lèvres étirées. L'autre oeil disparaît sous une houppe de cheveux hirsutes, qui cachent totalement le reste du visage. Parfois, au contraire, le personnage a les yeux clos, et il est chauve, mais alors, l'entrelacs à l'infini des traits de crayon lui donne un aspect si malsain que le visiteur ne peut s'empêcher de frissonner ! Heureusement, quelques "paysages" de prairies d'où émergent de hautes fleurs aux tiges grêles égaie un peu cette création ; mais même dans ce cas, le ciel rouge incandescent tourmenté de nuages gris sur lesquels se détachent ces végétaux, laisse présager que tout n'est peut-être pas serein dans le monde de Truus Kardol !
ROY WENZEL est presque "chez lui" dans ce musée qui l'a accueilli depuis l'origine, alors que Nico Van Der Endt le chaperonnait depuis plus longtemps encore ! Bien sûr, trônent sur chaque oeuvre, les grandes bottes noires vernies à talons hauts qu'il affectionne. Elles mesurent la moitié de la taille des individus qui eux-mêmes occupent la plupart du temps, la hauteur du dessin ! Et, si, brisant le tabou, une femme les a quittées, qu'elles volent rageusement à travers le tableau, les orteils aux ongles rouges agressifs de la transgresseuse véhiculent tous les symboles sexuels et psychanalytiques qui se rattachent à ces appendices ! Roy Wenzel soigne aussi tout particulièrement les cheveux : alors que les "fonds" sur lesquels se détachent ses créatures sont dessinés à grands coups de crayons souvent contradictoires, que les vêtements sont réduits à un simple triangle pour la jupe et un manchon pour le pullover, les chevelures longues et opulentes sont "frisées" boucle à boucle, souvent traitées en mèches de couleurs différentes, parfaitement coiffées autour du visage aplati aux gros yeux maquillés.
Bottes et chevelures : est-ce en elles que Roy Wenzel, Samson des temps modernes, puise sa force et sa créativité ? Elles semblent en tout cas avoir sur lui un impact très fort, les bottes surtout, puisque lorsqu'il en parle, de semi-grave sa voix devient suraiguë. Et, reconnaissables en tous lieux, elles sont devenues l'apanage d'un artiste authentique ; aussi idéalement indifférent que l'aurait souhaité Dubuffet aux apports culturels extérieurs, appartenant de ce fait incontestablement au monde des créateurs de l'Art brut
Les oeuvres de CARLO ZINELLI, dit CARLO sont représentées en force au Musée de Stadshof qui vient d'en acquérir plusieurs. Son célèbre et inimitable personnage au corps de face et visage de profil, blanc "perforé" de boules noires ; ou coloré, imprimé de boules plus claires, y est bien sûr omniprésent : en alignement multiples ; en cortèges, bras rentrés dans les "manches" comme des moines en prière ; en toutes petites séries intercalées parmi des oiseaux semblablement "boulés" ; en groupes, encore avec des oiseaux redressés qui becquètent les mains fermées ; parallèles à des rangées de femmes à la tête ceinte de voiles comme les communiantes ou les mariées ; au pied de derricks aux éoliennes tournantes ; surélevés, comme sur une scène, vêtus de tutus, saluant comme à la fin d'un pas de deux, etc.
Figures réduites à la plus simple linéarité ; signes et écritures emplissant fébrilement l'espace comme s'il était "nécessaire" de ne laisser aucun vide ; cœurs volant tels des tapis enchantés : Carlo est bien " fut" bien, hélas, puisqu'il faut désormais parler au passé- ! l'artiste enthousiaste et prolifique d'une création essentielle !
Dans une autre salle, sont accrochées les oeuvres de RIET VAN HALDER qui, poussée par des voix intérieures, commença un jour à peindre, en dépit du scepticisme de son entourage ! Etranges scènes où s'agitent des personnages très élémentaires, possédant d'après les apparences, un fort instinct grégaire, et qui se retrouvent, sans aucune raison sauf peut-être ludique, dans des postures assez inattendues et vraisemblablement épuisantes. D'autres, surlignés de blanc, s'agitent en une course effrénée, l'air de se sauver dans toutes les directions, s'aidant comme pour aller plus vite, de leurs bras écartés, tandis qu'au milieu de leur fuite, représenté en ombre chinoise, un immense personnage noir menaçant levant ses interminables bras, semble être à l'origine de cette panique ? Peut-être est il, surtout responsable de l' "ordre" qui, parallèlement, règne dans la plupart des autres tableaux : noyés dans un magmas sombre et informe, parqués dans des "espaces" verticaux étroits se trouvent côte à côte, de minuscules individus "posés" devant des créatures de cauchemars, aux anatomies irréalistes, très incertaines même, monolithiques, uniquement constituées de taches très serrées, aux visages épais dessinés lourdement dans ces espaces faciaux tavelés : échappés d'un film de science-fiction ? Anges gardiens gigantesques de ceux qui sont à l'avant ?
Qui dira où l'emmènent les voix de Riet Van Helder ? Elles lui ont inspiré, en tout cas, une oeuvre très personnalisée, bien qu'un peu angoissante !
Gentils épisodes de contes de fées, dans lesquels bêtes et gens se comprennent parfaitement ; se ressemblent d'ailleurs, s'empruntent même des détails anatomiques, visages animaliers sur corps humains, ou l'inverse, tel est le monde légendaire de BAYA. Un monde serein, sorte de Jardin enchanté peuplé de belles princesses aux visages de poupées en porcelaine, aux yeux rieurs et petit nez mutin ; vêtues de somptueuses robes couvertes de fleurs, entourées de fleurs à profusion, de fleurs et de fruits, de fleurs et de papillons aux ocelles mordorées, de paons étalant fièrement leurs queues en des éventails multicolores, de poissons volants et de sirènes aux nageoires touffues comme les queues des écureuils... Assises parmi leurs oiseaux familiers (la chanson ne disait-elle pas que le beau prince avait été changé en rossignol ?) qui leur becquettent les cheveux, tiennent pour elles des lyres aux cordes dénouées.
Un travail exubérant, recréant un monde de l'enfance conservée, à tout le moins retrouvée. Une douce féerie en harmonieuses couleurs !
Un nombre considérable de petits personnages de terre et de ciment envoyés par NEK CHAND de son lointain jardin, au fond de l'Inde, avaient déjà, l'an passé, lors de l'exposition intitulée Petits formats, charmé et intrigué le visiteur. Présent encore cette année, cet artiste si talentueux et prolifique, bénéficie d'un "espace" dans le musée. Assis, comme au repos après une dure journée, ses coolies aux visages hiératiques semblent opposer à la hâte occidentale, la patience infinie de leur monde ; et ses bonzes coiffés d'étranges chapeaux liserés de blanc en détiennent sûrement la grande sagesse ; tandis que ses femmes aux robes très colorées, portant sur la tête des jarres de terre cuite, répètent une fois encore depuis des millénaires que le travail n'attend pas. Rappellent même peut-être que, dans ces lieux qui furent le théâtre idéalisé de tant de contes de princes couverts d'or et de ranis étincelantes de diamants, la femme hélas, continue trop souvent d'être ravalée au rang d'esclave !
Sans doute JOSEF WITTLICH affectionne t il la "presse du cœur", pour avoir consacré tant de "portraits" ou "photos de famille" aux grands de ce monde, du Shah de Perse au Roi Constantin de Grèce... voire de glorieux militaires entourés d'un aréopage de soldats en train de tirer dans tous les coins ! Portraits souvent ressemblants, d'ailleurs, réalisés plein cadre, pratiquement sans décor sauf parfois quelques barres verticales ou horizontales esquissant rapidement une amorce de plafond ou une embrasure de porte ! Mais portraits guère flatteurs, pris comme à l'instant précis où ses "sujets" auraient oublié la caméra et se seraient laissés aller : où Farah Dibah croise nerveusement les mains ; où l'épouse de Constantin est visiblement en train de "rouspéter", etc. Et puis, tous ses personnages sont outrageusement maquillés, et ressemblent plus à des clowns qu'à des rois ou des princesses ou même, comme aurait dit Boris Vian, à des membres éminents de "l'armée militaire" ! D'ailleurs, les femmes du peuple ne jouissent pas de meilleur traitement ! Et le trait acéré, l'humour corrosif de Josef Wittlich s'exerce à leur encontre avec la même férocité : Câlinent elles leur animal, elles sont incontestablement les mémères à leur chien chien Sont elles plantées sur un trottoir, la tête surmontée d'un chignon énorme comme un chou fleur ; intitulées Femme au corsage blanc minaudant en gros plan, ou Femme à la jupe bleue qui pointe vers elle un doigt prometteur, elles sont péripatéticiennes dans l'exercice du plus vieux métier du monde !...
Une oeuvre très colorée, un trait vif et dévastateur, un humour au vitriol, voilà, dans l'univers de l'Art hors les normes, un artiste revigorant !
Le premier étage, habituellement laissé à la collection permanente, abrite cette année, vu leur grand nombre, une partie des exposants :
VIVIAN ELLIS, découverte aux Etats Unis, a littéralement couvert les murs d'une pièce qu'elle a baptisée la "chambre rouge", de petits tableaux naïfs, très vivants représentant des scènes autobiographiques, vécues autour de la Nouvelle Orléans. Y reviennent très souvent des cortèges de musiciens de jazz ou des chanteurs de negro spirituals, des danses d'Indiens en costumes brodés et larges coiffes emplumées. Et nombre de ses oeuvres représentent un voyage mental dans le "Beau Jardin des Prières" qu'elle paraît particulièrement affectionner et où la vie semble particulièrement douce ! D'ailleurs, lorsque ses personnages s'y trouvent, elle les peint nus, "noirs" ou "blancs", sans discrimination raciale, serrés les uns contre les autres. Tout de même, ce visage aux gros yeux noirs tapi dans les branches d'un arbre, et la multiplicité des yeux qui ont l'air de les observer, n' indiqueraient ils pas que l'artiste n'est pas détachée de l'idée de péché originel !
Il est curieux de constater, alors que la plupart des créateurs d'Art brut conçoivent des oeuvres très figuratives, qu'une grande partie de celles de TOBIAS JESSBERGER sont pratiquement abstraites : grandes plages monochromes côtoyées par d'autres d'une autre couleur, mais qui ne seront jamais complètes : en cours de route, une couleur différente viendra s'y superposer, soit dans la même tonalité mais plus foncée ; soit dans une teinte complémentaire. De sorte que ces ruptures de rythmes se font toujours dans une grande harmonie. Parfois, en filigrane ou au contraire en surimpressions blanches, courent des lignes entrecroisées, comme des silhouettes de maisons dont quelques éléments surgiraient par moments hors du brouillard, pour disparaître l'instant d'après. Et éventuellement, comme l'émergence d'un rêve, serait silhouetté en des blancs incertains, un être réduit à un corps/bâton et deux yeux...
Tout à l'imprégnation de cette création abstraite, le visiteur reçoit donc un choc lorsque d'un seul coup il se trouve face à d'autres oeuvres où "vivent" une pleine salle de "gens" : Sont ils au théâtre ? A l'église ? Au tribunal, vu l'austérité de leur apparence : Tous sont habillés de noir sur fond blanc ou gris, sauf dans un coin où ils baignent dans une lumière rouge dont le contraste avec le reste de l'habitacle est dramatique. Ils sont assis côte à côte, en un demi cercle ; et le centre, totalement circulaire serait semblable à l'une des oeuvres évoquées plus haut, cernée de noir. L'avant plan est constitué de boules délimitant des espaces où il est possible de deviner une croix, des fleurs... Et, verticales, des sortes de planches noires qui seraient des portes empêchant la communication entre tous ces gens assis de l'autre côté, et quiconque (le spectateur)se trouve en face et regarde ? Cette idée de foule siégeant autour d'une sorte de puits coloré est reprise plusieurs fois par le peintre qui ne laisse jamais aucun espace vide, aucune respiration : un monde clos, morne comme une cour de justice un jour de condamnation grave !
Les oeuvres de SAVA SEKULIC sont elles de petites tranches de sa vie ? Dans ce cas, il vit dans une HLM. Et à coup sûr, il ne s'y plaît pas ! Ou alors, il souffre d'agoraphobie et pour se rassurer, peint sans âme qui vive ces tours gigantesques ! Car, si les étages et les fenêtres en sont innombrables, personne ne semble les habiter ! Les immeubles rectilignes, aux immenses balcons en surplomb des rues vides et ombreuses semblent appartenir à un film de science fiction au lendemain d'un conflit atomique ! Personne dans les coursives qui relient les toits plats, rien, pas même un oiseau ni une fleur !
Pourtant, de la vie, l'artiste a essayé d'en mettre dans d'autres oeuvres, représentant des scènes pastorales. Mais là encore, l'impression qui se dégage est celle de l'absolue immobilité du paysan couché dans son champ, du cavalier sur son cheval, de la vache dont le pré semble cousu aux champs avoisinants. D'ailleurs, qui est il, ce cavalier ? Car si sa tête rhombiforme tournée vers le visiteur, semble normalement constituée, les bras ont l'air en fait d'être les prolongements des cheveux, et son corps disparaît dans celui de l'animal ! Il en va de même pour les personnages des autres oeuvres, enchevêtrés sans espoir de retrouver ce qui appartient à l'un ou à l'autre ! Même lorsqu'ils ne sont que deux centaures apparemment, leur interdépendance est inextricable !
Et leur tristesse est infinie, infinie !
Sans doute influencé par les icones orthodoxes, mais aussi apparemment par des épisodes de la religion catholique, SIEBE WIERNER GLASTRA semble finalement avoir créé sa Bible très personnelle. Sur fond lointain d'iconostase ou de jubé, sur arrière plan de désert rocailleux où prêche quelque messie, il met en scène Marie Madeleine, ou Nabuchodonosor, etc. Pécheresse ou roi, ils sont très grands ; la femme a la tête couverte d'une longue étole ; Nabuchodonosor, armé d'une épée, trône sous un dais ; le Roi Salomon rend son jugement à l'abri d'une tente.... Toutes ces scènes sont peintes ou dessinées dans des couleurs foncées à base de rouges sombres mêlés de violets sourds ; mais la façon dont l'artiste réalise les détails, vraisemblablement à tout petits traits du crayon, leur donne une texture feutrée, fond chaque bord avec les éléments avoisinants, crée une sorte de continuité entre les personnages et les éléments du décor.
Cette oeuvre est source de grande perplexité, car il est impossible de déterminer si les protagonistes y sont calmes ou "absents", sereins ou introvertis. Quant à la surprise générée par cette oeuvre, et le mysticisme dont elle est imprégnée, eux, c'est certain, ne suscitent aucun doute!
Des années où il travailla comme journalier à Rotterdam, JACO KRANENDONK a conservé la vision obsessionnelle de cette ville : c'est donc à elle qu'il se consacre exclusivement dans ses nombreux dessins en noir et blanc et ses peintures où seules quelques couleurs de bleus et rouges éteints, de bleus et gris en rendent l'atmosphère brumeuse : ainsi passe t il des vues panoramiques de durs îlots de pierre, de ses monuments et ses canaux, de ses bateaux mouches chargés de voyageurs naviguant sur le Canal Central, à de minuscules coins d'un bassin du port, à de gros steamers à quai lançant leur fumée vers le ciel plombé, ou aux vieilles maisons moyenâgeuses se reflétant dans l'eau....
Comme Honfleur fut célébrée par Eugène Boudin, comme les ruines pendant deux siècles, reflétèrent des générations de Robert, contre vents et marées, la ville de Rotterdam a trouvé là son peintre attentif et fidèle !
Avec leurs visages triangulaires, aux gros yeux rieurs et leurs bouches aux petites dents semblables à des perles, fendues en un large sourire ; avec leurs fronts bas couverts d'une houppette de cheveux raides, les personnages toujours placés de face, afin de bavarder à l'aise avec le spectateur, d'ANSELME BOIX VIVES, sont bien là, ainsi que ses oiseaux au corps couvert d'infimes perles semblables à des broderies ; entourés comme sur les tapisseries du Moyen âge, d'une profusion de fleurs, et de plantes luxuriantes...
En sept courtes années interrompues par la mort, cet artiste réalisa une oeuvre remarquable, volubile, colorée, faite de centaines de dessins, peintures, gouaches et écrits. Il était un être qui avait su spontanément trouver, lui totalement autodidacte et presque illettré, une unité de style à l'image de sa propre vie, et une telle personnalité qu'entre mille, elle est reconnaissable !
Cette année encore, mais plus modestement qu'en 1998 où le musée lui avait consacré une fabuleuse exposition et un livre magnifique, WILLEM VAN GENK est présent sur les cimaises.
Van Genk et son monde obsessionnel de gares, d'aéroports et de places ; son monde de caténaires et de fils télégraphiques entremêlés comme ceux d'une monstrueuse toile d'araignée accrochée au ciel ; ses autobus plus vrais que nature, prêts à vrombir au long des rues labyrinthiques de ses villes aux toitures couvertes d'inscriptions publicitaires.
Van Genk pour qui l'acte de peindre et de dessiner est le seul moyen qu'il ait trouvé pour conjurer la menace omniprésente dans sa tête, et qui à chaque instant le crucifie !
Van Genk, enfin, rattrapé par la maladie, quasi empêché désormais, de réaliser les plans de ses voyages interplanétaires ; et qui ne fera sans doute jamais plus tintinnabuler les clochettes de ses trolleybus, à travers les immenses cités de ses fantasmagories !
De la feuille de papier sur laquelle est dessinée avec une grande finesse, une fleur semblant promise à un herbier ; de la feuille "collée" offrant au regard chaque nervure, de la principale aux plus infimes à observer à la loupe, sur laquelle est attaché un papillon réalisé avec une précision d'entomologiste ; du petit coin de marais où des roseaux méticuleusement exécutés se balancent au vent, chacun de ces éléments étant accompagné d'un texte partie intégrante du tableau BERTUS JONKERS allie le goût du scientifique au talent du dessinateur !
Aussi, lorsqu'il installe de minuscules hameaux avec leurs maisons groupées au pied de l'église, leurs ruelles étroites, leurs toits peints de différentes couleurs ; ou qu'il installe ses échafaudages pour présider à la construction d'un "monument" de plusieurs étages, n'est il guère surprenant d'y trouver la même minutie, la même régularité quasi fébrile, depuis les entassements de pierres soigneusement étiquetés, jusqu'aux fresques peintes sur les murs, etc.
Tout se passe, dans le monde de ce créateur, comme s'il était obsédé par un besoin de rigueur absolue ; comme si seul un ordre absolument strict pouvait le satisfaire ! Et il est évident qu'il ne peut s'agir que d'un monde minéral ou végétal, d'où est exclue la vie !
Cette manifestation, comme chaque exposition automnale (les autres étant généralement des expositions individuelles plus modestes) du Musée de Stadshof est donc une belle et énorme pierre blanche jalonnant l'itinéraire de ce désormais haut lieu de la culture singulière. Ou, pour reprendre la dénomination usitée aux Pays Bas comme dans les pays anglo-saxons, de l' "Outsider Art" !
Jeanine RIVAIS
(1) VOIR AUSSI : ENTRETIEN D'ANS VAN BERKUM AVEC JEANINE RIVAIS DANS LE N° 59 DE JANVIER 1997 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. ET DANS LE N° 21 DE MARS 1997 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL. Et RUBRIQUE MUSEES ET COLLECTIONS :